Autoportraits en mariées. 🖋
Quand mariage rime avec photographie japonaise
par Charlène Veillon
Temps de lecture ⏰ 13 min 57
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Au Japon comme ailleurs dans le monde, on se marie ! Et comme ailleurs dans le monde, on immortalise ce grand moment de la vie d’un couple par une séance photo. Mais le sens profond du mariage traditionnel japonais se heurte parfois avec notre vie moderne, inspirant à des photographes – notamment des femmes – une mise en scène sous forme d’autoportraits en mariées. Kimiko Yoshida ou encore Tomoko Sawada ont chacune réalisé plusieurs séries photographiques entièrement dédiées au thème de la mariée japonaise. Entre parodie, dénonciation des stéréotypes et geste de rébellion, voyons comment ces images nous questionnent sur le « mariage à la japonaise ».
Avec la série omiai débutée en 2001 et constituée de 30 autoportraits couleurs, la photographe Tomoko Sawada a mis en lumière un type photographique bien particulier, celui du portrait de rencontre prénuptiale.
Dans cette série, Tomoko Sawada se transforme donc en 30 jeunes filles différentes. Cette photographe « aux 1000 visages » est une adepte de l’autoportrait. Elle utilise la mise en scène photographique et sa propre personne pour explorer des questions identitaires et sociétales. Dans toutes ses séries, elle incarne divers personnages féminins pour en faire ressortir les stéréotypes : la mariée, la lycéenne, la sweet lolita, ou encore la jeune fille à marier. Elle interroge également les pratiques photographiques de notre société, comme les photos de classe, de CV et de mariage.
Le type spécifique de portrait photographique présenté dans cette série est lié à la pratique de l’omiai, le « rendez-vous arrangé » en vue d’un mariage entre deux personnes qui ne se connaissent pas. L’omiai serait né avec l’avènement des grandes familles guerrières nippones, qui auraient étendu leurs alliances politiques par des mariages arrangés entre leurs progénitures. Rien de nouveau sous les tropiques ! Mais c’est à partir de l’époque Edo, au XVIe siècle, que ce type de mariage est véritablement entré dans les mœurs, d’abord dans les familles de samouraïs, puis chez toute la population. Avec la modernisation du pays à partir de la toute fin du XIXe siècle, les mariages d’amour ont pris le dessus, même si jusqu’en 1930, les mariages arrangés représentaient toujours plus de 60% des unions.
On estime qu’aujourd’hui, 6% des mariages japonais se font encore par omiai. Dans cette version moderne, les prétendants peuvent refuser une union qui ne leur conviendrait pas. C’est aussi devenu une démarche volontaire. « Volontaire » étant toutefois à prendre avec des pincettes, car la société japonaise met une pression énorme sur les jeunes gens de plus de 30 ans non mariés. Il est encore très mal vu de se mettre en ménage, avec enfants, sans être mariés. Les femmes sont particulièrement visées par ces pressions, car on les considère un peu comme « périmées » après 30 ans ! Quant aux hommes, ils peuvent subir une discrimination à l’embauche, puisque l’on estime un chargé de famille plus docile face à la pression qu’un électron libre. Rien de romantique dans ce genre de considération.
Dans la série Omiai, à l’aide de perruques, de maquillage, de costumes, Tomoko Sawada imite les très sérieuses photos réalisées par les familles dans le but d’un omiai : il s’agit après tout de vendre sa progéniture sur photo ! Bien que ces clichés soient de mise tant du côté féminin que masculin, les codes de postures et de vêtements sont plus stricts pour les jeunes filles. Ces portraits s’échangent ensuite entre les parties, par l’intermédiaire des familles ou d’une tierce personne nommée nakôdo (sorte de marieur professionnel), qui veulent voir les jeunes gens faire un bon mariage.
Tomoko Sawada copie la gestuelle et les attitudes de la jeune fille à marier qui doit se présenter sous son meilleur jour, à la fois en vêtements classiques (tailleur ou robe par exemple) et en magnifiques et coûteux furisode (le kimono à longues manches réservé aux femmes célibataires), dans une attitude toute réservée, les pieds joints, le plus souvent les mains croisées, le visage sérieux, les yeux fixés sur l’objectif. Pas de décor superflu, pas de paysage bucolique, pas de sourire aguicheur ni de minauderie, on ne rigole pas avec le portrait de rencontre prénuptiale ! Au point que par la répétition de ces jeunes filles à la fois différentes et identiques dans ses portraits d’omiai, Tomoko Sawada nous fait prendre conscience de l’artificialité de ces représentations sociales de soi. Malgré les perruques et artifices, en photographiant à chaque fois sa propre figure, Tomoko Sawada démontre l’interchangeabilité de ces jeunes filles soumises à « un jeu de rôle » social, celui de l’enfant à caser !
Parmi les premières séries de la photographe Kimiko Yoshida se trouve celle iconique intitulée Les Mariées célibataires. Autoportraits, débutée en 2001, constituée de plus de 170 clichés couleurs réalisés jusqu’en 2009.
D’emblée, avec cette série, se met en place le protocole conceptuel et formel qui définit l’œuvre de Kimiko Yoshida. Ce protocole est marqué du sceau du minimalisme : toujours un même sujet - l’artiste est son propre modèle - ; un même cadrage - sur le visage ou le buste de face et centré - ; un même format - des tirages de forme carrée - ; une même dimension - des carrés de 120 centimètres de côté pour cette série – ; une même couleur, quasi monochrome, unissant l’arrière-plan et la figure nue ou parée (maquillage, perruque, vêtement) ; un même éclairage indirect - une lumière neutre fixe de deux ampoules au tungstène de 500 watts ; une même prise de vue au moyen d’un Hasselblad, format 6 x 6 cm sur film diapositive ; les mêmes tirages Lambda sur papier Kodak Endura satiné, montés sur aluminium et sous plexiglas.
