Quand mariage rime avec photographie japonaise
par Charlène Veillon
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Au Japon comme ailleurs dans le monde, on se marie ! Et comme ailleurs dans le monde, on immortalise ce grand moment de la vie d’un couple par une séance photo. Mais le sens profond du mariage traditionnel japonais se heurte parfois avec notre vie moderne, inspirant à des photographes – notamment des femmes – une mise en scène sous forme d’autoportraits en mariées. Kimiko Yoshida ou encore Tomoko Sawada ont chacune réalisé plusieurs séries photographiques entièrement dédiées au thème de la mariée japonaise. Entre parodie, dénonciation des stéréotypes et geste de rébellion, voyons comment ces images nous questionnent sur le « mariage à la japonaise ».
Avec la série omiai débutée en 2001 et constituée de 30 autoportraits couleurs, la photographe Tomoko Sawada a mis en lumière un type photographique bien particulier, celui du portrait de rencontre prénuptiale.
Dans cette série, Tomoko Sawada se transforme donc en 30 jeunes filles différentes. Cette photographe « aux 1000 visages » est une adepte de l’autoportrait. Elle utilise la mise en scène photographique et sa propre personne pour explorer des questions identitaires et sociétales. Dans toutes ses séries, elle incarne divers personnages féminins pour en faire ressortir les stéréotypes : la mariée, la lycéenne, la sweet lolita, ou encore la jeune fille à marier. Elle interroge également les pratiques photographiques de notre société, comme les photos de classe, de CV et de mariage.
Le type spécifique de portrait photographique présenté dans cette série est lié à la pratique de l’omiai, le « rendez-vous arrangé » en vue d’un mariage entre deux personnes qui ne se connaissent pas. L’omiai serait né avec l’avènement des grandes familles guerrières nippones, qui auraient étendu leurs alliances politiques par des mariages arrangés entre leurs progénitures. Rien de nouveau sous les tropiques ! Mais c’est à partir de l’époque Edo, au XVIe siècle, que ce type de mariage est véritablement entré dans les mœurs, d’abord dans les familles de samouraïs, puis chez toute la population. Avec la modernisation du pays à partir de la toute fin du XIXe siècle, les mariages d’amour ont pris le dessus, même si jusqu’en 1930, les mariages arrangés représentaient toujours plus de 60% des unions.
On estime qu’aujourd’hui, 6% des mariages japonais se font encore par omiai. Dans cette version moderne, les prétendants peuvent refuser une union qui ne leur conviendrait pas. C’est aussi devenu une démarche volontaire. « Volontaire » étant toutefois à prendre avec des pincettes, car la société japonaise met une pression énorme sur les jeunes gens de plus de 30 ans non mariés. Il est encore très mal vu de se mettre en ménage, avec enfants, sans être mariés. Les femmes sont particulièrement visées par ces pressions, car on les considère un peu comme « périmées » après 30 ans ! Quant aux hommes, ils peuvent subir une discrimination à l’embauche, puisque l’on estime un chargé de famille plus docile face à la pression qu’un électron libre. Rien de romantique dans ce genre de considération.
Dans la série Omiai, à l’aide de perruques, de maquillage, de costumes, Tomoko Sawada imite les très sérieuses photos réalisées par les familles dans le but d’un omiai : il s’agit après tout de vendre sa progéniture sur photo ! Bien que ces clichés soient de mise tant du côté féminin que masculin, les codes de postures et de vêtements sont plus stricts pour les jeunes filles. Ces portraits s’échangent ensuite entre les parties, par l’intermédiaire des familles ou d’une tierce personne nommée nakôdo (sorte de marieur professionnel), qui veulent voir les jeunes gens faire un bon mariage.
