Portrait de famille. Photographie japonaise contemporaine et cercle familial
par CharlĂšne Veillon
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Lâart du portrait remonte Ă une trĂšs lointaine tradition, en ExtrĂȘme-Orient comme en Occident. Certains spĂ©cialistes datent la premiĂšre Ă©bauche de silhouette humaine au Japon Ă prĂšs de 20 000 ans, puis les premiĂšres reprĂ©sentations anthropomorphes en terre cuite vers lâĂąge du bronze. Ensuite, câest le bouddhisme qui, vers les VIIe-VIIIe siĂšcles, suscite les premiers portraits dignes de ce nom. Puis, vers le XIIe siĂšcle avec la domination de la classe guerriĂšre, la reprĂ©sentation du visage humain se laĂŻcise, puis se dĂ©mocratise peu Ă peu. Ladiffusion des estampes ukiyoe, Ă partir des XVIIe-XVIIIesiĂšcles, favorisa Ă©galement le dĂ©veloppement du genre du portrait, de courtisanes ou encore dâacteurs de Kabuki par exemple. Mais ce nâest quâavec lâouverture progressive des frontiĂšres du pays Ă partir de la seconde moitiĂ© du XIXe siĂšcle que le portrait nippon se dĂ©veloppa, notamment grĂące Ă lâintroduction de la technique photographique. TrĂšs rapidement, les studios photo japonais prolifĂ©rĂšrent, calquĂ©s sur ceux occidentaux, et le genre du portrait de famille prit son autonomie.
Comme en Occident, pour un portrait de famille, on pose devant lâobjectif dans ses plus beaux atours, les parents souvent assis, entourĂ©s de leurs enfants. La famille impĂ©riale nippone ne dĂ©roge pas au rituel du portrait de famille. Chaque 1er janvier de chaque annĂ©e depuis le siĂšcle dernier, une nouvelle photographie officielle de la famille impĂ©riale est dĂ©voilĂ©e.
Toutefois, de nos jours, au Japon comme en Occident, les studios photo professionnels ne font plus recettes grĂące au portrait de famille. Si les familles fortunĂ©es restent attachĂ©es aux studios pour les portraits dâoccasions particuliĂšres comme les photographies dâomiai (clichĂ©s des enfants cĂ©libataires que les familles diffusent dans leur rĂ©seau en vue dâun mariage arrangĂ©), la dĂ©mocratisation des appareils photo argentiques puis numĂ©riques personnels a changĂ© la donne. Nombre de personnes font aujourdâhui leurs propres clichĂ©s intimes, devenant ainsi les gardiennes des souvenirs familiaux. Mais quâen est-il dans la sphĂšre artistique ? Quelle est la place du portrait de famille dans la pratique contemporaine ?…
Légendes
ill.1 – La MariĂ©e cerisier en fleurs. Autoportrait, 2006 de Kimiko Yoshida  ©Kimiko Yoshida
ill.2 – Les mariĂ©es cĂ©libataires de Kimiko Yoshida : La MariĂ©e veuve. Autoportrait, 2001  ©Kimiko Yoshida
ill.3 – Omiai (30 works), 2006 © Tomoko Sawada
Ill.4 – Thirty Works: Bride, 2008  © Tomoko Sawada
Ill.5 – Bear & Rabbit wedding, 2018,  © TSUKAO (Instagram – bear_n_rabbit)
PhĂ©nomĂšne cinĂ©matographique français de ce dĂ©but dâannĂ©e 2023, le long mĂ©trage La famille Asada, rĂ©alisĂ© par RyĂŽtaNakano, est sorti au Japon en 2020. VĂ©ritable ode Ă la famille, ce film sâinspire de la vie et de lâĆuvre du photographe japonais Masashi Asada (æ” ç°æżćż), nĂ© en 1979, laurĂ©at du prestigieux Kimura Ihei Photography Award en 2009.
Masashi Asada a photographiĂ© sa famille â pĂšre, mĂšre, grand-frĂšre et lui-mĂȘme â durant 7 annĂ©es, avant de publier le rĂ©sultat en 2012 dans un album intitulĂ© Asada-ke, « la famille Asada », paru chez Akaaka-sha. Dans cet ouvrage, lâartiste explique le but « commĂ©moratif » de son travail. Il sâagit dâenregistrer le bonheur familial nĂ© de la rĂ©union des membres de cette famille autour de la mise en scĂšne des clichĂ©s orchestrĂ©s par Masashi Asada, Ă lâopposĂ© de la rĂ©alisation de photos non rĂ©flĂ©chies et automatiques, que lâon fait quelque peu machinalement lors des rĂ©unions de famille ordinaires. En dâautres termes, dans Asada-ke, câest la photo qui rĂ©unit la famille, et non la rĂ©union qui sert de prĂ©texte Ă la photo.