Dans la série Les Mariées célibataires. Autoportraits, le titre se divise toujours en trois temps : par exemple, avec La Mariée veuve. Autoportrait (de 2001, le tout premier autoportrait de la série), le terme «Mariée» présente la fiction car ce n’est pas une photo de mariage ; le second terme (ici «veuve», mais ce peut être également le nom d’une ethnie, d’un personnage célèbre ou d’un tableau) représente l’intervalle entre la vérité et le mensonge : il est une vérité de départ, une référence, une allusion, mais la «mariée» n’est pas réellement «veuve» ; enfin, le dernier terme, «autoportrait», le plus essentiel selon l’artiste, établit la seule réalité dans l’œuvre foncièrement fictionnelle de Kimiko Yoshida, tout en introduisant aux fonctions de transformation, d’altérité et d’hybridation. Cette figure qui peut être à la fois «mariée», «célibataire» et «veuve» est un paradoxe imagé constant, où se croisent la hantise personnelle de l’artiste à l’égard du mariage et sa liberté à endosser des identifications multiples.
«Hantise du mariage» n’est pas une vaine expression dans le cas de Kimiko Yoshida. Cette série trouve en effet son origine dans un traumatisme subi par l’artiste dans son enfance. A l’âge de 7 ans, Kimiko Yoshida apprend de la bouche même de sa mère qu’elle est le fruit d’un mariage traditionnel très particulier, puisque son grand-père maternel a adopté son père afin qu’il porte le nom prestigieux de Yoshida avant de le marier à sa fille ; les deux jeunes gens se rencontrant pour la première fois de leur vie le jour même de leur mariage. Il ne s’agissait donc pas d’un omiai kekkon (mariage arrangé) comme il se pratique encore parfois aujourd’hui, car il n’y a eu ni rencontre préalable, ni possibilité de refus. Il s’agissait d’un mariage forcé (kyôsei kekkon), et plus précisément d’un mukoyôshi kekkon, soit littéralement «mariage par adoption du gendre», qui fut courant dans le passé (et totalement légal) dans les familles importantes.
Ces nouvelles ont horrifié la jeune Kimiko Yoshida qui a alors choisi de refuser tout mariage, considérant ce dernier comme un événement funeste. Elle fuit le Japon en 1995 pour échapper à son tour à un mariage arrangé par sa famille. Elle arrive en France et commence au début des années 2000 sa série d’autoportraits en «mariées célibataires», aussi nommée «mariées intangibles» ou encore «Divine comédie». Ce n’est donc pas un hasard si ses autoportraits en mariées sont des images de la solitude, des figures toujours spécifiquement «célibataires», rejetant toute représentation masculine : en d’autres termes, des photographies de mariage virtuel où elle n’épouse jamais que son propre reflet. Tel un exorcisme, Kimiko Yoshida rejoue inlassablement le rôle de la mariée intangible - intouchable -, celle que l’on regarde mais que l’on ne peut posséder…
Le thème de la mariée est aussi l’occasion d’une hybridation - un mariage en somme - de références franco-japonaises, ses deux cultures, originelle et d’adoption. Dissimulée sous des costumes, des masques ou encore des bijoux de toutes origines, la photographe incarne tour à tour différents personnages. Toutefois, Kimiko Yoshida n’est pas une artiste du pastiche. Par exemple, dans La Mariée cerisier en fleurs de 2006, elle ne parodie pas une Japonaise posant sous un cerisier. En effet, ce n’est pas une coiffe traditionnelle de mariée que porte Kimiko Yoshida, mais une perruque rose achetée dans un magasin de farces et attrapes. De même, le kimono est faux. L’artiste a utilisé un morceau d’étoffe rose qu’elle a drapé autour de sa poitrine de façon à ressembler - pour un regard occidental - à un kimono. Enfin, si le maquillage opaque recouvrant son visage et ses épaules rappelle bien la technique de l’oshiroi - le maquillage blanc traditionnel des geishas -, il n’a pour fonction que de fondre sa figure dans la couleur rose dominante de la photographie. Kimiko Yoshida interroge en réalité la vision souvent fantasmée, pour ne pas dire stéréotypée, que les Français ont du Japon.
De nos jours, se marier au Japon n’est pas très différent des formalités à accomplir en France. On se rend à la mairie du lieu où l’on va célébrer l’union, et on remplit un formulaire de déclaration de mariage. Comme en France, on peut faire uniquement un mariage civil ou le compléter avec une cérémonie religieuse. Traditionnellement, les mariages étaient célébrés dans les sanctuaires shintô pour la purification des époux, le rituel des coupes de saké, l’échange des vœux, les promesses mutuelles entre les familles et l’offrande aux divinités. Lors de cette journée, l’époux porte un costume traditionnel constitué d’un pantalon large hakama et d’une veste haori de couleur sombre. La mariée, elle, est vêtue d’un kimono à manche longue entièrement blanc appelé shiromuku, et d’un sur-kimono blanc nommé uchikake. Elle est très reconnaissable à sa coiffe blanche qui peut soit prendre la forme d’une coquille imposante (wataboshi) ou d’un bandeau (tsunokakushi). C’est après la Seconde Guerre mondiale que débute la mode du mariage « à l’occidentale », en robe blanche et smocking.
Côté photographie, il est tendance de nos jours d’immortaliser son mariage à la fois en costume traditionnel japonais et en vêtements nuptiaux « occidentaux ». Cette double tenue, louée à grands frais pour l’occasion, n’est pas pour tous les budgets, mais elle symbolise le véritable business du mariage au Japon.