Tomoko Sawada copie la gestuelle et les attitudes de la jeune fille à marier qui doit se présenter sous son meilleur jour, à la fois en vêtements classiques (tailleur ou robe par exemple) et en magnifiques et coûteux furisode (le kimono à longues manches réservé aux femmes célibataires), dans une attitude toute réservée, les pieds joints, le plus souvent les mains croisées, le visage sérieux, les yeux fixés sur l’objectif. Pas de décor superflu, pas de paysage bucolique, pas de sourire aguicheur ni de minauderie, on ne rigole pas avec le portrait de rencontre prénuptiale ! Au point que par la répétition de ces jeunes filles à la fois différentes et identiques dans ses portraits d’omiai, Tomoko Sawada nous fait prendre conscience de l’artificialité de ces représentations sociales de soi. Malgré les perruques et artifices, en photographiant à chaque fois sa propre figure, Tomoko Sawada démontre l’interchangeabilité de ces jeunes filles soumises à « un jeu de rôle » social, celui de l’enfant à caser !
Parmi les premières séries de la photographe Kimiko Yoshida se trouve celle iconique intitulée Les Mariées célibataires. Autoportraits, débutée en 2001, constituée de plus de 170 clichés couleurs réalisés jusqu’en 2009.
D’emblée, avec cette série, se met en place le protocole conceptuel et formel qui définit l’œuvre de Kimiko Yoshida. Ce protocole est marqué du sceau du minimalisme : toujours un même sujet - l’artiste est son propre modèle - ; un même cadrage - sur le visage ou le buste de face et centré - ; un même format - des tirages de forme carrée - ; une même dimension - des carrés de 120 centimètres de côté pour cette série – ; une même couleur, quasi monochrome, unissant l’arrière-plan et la figure nue ou parée (maquillage, perruque, vêtement) ; un même éclairage indirect - une lumière neutre fixe de deux ampoules au tungstène de 500 watts ; une même prise de vue au moyen d’un Hasselblad, format 6 x 6 cm sur film diapositive ; les mêmes tirages Lambda sur papier Kodak Endura satiné, montés sur aluminium et sous plexiglas.
Dans la série Les Mariées célibataires. Autoportraits, le titre se divise toujours en trois temps : par exemple, avec La Mariée veuve. Autoportrait (de 2001, le tout premier autoportrait de la série), le terme «Mariée» présente la fiction car ce n’est pas une photo de mariage ; le second terme (ici «veuve», mais ce peut être également le nom d’une ethnie, d’un personnage célèbre ou d’un tableau) représente l’intervalle entre la vérité et le mensonge : il est une vérité de départ, une référence, une allusion, mais la «mariée» n’est pas réellement «veuve» ; enfin, le dernier terme, «autoportrait», le plus essentiel selon l’artiste, établit la seule réalité dans l’œuvre foncièrement fictionnelle de Kimiko Yoshida, tout en introduisant aux fonctions de transformation, d’altérité et d’hybridation. Cette figure qui peut être à la fois «mariée», «célibataire» et «veuve» est un paradoxe imagé constant, où se croisent la hantise personnelle de l’artiste à l’égard du mariage et sa liberté à endosser des identifications multiples.
«Hantise du mariage» n’est pas une vaine expression dans le cas de Kimiko Yoshida. Cette série trouve en effet son origine dans un traumatisme subi par l’artiste dans son enfance. A l’âge de 7 ans, Kimiko Yoshida apprend de la bouche même de sa mère qu’elle est le fruit d’un mariage traditionnel très particulier, puisque son grand-père maternel a adopté son père afin qu’il porte le nom prestigieux de Yoshida avant de le marier à sa fille ; les deux jeunes gens se rencontrant pour la première fois de leur vie le jour même de leur mariage. Il ne s’agissait donc pas d’un omiai kekkon (mariage arrangé) comme il se pratique encore parfois aujourd’hui, car il n’y a eu ni rencontre préalable, ni possibilité de refus. Il s’agissait d’un mariage forcé (kyôsei kekkon), et plus précisément d’un mukoyôshi kekkon, soit littéralement «mariage par adoption du gendre», qui fut courant dans le passé (et totalement légal) dans les familles importantes.