Mais le portrait de famille chez les Asada nâest pas tout Ă fait ordinaire. Les photographies couleurs montrent les 4 membres de la famille dans des situations imaginaires, relevant plus du jeu de rĂŽle ou du cosplay que de la digne photo des parents posant assis parmi leur progĂ©niture. Au lieu de capturer des instants volĂ©s Ă la rĂ©alitĂ©, le photographe sâest mis en tĂȘte dâimmortaliser des souvenirs de moments qui nâont pas existĂ©s. Mais pas nâimporte quels moments : il sâagit des rĂȘves non rĂ©alisĂ©s de ses proches. Ainsi, aprĂšs avoir interrogĂ© son pĂšre sur ce quâil aurait aimĂ© ĂȘtre dans sa jeunesse, il apprend quâil rĂȘvait dâĂȘtre pompier ; sa mĂšre, elle, aurait adorĂ© ĂȘtre la femme dâun yakuza ; et son frĂšre, pilote de formule 1.Masashi Asada dĂ©cide alors de mettre en scĂšne leurs fantasmes, et bien dâautres saynĂštes loufoques encore (rock stars, politiciens en campagne, tenanciers dâun restaurant, animateurs de parc dâattraction, infirmiĂšre et patients, etc.), en impliquant toute la famille Ă chaque fois. Reconnaissable Ă ses bras tatouĂ©s, Masashi Asada est toujours prĂ©sent Ă lâimage, grĂące Ă une prise de vue avec retardateur. Il ne sâagit donc pas de photographies des siens pris sur le vif, mais bien de portraits de toute la famille, longuement composĂ©s Ă lâavance, crĂ©ant de nouveaux souvenirs familiaux Ă partir de rĂȘves avortĂ©s.
En 2010, lâartiste avait dĂ©jĂ sorti New Life, Asadake familyphoto album, un ouvrage Ă©ditĂ© pour rĂ©ellement ressembler Ă un album photo de famille traditionnel. Y sont mĂ©langĂ©s des mises en scĂšne de sa famille Ă la façon de Asada-ke, mais aussi des instantanĂ©s plus spontanĂ©s, notamment du mariage de son frĂšre ou de la naissance de son propre fils. A la fin de lâouvrage, on dĂ©couvre le numĂ©ro de portable personnel de Masashi Asada, invitant ses lecteurs Ă le contacter sâils souhaitent un portrait de famille. Câest exactement ce que fera lâartiste par la suite : sâinviter chez dâautres familles pour en tirer des portraits familiaux bien rĂ©els, mais toujours avec la mĂȘme mascarade mise en scĂšne.
Le film de 2020 sâinspire du livre Asada-ke et reproduit mĂȘme diverses photographies. Ce long-mĂ©trage est aussi un bel hommage Ă la photographie argentique en gĂ©nĂ©ral, notamment dans la « seconde partie » du film, plus dramatique, qui traite des suites du tsunami de 2011 qui a touchĂ© les cĂŽtes du Tohoku. Le travail commĂ©moratif familial se transforme alors en une lutte pour la sauvegarde des souvenirs sur papier de toutes les familles sinistrĂ©es.
En effet, en 2011, Masashi Asada est allĂ© prĂȘter main fortedans la zone sinistrĂ©e afin de participer au sauvetage, Ă la collecte et Ă la restitution des photos de famille retrouvĂ©es dans les dĂ©combres des maisons. Ce travail, qui a donnĂ© lieu Ă lâouvrage Album no chikara, a Ă©galement nourri la rĂ©flexion dâAsada sur lâimportance de la photographie pour la sauvegarde de la mĂ©moire et le rĂŽle Ă©minemment consolateur des souvenirs sur papier glacĂ© lors des catastrophes humaines.
- HEIN Jean-Claude, Le portrait japonais du VIIIe au XVIe siĂšcle. Ătudes des reprĂ©sentations artistiques et des sources historiques, thĂšse de 3e cycle en histoire de lâart, sous la direction de Flora Blanchon, universitĂ© Paris-Sorbonne, 2009.
- BERTHIER (François), Masques et portraits â arts du Japon, Aurillac, Publications Orientalistes de France, 2007.
- CAVALIERO (Sophie) (dir.), Révélations. Photographie japonaise contemporaine, Poitiers, Le Lézard noir, 2013.