En 2007, Tomoko Sawada initie une série intitulée Bride, soit « mariée ». Dans ces autoportraits, l’artiste se grime en mariées japonaises, posant à la fois en tenue traditionnelle et en robe blanche. Cadrés en buste, de face, ces clichés couleurs montrent l’artiste vêtue de blanc devant un fond monochrome exclusivement rouge, couleur de bon augure en Asie parfois également présente sur le manteau de la mariée traditionnelle. Cette série est composée de 30 portraits, présentés tous ensemble ou en duo, avec toujours à gauche, la mariée « shintô » et à droite, la mariée « occidentale ». La mariée shintô porte à chaque fois le même kimono blanc et la même coiffe wataboshi ; la mariée occidentale est toujours vêtue de la même robe blanche sans manche, au col en dentelle, assortie d’un voile transparent sur la tête. Seules les coiffures des mariées occidentales changent de photo en photo, les cheveux de la mariée traditionnelle étant, eux, dissimulés par la coiffe. Les variations entre chaque duo de clichés sont donc infimes, au point que l’on ne peut distinguer les différences qu’en ayant sous les yeux tous les tirages.
La photographe Tomoko Sawada traite ici encore de l’uniformisation des femmes à l’intérieur de la pratique sociale qu’est le mariage. Dans une médiation faisant dialoguer tradition et mode, Est et Ouest, elle souligne la fragilité des individualités à l’intérieur même de ces divisions. En ne changeant pas d’un iota les apparences des mariées shintô, elle met aussi le doigt sur la lourde signification de cette tenue traditionnelle qui « tue » symboliquement la jeune fille pour la faire renaître dans sa belle-famille (par l’usage du kimono blanc, également réservé aux morts). Tenue qui dissimule aussi toute individualité du visage de la mariée par des coiffes imposantes, dont la signification littérale est « cache-cornes » (tsunokakushi). Autrement dit un accessoire pour dissimuler les cornes démoniaques de la femme, une créature obligatoirement jalouse et égoïste, qui devra s’amender par le mariage pour devenir une épouse douce et obéissante. Tout un programme !
Mais la photographie de mariage japonais peut aussi être fun, à l’image du couple Bear & Rabbit qui égaie Instagram de ses images très officielles en mariés masqués en ours (pour monsieur) et lapin (pour madame) blancs. Il s’agit d’une série débutée en 2018 par le photographe du couple (Tsukao), partant du constat paradoxal que lors de ses missions, ses clients lui demandaient de ne pas photographier les visages des gens pour des raisons de vie privée, alors que les selfies explosaient sur les réseaux sociaux. Cette contradiction dans l’usage de la photographie a amené le couple à immortaliser leur mariage, puis leur voyage de noce, puis leur vie de couple, sous la forme de portraits modernes tout à fait sérieux, sauf pour leurs visages masqués.
Une façon de dissimuler des traits bien plus sympathique et égalitaire que le « cache-cornes » de la mariée traditionnelle japonaise !
Charlène Veillon
Historienne de l’art. Docteure en photographie japonaise contemporaine
https://www.instagram.com/bear_n_rabbit/
https://tsukao.net/2018/10/18/bear-rabbit-wedding/
https://www.sugoi.photo/arret-sur-image/autoportrait-tomoko-sawada/
https://www.sugoi.photo/bain-darret/kimiko-yoshida/
https://www.nippon.com/fr/japan-topics/g00783/
https://www.journaldujapon.com/2018/11/08/omiai-mariage-commun-accord/
Légendes
ill.1 – La Mariée cerisier en fleurs. Autoportrait, 2006 de Kimiko Yoshida ©Kimiko Yoshida
ill.2 – Les mariées célibataires de Kimiko Yoshida : La Mariée veuve. Autoportrait, 2001 ©Kimiko Yoshida
ill.3 – Omiai (30 works), 2006 © Tomoko Sawada
Ill.4 – Thirty Works: Bride, 2008 © Tomoko Sawada
Ill.5 – Bear & Rabbit wedding, 2018, © TSUKAO (Instagram – bear_n_rabbit)
Small Planet 🖋
Small Planet, quand la photographie donne à voir le monde en miniature !
écrit par Sophie Cavaliero et lu par Charlène Veillon
Temps de lecture ⏰ 9 min 10
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A l’occasion de l’exposition « (Un)real utopia » de Naoki Honjo au Top Museum, le musée de la photographie à Tokyo, nous allons vous intéresser dans notre article à un procédé photographique particulier : le tilt-shift. Ce procédé, utilisé par Naoki Honjo, transforme les photographies d’un paysage réel, en une photographie de paysage minitature artificiel, le monde réel devenant un monde factice, où les hommes se transforment en figurines, les voitures, en jouets et les bâtiments, en décors de maquettes.
Avant de parler de la photographie de Naoki Honjo plus en détails, il semble nécessaire d'expliquer cette technique, sans partir non plus dans un débat d’expert.
Introduit dans les années 1960 dans la technologie des équipements photographiques, ce procédé a été très à la mode il y a une dizaine d’années. Il est encore utilisé aujourd’hui car intégré dans bon nombre de logiciels de retouche photographique. Le principe du tilt-shift est d’avoir une très faible profondeur de champ afin de donner un effet "maquette". Pour cela, il y a deux méthodes possibles : l’utilisation d’un objectif à bascule, ou l’usage en postproduction d’un logiciel d’édition photo.
Intéressons-nous plutôt à la technique "mécanique" : l’effet tilt-shift avec un objectif à bascule, utilisé d’ailleurs par Naoki Honjo. L’objectif à bascule permet d’incliner l’orientation des lentilles par rapport à la surface sensible du capteur. Cette inclinaison permet un réglage de la mise au point qui n’est pas le même sur toute la photographie. L’image peut alors être nette au centre de la photographie ou à un endroit choisi, et floue ailleurs. Ce type d’objectif coûte assez cher et est aujourd’hui remplacé par un logiciel de retouche en postproduction de l’image.