Ces nouvelles ont horrifié la jeune Kimiko Yoshida qui a alors choisi de refuser tout mariage, considérant ce dernier comme un événement funeste. Elle fuit le Japon en 1995 pour échapper à son tour à un mariage arrangé par sa famille. Elle arrive en France et commence au début des années 2000 sa série d’autoportraits en «mariées célibataires», aussi nommée «mariées intangibles» ou encore «Divine comédie». Ce n’est donc pas un hasard si ses autoportraits en mariées sont des images de la solitude, des figures toujours spécifiquement «célibataires», rejetant toute représentation masculine : en d’autres termes, des photographies de mariage virtuel où elle n’épouse jamais que son propre reflet. Tel un exorcisme, Kimiko Yoshida rejoue inlassablement le rôle de la mariée intangible - intouchable -, celle que l’on regarde mais que l’on ne peut posséder…
Le thème de la mariée est aussi l’occasion d’une hybridation - un mariage en somme - de références franco-japonaises, ses deux cultures, originelle et d’adoption. Dissimulée sous des costumes, des masques ou encore des bijoux de toutes origines, la photographe incarne tour à tour différents personnages. Toutefois, Kimiko Yoshida n’est pas une artiste du pastiche. Par exemple, dans La Mariée cerisier en fleurs de 2006, elle ne parodie pas une Japonaise posant sous un cerisier. En effet, ce n’est pas une coiffe traditionnelle de mariée que porte Kimiko Yoshida, mais une perruque rose achetée dans un magasin de farces et attrapes. De même, le kimono est faux. L’artiste a utilisé un morceau d’étoffe rose qu’elle a drapé autour de sa poitrine de façon à ressembler - pour un regard occidental - à un kimono. Enfin, si le maquillage opaque recouvrant son visage et ses épaules rappelle bien la technique de l’oshiroi - le maquillage blanc traditionnel des geishas -, il n’a pour fonction que de fondre sa figure dans la couleur rose dominante de la photographie. Kimiko Yoshida interroge en réalité la vision souvent fantasmée, pour ne pas dire stéréotypée, que les Français ont du Japon.
De nos jours, se marier au Japon n’est pas très différent des formalités à accomplir en France. On se rend à la mairie du lieu où l’on va célébrer l’union, et on remplit un formulaire de déclaration de mariage. Comme en France, on peut faire uniquement un mariage civil ou le compléter avec une cérémonie religieuse. Traditionnellement, les mariages étaient célébrés dans les sanctuaires shintô pour la purification des époux, le rituel des coupes de saké, l’échange des vœux, les promesses mutuelles entre les familles et l’offrande aux divinités. Lors de cette journée, l’époux porte un costume traditionnel constitué d’un pantalon large hakama et d’une veste haori de couleur sombre. La mariée, elle, est vêtue d’un kimono à manche longue entièrement blanc appelé shiromuku, et d’un sur-kimono blanc nommé uchikake. Elle est très reconnaissable à sa coiffe blanche qui peut soit prendre la forme d’une coquille imposante (wataboshi) ou d’un bandeau (tsunokakushi). C’est après la Seconde Guerre mondiale que débute la mode du mariage « à l’occidentale », en robe blanche et smocking.
Côté photographie, il est tendance de nos jours d’immortaliser son mariage à la fois en costume traditionnel japonais et en vêtements nuptiaux « occidentaux ». Cette double tenue, louée à grands frais pour l’occasion, n’est pas pour tous les budgets, mais elle symbolise le véritable business du mariage au Japon.