- Site Internet de Masashi Asada : https://asadamasashi.com/
- https://www.hanabi.community/asadake-les-portraits-de-famille-de-masashi-asada/
- https://www.shashasha.co/en/book/the-yamamotos
- https://i-d.vice.com/en/article/5d3xqq/masaki-yamamoto-photography
- Site Internet de Masayo ItĂŽÂ : https://www.masayoito.com/project
- Site Internet de Hajime Kimura : https://www.hajimekimura.net/
NĂ© en 1989 au Japon, Masaki Yamamoto (ć±±æŹé çŽ) sort diplĂŽmĂ© en 2012 du Japan Institute of Photography and FilmdâOsaka. AprĂšs avoir envisagĂ© de devenir photographe de guerre, il prend conscience de sa volontĂ© de pratiquer une photo diffĂ©rente, sur des sujets loin du « mainstream ». Il choisit alors de se concentrer exclusivement sur sa famille, atypique aux yeux de beaucoup. De 2014 Ă 2017, MasakiYamamoto documente minutieusement la vie quotidienne des siens â pĂšre, mĂšre, deux sĆurs et deux frĂšres â, dans des portraits intimes rĂ©alisĂ©s lors de toutes sortes dâactivitĂ©s au sein du foyer : bain, jeux vidĂ©o, sieste, coupe de cheveux, partage dâun repas de nouilles pour le Nouvel An...
En 2017, il publie Guts, son premier livre, paru chez Zen FotoGallery. Guts, exclusivement constituĂ© de clichĂ©s en noir et blanc, prĂ©sente lâun des portraits familiaux les plus audacieux de la photographie japonaise. Sans concession, ancrĂ©s dans la rĂ©alitĂ©, Ă la fois intransigeants et touchants, les portraits de Masaki Yamamoto des membres de sa famille prennent place dans leur minuscule appartement de Kobe constituĂ© dâune unique piĂšce. Lâouvrage Guts â « tripes » en français â tire son nom du lien quasi organique tissĂ© entre les membres de cette famille partageant pendant 18 ans les quelques mĂštres carrĂ©s du foyer. Guts, câest aussi une Ă©vocation de la vie dure de cette famille qui a connu la rue, vivant un moment Ă 6 dans une voiture, et le placement temporaire en institution des enfants jusquâĂ ce que les parents trouvent ce petit appartement.
PhotographiĂ©s Ă©voluant parmi une accumulation dâobjets et dedĂ©chets jonchant le sol, dans une promiscuitĂ© intense, les portraits de la famille Yamamoto montrent une intimitĂ© familiale crue et rare, mais aussi un lien dâaffection fort entre ses membres.
Au printemps 2017, la famille Yamamoto a enfin pudĂ©mĂ©nager dans une petite maison, proche de leur ancien appartement. Masaki Yamamoto a continuĂ© Ă documenter la rĂ©alitĂ© de son quotidien Ă travers des portraits de sa famille dans ce nouvel environnement, plus grand, permettant pour la premiĂšre fois Ă chacun dâavoir une piĂšce Ă soi. Toutefois, lâintimitĂ© crue de cette famille reste le point central du travail de Masaki Yamamoto. Ces nouveaux clichĂ©s viennent de donner lieu, en 2023, Ă une seconde publication intitulĂ©e The Yamamotos, toujours Ă©ditĂ©e par Zen Foto gallery.
Masashi Asada et Masaki Yamamoto font des portraits de famille trĂšs diffĂ©rents, mais ils ont tous les deux leur matiĂšre â la famille ! â Ă portĂ©e dâobjectif. Or peut-on encore crĂ©er des portraits de famille quand celle-ci a disparu ? Câest un thĂšme traitĂ© par diffĂ©rents photographes japonais. Chacun Ă leur maniĂšre, ils redonnent une place au cher disparu dans les albums de famille.
Ainsi, par exemple, on peut penser Ă Masayo ItĂŽ (äŒè€æäž), diplĂŽmĂ©e de lâUniversitĂ© dâart de Musashino, Ă Tokyo. Elle se spĂ©cialise dans la photographie de portraits de famille durant ses Ă©tudes, et publie en 2013 chez Tosei-sha un premier ouvrage, Standard Temperature, regroupant des portraits de familles rencontrĂ©es entre 1979 et 1981 au hasard dans Tokyo, lâartiste sâinvitant chez elles, sans les connaĂźtre, et photographiant les membres des familles dans leur vĂ©ritable quotidien. De 2006 Ă 2010, elle poursuit son projet avec Theory of Happiness, qui regroupe des photos de jeunes couples rencontrĂ©s dans les rues de la mĂ©tropole.