Vous avez maintenant bien en tête l’aspect technique. Passons au "petit monde" de Naoki Honjo, autrement dit son travail intitulé "Small Planet", publié par Little More Japan et pour lequel il a reçu en 2006 le Kimura Ihei Award. Son travail photographique est instantanément reconnaissable du fait de l’utilisation de ce procédé tilt-shift précédemment expliqué. Cependant, il est important de comprendre que Naoki Honjo n'est pas qu'un technicien. Il a la volonté de représenter notre planète dans une vision miniature pour nous interpeler sur ce que nous faisons de celle-ci. La mise à distance de notre monde par la miniaturisation de ces images idéalise notre vision, nous ramenant dans l’enfance quand on était en admiration devant des maquettes de petit train ou des pièces toutes faites en Lego. Est-ce de la nostalgie ? De la tromperie ? On ne peut s'empêcher d’aimer avoir été dupé. Assez naturellement, on réajuste dans notre tête notre vision pour obtenir une image plus proche du réel et pourtant imaginée ; puis, on la compare à ce que l'on vient de voir. Naoki Honjo a donc réussi à nous interpeler et à nous faire réfléchir sur sa photographie.
Les photographies de Naoki Honjo sont prises depuis des gratte-ciels ou des hélicoptères, à l'aide de cet objectif à bascule dont nous avons parlé. Pourquoi fait-il cela ? Tout d'abord pour des raisons techniques ! Pour bien réussir une photographie avec le procédé tilt-shift, il faut se placer en hauteur et avoir une vue en plongée. Ne regarde-t-on pas toujours une maquette de notre hauteur?
Ce positionnement en hauteur peut également être expliqué par une tradition picturale bien japonaise : la perspective "à vol d'oiseau". En effet, cette volonté de montrer le monde depuis une perspective aérienne de type "à vol d'oiseau" dans une œuvre artistique, n'est pas nouvelle au Japon. Les artistes nippons ont très tôt realisé des œuvres peintes Yamato-e avec une perspective aérienne inventive. Née au 12ème siècle, cette technique s'appelait fukinuki yatai , signifiant "toit enlevé". Elle permettait de voir les scènes dans leur entièreté (intérieur et extérieur) selon une continuité adaptée à un support particulier, un rouleau de papier de faible hauteur et de grande largeur.
Représenter notre monde vu du ciel n'est donc pas nouveau, et cela même avant l'invention des drones ! Cette perspective était imaginaire, non réelle. Aujourd'hui avec nos moyens de transport aérien, que ce soit l'hélicoptère, l'avion ou les drones, ou même la hauteur de nos habitations, les gratte-ciels allant de plus en plus haut, l'artiste a la possibilité d'utiliser cette perspective en mode réel.
Naoki Honjo n'est pas le seul à jouer avec cette perspective. D'autres photographes japonais sont également réputés pour ce type de prise de vue en hauteur, mais avec un langage artistique différent de celui de Naoki Honjo.
Le photographe Taiji Matsue fait ses photos depuis un hélicoptère. Il a deux règles de prise de vue : il exclut la ligne d'horizon et le ciel du plan de l'image. Et il utilise la lumière directe pour éviter que des ombres ne soient projetées sur son sujet. Cela crée une version plate de ce que le photographe voit au moment de la prise de vue, et le résultat questionne alors la véritable nature de la photographie.
Sohei Nishino, un autre photographe japonais réputé, donne également l'impression de nous transmettre des clichés vus du ciel. L'image est là encore trompeuse. S'inspirant du cartographe japonais du 17ème siècle, Ino Tadataka, dont les gravures réinventaient les villes qu'il avait visitées, Sohei Nishino parcourt une ville sur une période longue, explorant et photographiant ses nombreux points de vue pour "construire" son œuvre. Ensuite, il imprime avec soin les photographies et les compile pour former des "tableaux" qu'il utilise comme base pour ses photographies finales. L'effet n'est pas alors une vue à vol d'oiseau traditionnelle, mais une manière éclairée de voir les trois dimensions dans un seul plan de la photo. Bien que la précision géographique soit importante dans ce processus, les échelles peuvent être modifiées et les lieux photographiés parfois répétés, comme un souvenir erroné d’un endroit. Observées de loin, les photographies de Sohei semblent abstraites, mais si vous les regardez de près, elles sont aussi détaillées qu'un "diorama" complet de la ville.
La particularité de Naomi Honjo n'est donc pas vraiment de faire ses photographies en hauteur pour donner une vision réelle de ce qu'il voit, mais bien de transformer la réalité en autre chose. Le procédé tilt-shift n'efface pas tous les détails du paysage photographié, mais il joue avec notre point de vue, faisant chevaucher la réalité et le monde imaginaire résultant de la tranformation. Rappelons que Naoki Honjo ne manipule pas numériquement ses photos. Il doit attendre parfois plusieurs jours pour réaliser le cliché parfait.
L'année dernière Naoki Honjo a continué son illustration de l’évolution constante de la capitale nippone, avec sa série Tokyo initiée en 2016, qui témoigne du développement de la ville avec les Jeux Olympiques de 2021. Ses photographies de Tokyo offrent une nouvelle vision de cette métropole postmoderne, accentuant l'artifice de cet environnement créé par l'homme.