En 2007, Tomoko Sawada initie une série intitulée Bride, soit « mariée ». Dans ces autoportraits, l’artiste se grime en mariées japonaises, posant à la fois en tenue traditionnelle et en robe blanche. Cadrés en buste, de face, ces clichés couleurs montrent l’artiste vêtue de blanc devant un fond monochrome exclusivement rouge, couleur de bon augure en Asie parfois également présente sur le manteau de la mariée traditionnelle. Cette série est composée de 30 portraits, présentés tous ensemble ou en duo, avec toujours à gauche, la mariée « shintô » et à droite, la mariée « occidentale ». La mariée shintô porte à chaque fois le même kimono blanc et la même coiffe wataboshi ; la mariée occidentale est toujours vêtue de la même robe blanche sans manche, au col en dentelle, assortie d’un voile transparent sur la tête. Seules les coiffures des mariées occidentales changent de photo en photo, les cheveux de la mariée traditionnelle étant, eux, dissimulés par la coiffe. Les variations entre chaque duo de clichés sont donc infimes, au point que l’on ne peut distinguer les différences qu’en ayant sous les yeux tous les tirages.
La photographe Tomoko Sawada traite ici encore de l’uniformisation des femmes à l’intérieur de la pratique sociale qu’est le mariage. Dans une médiation faisant dialoguer tradition et mode, Est et Ouest, elle souligne la fragilité des individualités à l’intérieur même de ces divisions. En ne changeant pas d’un iota les apparences des mariées shintô, elle met aussi le doigt sur la lourde signification de cette tenue traditionnelle qui « tue » symboliquement la jeune fille pour la faire renaître dans sa belle-famille (par l’usage du kimono blanc, également réservé aux morts). Tenue qui dissimule aussi toute individualité du visage de la mariée par des coiffes imposantes, dont la signification littérale est « cache-cornes » (tsunokakushi). Autrement dit un accessoire pour dissimuler les cornes démoniaques de la femme, une créature obligatoirement jalouse et égoïste, qui devra s’amender par le mariage pour devenir une épouse douce et obéissante. Tout un programme !
Mais la photographie de mariage japonais peut aussi être fun, à l’image du couple Bear & Rabbit qui égaie Instagram de ses images très officielles en mariés masqués en ours (pour monsieur) et lapin (pour madame) blancs. Il s’agit d’une série débutée en 2018 par le photographe du couple (Tsukao), partant du constat paradoxal que lors de ses missions, ses clients lui demandaient de ne pas photographier les visages des gens pour des raisons de vie privée, alors que les selfies explosaient sur les réseaux sociaux. Cette contradiction dans l’usage de la photographie a amené le couple à immortaliser leur mariage, puis leur voyage de noce, puis leur vie de couple, sous la forme de portraits modernes tout à fait sérieux, sauf pour leurs visages masqués.
Une façon de dissimuler des traits bien plus sympathique et égalitaire que le « cache-cornes » de la mariée traditionnelle japonaise !
Charlène Veillon
Historienne de l’art. Docteure en photographie japonaise contemporaine
https://www.instagram.com/bear_n_rabbit/
https://tsukao.net/2018/10/18/bear-rabbit-wedding/
https://www.sugoi.photo/arret-sur-image/autoportrait-tomoko-sawada/
https://www.sugoi.photo/bain-darret/kimiko-yoshida/
https://www.nippon.com/fr/japan-topics/g00783/
https://www.journaldujapon.com/2018/11/08/omiai-mariage-commun-accord/
Légendes
ill.1 – La Mariée cerisier en fleurs. Autoportrait, 2006 de Kimiko Yoshida ©Kimiko Yoshida
ill.2 – Les mariées célibataires de Kimiko Yoshida : La Mariée veuve. Autoportrait, 2001 ©Kimiko Yoshida
ill.3 – Omiai (30 works), 2006 © Tomoko Sawada
Ill.4 – Thirty Works: Bride, 2008 © Tomoko Sawada
Ill.5 – Bear & Rabbit wedding, 2018, © TSUKAO (Instagram – bear_n_rabbit)