Câest avec sa derniĂšre sĂ©rie, A Map of Memories, que MasayoItĂŽ va coupler son travail sur les portraits de famille avec la notion japonaise de itsukushimu â que lâon peut traduire par « chĂ©rir » et « aimer », sous-entendu jusquâĂ ce que la mort nous sĂ©pare. Dans le cadre du culte aux ancĂȘtres ou encore de fĂȘtes bouddhiques comme Obon (la fĂȘte des morts), les Japonais se rendent dans les cimetiĂšres pour entretenir la stĂšle des disparus, y faire des offrandes, et il nâest pas rare de rencontrer des gens pique-niquant Ă cĂŽtĂ© du caveau familial, prolongeant ainsi le lien avec la personne dĂ©cĂ©dĂ©e. Câest ce portrait de famille multi-gĂ©nĂ©rationnel « au complet » avec les disparus, par-delĂ de la mort, dans le cimetiĂšre, quâimmortalise Masayo ItĂŽ.
Ce travail de mĂ©moire et du souvenir autour de la famille est aussi extrĂȘmement important dans la pratique de HajimeKimura (âæšæè), nĂ© en 1982, qui a dĂ©butĂ© sa carriĂšre de photographe en 2006, aprĂšs des Ă©tudes en architecture et en anthropologie. Mais lĂ oĂč Masayo ItĂŽ crĂ©e des souvenirs de famille autour et pour les vivants, Hajime Kimura, lui, est dans une quĂȘte de ses propres souvenirs disparus de son pĂšre dĂ©cĂ©dĂ©.
A partir de 2015, Hajime Kimura va enchaĂźner les publications de ses sĂ©ries dĂ©diĂ©es non pas exactement Ă la recherche de son pĂšre, mais plutĂŽt Ă la recherche de ses propres souvenirs surson pĂšre. Souvenirs que lâartiste a perdus, oubliĂ©s, sans pouvoir rĂ©ellement se lâexpliquer.
En 2015, il auto-publie In search of lost memories. Il y Ă©voque la mort de sa mĂšre lorsquâil avait 16 ans, puis celle de son pĂšre Ă ses 29 ans. En rangeant la maison familiale peu aprĂšs la mort de son pĂšre, Hajime Kimura met la main sur lâalbum de famille. Il regarde ces photos et se rend compte quâil nâa presque aucun souvenir de ces Ă©vĂ©nements, des lieux, des occasions. Ses rares souvenirs Ă lui ne correspondent pas aux photos quâil a peut-ĂȘtre pourtant pris pour certaines. Elles sont comme une imitation de sa mĂ©moire⊠Cet Ă©cart entre la rĂ©alitĂ© et ses souvenirs va servir de dĂ©clencheur Ă toute la rĂ©flexion de lâartiste sur la nature du souvenir familial et la quĂȘte de lâimage du pĂšre. Afin de se rapprocher de ce pĂšre avec qui il ne sâentendait pas bien, et quâil considĂšre avec beaucoup de distance, il va alors entamer un voyage initiatique mĂ©moriel littĂ©ralement dans les pas du pĂšre.
Câest ainsi quâest sorti en 2019, chez Ceiba editions, lâouvrage Snowflakes Dog Man, regroupant des photographies en noir et blanc dâune ballade quâil avait fait avec le chien de son pĂšre un jour de neige. Se laissant guider par le chien, le photographe reproduisait ainsi les multiples promenades entre lâanimal et son pĂšre, marchant dans les pas du disparu.
Avec Path in Between (2016, LâArtiere edizion), HajimeKimura se confronte Ă des lieux oĂč son pĂšre a Ă©tĂ© Ă un moment de sa vie. Il se rend Ă son tour sur place comme en pĂšlerinage et photographie ce mĂȘme lieu. Il sâagit pour lui de se rapprocher par ce biais de ce pĂšre disparu en remplissant les blancs de sa mĂ©moire dĂ©faillante, crĂ©ant ainsi de nouveaux souvenirs familiaux, mĂȘme sâils ne sont pas lâexacte vĂ©ritĂ©. Chaque photo en noir et blanc de cette sĂ©rie a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e avec un appareil demi-format. Cela implique que la surface de film exposĂ©e est moitiĂ© moins grande, ce qui a pour effet de doubler le nombre de vues possible par pellicule, de doubler la focale et de diviser par deux la rĂ©solution de lâimage. Le flou inhĂ©rent Ă cette sĂ©rie de photos prĂ©sentĂ©es en duo devient la mĂ©taphore de la mĂ©moire dĂ©faillante de lâartiste quant aux souvenirs de son pĂšre. Mais ces images sont aussi et surtout lâoccasion de sâinscrire dans un portrait de famille, mĂȘme au-delĂ de la mort des siens.
CharlĂšne Veillon
Historienne de lâart. Docteure en photographie japonaise contemporaine