Pour terminer sur la photographie qui donne à voir le monde en miniature, nous allons évoquer un autre artiste japonais qui pratique la photographie de manière ludique pour nous interroger sur notre monde. Tanaka Tatsuya, une star d'Instagram, utilise sa mise en scène pour transformer l'image et non son procédé photographique. Tanaka Tatsuya poste quotidiennement depuis avril 2011 des petites scènes de vie en miniature, détournant la nature ou l'utilisation première des objets de la vie quotidienne pour pour raconter ce qu'il voit. Par exemple, dans ses posts de mars 2022, des éponges deviennent des tables de ping-pong, ou un harmonica se transforme en un bureau de poste. Écoutons l'artiste parler de son travail :
“Il y a de la joie à découvrir comment les objets peuvent ressembler à autre chose. Simplement en changeant de point de vue. Malheureusement, nous avons tendance à perdre ce point de vue ludique en devenant adultes. Nous ne réfléchissons qu'en termes de bon sens et ne percevons les choses que de manière fixe. J'essaie de changer cela.”
Naoki Honjo fait donc de même en nous ramenant à la miniature pour mieux imaginer ce que pourrait être demain et nous faire apprécier ce que l'on a aujourd'hui.
- Naoki Honjo @ Top Museum, Tokyo : https://honjonaoki.exhibit.jp/en/index.html
- Taiji Matsue@ Top Museum, Tokyo : https://topmuseum.jp/e/contents/exhibition/index-4032.html
- Taiji Matsue : https://www.taronasugallery.com/en/artists/taiji-matsue/
- Site de l'artiste Sohei Nishino : https://soheinishino.net
- Site de l'artiste Tatsuya Tanaka : https://miniature-calendar.com
Légendes
Photo 1 – “[ small planet ] Tokyo, Japan” (2006) © Naoki Honjo
Photo 2 – « JP-02 15 » 2012 ©TAIJI MATSUE / Courtesy of TARO NASU
Photo 3 – San Francisco – MAY. – SEP. 2016 – LIGHT JET PRINT/ 1700×2560 MM ©SOHEI NISHINO
Photo 4 – small planet / Tokyo, Japan / 2005 © Naoki Honjo
Photo 5 – https://miniature-calendar.com/200728 © Tanaka Tatsuya
Photographie et catastrophe 🖋
Représentations post-11 mars 2011
par Charlène Veillon
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30 minutes
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Le 11 mars 2011, le Japon a connu une des pires catastrophes de son histoire, mêlant séisme, tsunami et accident nucléaire. Le jour même, presque simultanément, nous avons tous – Japonais et étrangers – assisté impuissants à une déferlante d’images apocalyptiques, diffusées en boucle sur les écrans télévisés ou sur Internet.
Dans les jours qui ont suivi le désastre et jusqu’à aujourd’hui une décennie plus tard, nombreux sont les artistes qui ont éprouvé le besoin de se rendre sur place pour ensuite attester à travers leur création de la réalité de l’inimaginable. Chacun souhaitait faire de son œuvre un « écho » à la catastrophe et à ses conséquences, sans toutefois savoir comment s’y prendre. Car dans une telle situation, rien ne semble adéquat, rien ne peut consoler…
Quel pouvoir l’art, et plus particulièrement la photographie, peut-il donc avoir face à un tel désastre tant économique qu’écologique et humain ? Quand et comment la photo japonaise s’est-elle confrontée pour la première fois au défi de la représentation de la catastrophe ? Voyons quelles réponses les photographes du XXIe siècle ont pu apporter à la question du potentiel de l’art face à la catastrophe.
Le Japon est un pays marqué dans son histoire par une longue suite de catastrophes naturelles. Avant l’arrivée de la photographie dans l’archipel au début de la seconde moitié du XIXe siècle, peintures et estampes ont pu illustrer quelques temps forts calamiteux. Mais en réalité, jusqu’au XXe siècle, les illustrations japonaises de catastrophes sont assez rares. En effet, la censure durant le règne militaire des shoguns (jusqu’en 1868) était importante. Elle interdisait tout commentaire de l’actualité. Les scènes peintes n’étaient donc jamais des illustrations de catastrophes spécifiques, mais pouvaient parfois représenter une «imagerie» du désastre : incendies, tempêtes, séismes... présentés dans le bouddhisme comme des châtiments divins.
C’est principalement le grand tremblement de terre de Tokyo de 1923 qui donna l’occasion aux peintres, graveurs et photographes de présenter pour la première fois des scènes d’une catastrophe bien réelle, et non plus imaginée sous l’angle de la morale religieuse.
Le 1er septembre 1923, le Japon connut une des catastrophes naturelles les plus meurtrières et destructrices de son histoire. La combinaison dévastatrice d’un séisme, suivi d’un tsunami et d’incendies propagés par des vents violents issus d’un typhon, a ravagé pendant deux jours et trois nuits la moitié orientale de la capitale nippone, ainsi que la ville voisine de Yokohama, faisant plus de 120 000 victimes.
Afin d’illustrer cette catastrophe, on eut entre autres recours à la photographie. Les clichés étaient principalement l’œuvre de photographes travaillant pour des journaux, mais ils servirent aussi à développer un surprenant commerce de cartes postales du désastre. Ces images en noir et blanc oscillent entre un statut purement commercial et celui de témoignage pour la postérité. Un témoignage parfois biaisé puisqu’à cette époque, de nombreuses cartes postales tirées à partir de photographies étaient retouchées à la main (sur négatif), souvent dans le but d’ajouter ou d’accentuer un élément dramatique. Quelques exemples de cartes postales sont actuellement conservés au musée mémorial du grand tremblement de terre du Kantô situé à Tokyo1. On peut notamment y voir un agrandissement du tirage en noir et blanc d’une photographie montrant l’état du site de l’ancien dépôt de vêtements militaires de Honjo, situé à l’emplacement de l’actuel parc Yokoamichô, le 1er septembre 1923, quelques heures après le séisme.
Familles de rescapés réfugiées sur le site de Honjo, le 1er septembre 1923, quelques heures après le séisme.©東京都復興記念館, Tôkyôto fukkô kinen-kan
On y voit des familles entassées les unes contre les autres à perte de vue, avec toutes les affaires personnelles qu’elles ont pu rassembler. Les gens avaient en effet choisi de se regrouper sur ce vaste terrain dégagé d’environ 67 000 mètres carrés, puisqu’il les protégeait des risques d’éboulements et d’effondrements des bâtiments. Mais le sentiment de sécurité fut de courte durée. Vers quatre heures de l’après-midi ce 1er septembre, plusieurs incendies consécutifs au séisme et amplifiés par des vents très forts ont convergé vers cette place, piégeant les dizaines de milliers de personnes qui s’y étaient réfugiées. En une seule nuit, environ 38 000 personnes (soit 95% des réfugiés) ont péri dans les flammes.
Quand cette photographie a été prise, les incendies ne s’étaient pas encore déclarés. Or à l’arrière-plan de la scène, d’énormes nuages gris de fumée ont été rajoutés à la main à l’aide de peinture. On comprend donc logiquement que la mise en scène retouchée que l’on a sous les yeux a été réalisée largement a posteriori de la prise de vue, par une personne qui a eu connaissance des événements tragiques qui se sont déroulés plus tard sur ce même lieu. Cette personne a sans doute jugé que les tirages se vendraient mieux si l’instant dramatique préfigurant l’horrible mort des personnes à l’image était mis en lumière par un écran de fumée…
La plupart de ces cartes postales photographiques était destinée au marché insulaire, mais les étrangers se sont également intéressés à cette tragédie, comme en témoignent d’autres cartes, dont les titres en bas d’image sont inscrits à la fois en japonais et en anglais (dans une traduction cependant très approximative et le plus souvent incorrecte grammaticalement).
Ce qui choque toutefois le plus le regardeur actuel de ces photos anciennes, ce sont les contenus très crus de ces premières photographies publiques de la catastrophe, qui n’hésitent pas à mettre en scène des cadavres et des restes humains (corps empilés, gigantesques tas de cendres et d’os blanchis issus des crémations, etc.). Cette imagerie «directe» – sans filtre – de l’horreur et du charnier visant au sensationnalisme commercial est totalement absente de la photographie post-catastrophe du 11 mars 2011, même dans sa tendance documentaire ou journalistique.
Voyons maintenant comment les photographes du XXIe siècle ont appréhendé la terrible catastrophe de 2011, et quel(s) message(s) ils veulent faire passer à travers leurs œuvres.
Il existe plusieurs façons de «représenter» une catastrophe, que l’on peut généralement diviser en deux grands groupes : l’approche documentaire et celle symbolique. La première consiste à enregistrer la situation au moment du désastre ou bien ses conséquences plus tard dans le temps. Mais qui dit « documentaire » ne dit pas forcément pure «objectivité». Car s’il s’agit bien de témoigner d’une situation pour la postérité, la dimension mémorielle, et donc personnelle, peut être primordiale.
En 2011, le photographe Naoya Hatakeyama (畠山直哉), travaillant ordinairement sur la transformation des paysages sous l’influence humaine, a réalisé son œuvre la plus personnelle, en immortalisant les vestiges de sa ville natale Rikuzentakata, dévastée par le tsunami. Ces photographies ont été publiées dans deux recueils, Kesengawa paru en 2012 2 et Rikuzentakata 2011-2014 paru en 2015 3. Dans la première publication, qui fait état de la plaine de Rikuzentakata juste après tsunami, Naoya Hatakeyama immortalise les montagnes de déchets arrachés par la vague, puis rejetés sur les côtes. La catastrophe s’incarne dans ces paysages dévastés, vidés de toute vie, à l’exception de quelques rares silhouettes de promeneurs ou hommes de chantier. Pas de corps, ni de cadavres à l’image, si ce n’est un petit chien au collier rose reposant, solitaire, parmi les déchets. La seconde publication, plus tardive, se focalise, elle, sur l’évolution de la reconstruction post-catastrophe entre 2011 et 2014. Le photographe témoigne mois après mois, année après année, de la métamorphose du paysage de Rikuzentakata, passant du chaos de débris au vide laissé par les bulldozers.
Dans l’article Rikuzentakata. Paysage biographique accompagnant sa publication de 2015, le photographe évoque ses impressions, ses ressentis et surtout son infinie tristesse. Car l’artiste n’a pas seulement perdu le lieu de son enfance ou sa maison familiale, sa mère a également été emportée par la vague. Hatakeyama s’interroge sur la pertinence de prendre des photographies des paysages dévastés. Ceux de Rikuzentakata d’avant la catastrophe n’existent plus. A la destruction de la côte par la vague, s’ensuit la destruction des montagnes boisées par les bulldozers initiant la reconstruction de la région. Car il n’y a pas de plateau à Rikuzentakata, uniquement des montagnes, qu’il faut désormais «décapiter» pour créer des surfaces plates où construire les nouvelles maisons plus en hauteur. Mais son rôle à lui est celui du témoin : témoin du passé de sa ville et témoin de son présent. Ainsi, dans l’ouvrage Kesengawa, Naoya Hatakeyama a joint aux images poignantes du chaos, d’autres clichés pris plusieurs années auparavant, entre 2002 et 2010, lorsque la ville foisonnait encore de vie. Par ses photos et ses souvenirs, le photographe tente de refaire une carte tridimensionnelle de sa ville natale qui n’est plus qu’un champ dévasté totalement plat, sans les immeubles, les montagnes et les arbres…
Loin de tout discours sentimentaliste, Naoya Hatakeyama montre le désordre des matières jetées, amassées, tordues par la force d’une nature à qui rien ne résiste. Dans ce «documentaire commémoratif» à la fois intime et universel, la destruction n’est pas montrée comme le contraire du beau. Elle est une étape vers un renouveau. Ce terme «renouveau» est important. Une de ses traductions japonaises, yonaoshi (世直し), fut énormément employée dans divers contextes post-catastrophes du passé, appelant ainsi à une renaissance à partir du chaos faisant table rase du passé. Le texte qui accompagne les images de Rikuzentakata 2011-2014 est extrait du propre journal de bord de Naoya Hatakeyama, écrit lors de son périple dans le Tohoku sinistré, immédiatement après la catastrophe. Le photographe y parle de sa fascination devant ces images «sans précédent» (未曾有, mizô), qui sont un témoignage photographique à la fois esthétique et documentaire d’une mémoire anéantie par la vague.
Parmi les autres photographes s’étant immédiatement rendus sur place après la catastrophe, on trouve Keizô Kitajima (北島敬三)4 ou encore Kôzô Miyoshi (三好耕三)5. Keizô Kitajima, célèbre notamment en tant que cofondateur avec Daido Moriyama en 1979 de la galerie CAMP (première galerie indépendante de photographie à Tokyo), a débuté en avril 2011 ses premières photos couleurs post-catastrophe, qui s’intitulent sobrement de la date exacte et du lieu (ville et préfecture) de la photographie, exactement comme celles de Hatakeyama ou Miyoshi. Comme si aucun titre ne pouvait correspondre aux images choquantes de la période suivant immédiatement la catastrophe, tant la sidération est grande. Les photographies de Keizô Kitajima documentent l’état de dévastation de la région. Mais elles nous révèlent aussi une sorte «d’esthétique de la ruine», où les débris sont telles les touches colorées d’un pinceau sur une toile. Comme celles de Naoya Hatakeyama, les images couleurs de Kitajima sont époustouflantes de construction (formelle) dans la déconstruction (champ de ruines).
Kôzô Miyoshi a raconté s’être demandé s’il devait ou non prendre des photos de la région après le passage du tsunami6. La question semble s’être posée à de nombreux artistes qui ne savaient pas si la photographie de catastrophe pouvait rimer avec l’éthique. Dès la réouverture des routes, Miyoshi est parti vers le nord, sans trop savoir ce qu’il y ferait. Le projet de sa série en noir et blanc s’est formé en cours de voyage dans le Tohoku. Dans les années 1980, il avait déjà photographié cette région ; en 2011, il a immortalisé ces mêmes lieux où tout avait changé, recouverts des débris laissés par la vague.
La photographie documentaire a pris son essor dans les années 1950 au Japon, témoignant de la dure réalité sociale et des misères de l’après-guerre. Cette tendance documentaire a fait un come-back remarqué sur la scène artistique nippone après la tragédie de 2011.
Documenter l’humanité face à la catastrophe est un des sujets de prédilection du photojournaliste Yuki Iwanami (岩波友紀) 7, dont l’actualité est marquée par le prix du musée mémorial de photographie Irie Taikichi remporté en 2021 pour sa série Threads in the dark. Cette série, consacrée au difficile et lent retour à la normalité des habitants sinistrés du Tohoku 8, montre les liens tissés entre les populations et leurs festivals locaux, qui ont résisté ensemble aux secousses et à la vague. La série témoigne des dévastations, humaines et matérielles, subies par ces populations fragilisées, mais aussi de la résilience des cérémonies et danses folkloriques, soutien moral et psychologique des habitants.
Les nombreuses photographies de Threads in the dark présentant des danseurs en tenue avec leur masque, démontrent l’importance de ce patrimoine culturel immatériel japonais en danger de disparition suite à la catastrophe de 2011. En effet, dans certaines villes ou villages, la vague avait tout emporté : costumes, danseurs et savoir-faire ancestral. Or la région du Tohoku est particulièrement riche en patrimoine folklorique. Par exemple, la danse shishi odori (la danse des cerfs) trouve ses racines dans cette région montagneuse et boisée, qui abonde en gibiers. Elle y joue un rôle encore plus primordial depuis le sinistre, puisque le shishi odori est notamment pratiqué en hommage aux défunts.
Dans une des photos de la série, on peut voir, sur un fond noir, un masque brisé de danseur. Retrouvé dans les débris après le passage de la vague, ce masque nous regarde du seul œil qui lui reste.
La catastrophe de 2011 fut l’une des plus photographiées de notre histoire, d’une part parce qu’elle s’est déroulée à un moment où la technologie photographique et vidéo le permettait. Et d’autre part, pour son caractère extraordinaire : la rencontre de la double catastrophe naturelle (séisme et tsunami) avec le désastre nucléaire de la centrale de Fukushima. La grande vague qui a englouti la côte est de l’île principale Honshu peu après 15h (heure de Tokyo) a également submergé la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, mettant hors service le système de refroidissement principal de la centrale, entraînant la fusion partielle des cœurs de quatre réacteurs. D’importants rejets radioactifs dans l’air ont eu lieu du 12 au 15 mars, contaminant les régions alentour, sans parler des rejets d’eau contaminée dans l’océan. De fait, cette centrale – construite 10 mètres au-dessus du niveau de la mer – n’était prévue que pour faire face à des vagues de tsunami de 3 mètres. Ce calcul était basé sur la hauteur des vagues du tsunami venant du Chili qui avait frappé le Japon en 1960. Or les vagues de 2011 ont atteint jusqu’à 35 mètres de hauteur… Le 12 octobre 2012, la compagnie d’électricité japonaise Tepco qui exploite la centrale de Fukushima, a admis pour la première fois qu’elle avait volontairement minimisé le risque de tsunami, de peur qu’une fermeture soit exigée pour améliorer la sécurité. Contrairement au séisme et au tsunami qui sont des désastres terribles mais naturels, la catastrophe de Fukushima est bel et bien humaine.
Takahiro Yamashita (山下隆博) est un photographe qui a réalisé plusieurs séries sur la triple catastrophe du 11 mars, dont une, débutée en 2011 et toujours en cours, intitulée Remember not to forget. Comme son titre l’indique, il importe à Takahiro Yamashita de ne pas oublier la catastrophe, et de continuer à témoigner de la situation des gens vivant dans les régions sinistrées, particulièrement dans la préfecture de Fukushima. Parce que son village natal se trouve dans une zone proche d’une centrale nucléaire, le photographe a particulièrement été sensibilisé au désastre de Fukushima. Dans un commentaire récent concernant les dernières photos (2020-2021) de Remember nor to forget, il indique se sentir toujours coupable, 10 ans après, de se sentir «chanceux» qu’un tel désastre ne se soit pas produit chez lui 9.
A l’origine de cette série, quelques jours après la catastrophe en 2011, il y a la découverte sur Internet que les sinistrés n’étaient plus approvisionnés en nourriture et produits divers, parce que les chauffeurs routiers avaient peur de s’exposer aux radiations en circulant dans les alentours de la centrale de Fukushima. Ressentant le besoin de faire quelque chose pour ces gens, Takahiro Yamashita a sauté dans un train pour Iwaki, une des villes encore accessibles de la préfecture de Fukushima. Sur place, il y a découvert les mêmes images de désolation qu’à la télévision : des gens fouillant les décombres, les forces militaires d’auto-défense cherchant des corps, et des queues sans fin aux stations essence. Recueillant les témoignages des survivants tout en aidant de son mieux les locaux, Takahiro Yamashita a constaté l’angoisse pour l’avenir de ces gens outrageusement laissés pour compte par Tepco (Tokyo Electric Power Company) ; son PDG s’étant même mis en arrêt maladie du 13 mars au 7 avril 2011 ! Mais il dit aussi s’être aperçu au fil du temps passé parmi ces gens, que les images télévisées et de presse montrant uniquement les habitants de Fukushima comme des victimes du tsunami et de l’atome étaient biaisées. La réalité, ce sont des gens sympathiques, francs et courageux, dans une région riche en traditions locales et en paysages sublimes, et qu’il ne suffit pas d’y aller faire un tour pendant quelques semaines pour prendre quelques photos, pour comprendre pourquoi ces gens ont choisi de rester là-bas malgré tout.
Humblement, Takahiro Yamashita témoigne donc depuis 10 ans de l’évolution de la situation dans les alentours de la centrale, mais aussi des actions populaires anti-nucléaires menées dans les rues de Tokyo depuis 2011. Ses dernières photographies sont une alternance de clichés réalisés à Tokyo (Shibuya, Shinjuku et Ginza) de ces manifestations «anti-nukes», et dans la partie Hamadôri de Fukushima, où l’on voit toujours quelques habitats (normalement) temporaires et des sacs de terre contaminée, parmi des paysages apaisés de verdure et de plage.
De nombreuses actions d’entraide ont pris place dans le Tohoku au lendemain de la catastrophe. Certaines ambitionnaient d’aider les locaux à retrouver leurs souvenirs d’avant le 11 mars 2011, comme les divers ateliers de récupération, nettoyage et restauration des photos personnelles noyées par la vague qui ont vu le jour dans différentes villes. Par miracle, certaines habitations n’ont été que partiellement touchées par le tsunami. La maison est toujours debout, mais tout l’intérieur a séjourné plus ou moins longtemps dans l’eau trouble. Plusieurs grands groupes de matériel photographique ont alors lancé des ateliers et tutoriels pour que les sinistrés puissent au moins sauver ce patrimoine familial, cette mémoire intime de la ville disparue. Dès le 24 mars 2011, la société Fuji Film a ainsi présenté sur son site Internet un tutoriel de lavage des photographies souillées. Elle a également lancé dans la région sinistrée une campagne publicitaire expliquant le procédé. De mi-avril à mi-juin, 30 employés se sont aussi déplacés dans le Tohoku pour enseigner la restauration des photographies à des bénévoles qui pourraient ensuite prendre le relai des professionnels. Devant l’ampleur de la tâche et la longue période nécessaire au traitement des milliers de photographies arrachées à la boue, de nouveaux volontaires tokyoïtes ont été formés. A partir d’août 2011, les photographies ont été envoyées au centre 3331 Arts Chiyoda10 à Tokyo afin d’y être traitées, avant d’être retournées à leurs propriétaires, quand cela était possible. Le sauvetage de ces images n’est peut-être pas une création à proprement parler, mais l’intervention nécessaire sur ces photographies les a transformées en «symboles» d’un patrimoine à la fois intime, familial et culturel victime de la catastrophe.
La photographe Lieko Shiga (志賀理江子)11, elle-même résidente du village Kitakama (préfecture de Miyagi) très impacté par le tsunami, s’est également intéressée à ces «photos trouvées», désormais sans propriétaires, rejetées souillées par la vague. Son studio se trouvait près de la plage de Kitakama. Installée ici depuis 2008, elle était devenue la photographe de la communauté, documentant la vie du village, des rencontres de baseball aux festivals locaux, en passant par les portraits de tous les habitants qu’elle connaissait personnellement. Lieko Shiga a échappé de peu au tsunami : elle a fui en voiture alors que la vague avançait à toute vitesse vers les terres. Quatre jours plus tard, elle a pu constater que son studio et sa maison avaient disparu, tout comme 60 des 370 résidents de Kitakama. Pensant qu’il était de sa responsabilité en tant que photographe du village d’enregistrer ce qu’il s’y passait, elle a emprunté un appareil photo et a commencé à documenter l’état post-catastrophe de Kitakama. Ayant elle-même perdu tous ses biens, Lieko Shiga a activement participé au nettoyage des photos retrouvées dans la boue. Elle a «sauvé» de nombreux clichés qu’elle a installés pour leur séchage sur un immense mur dans la salle de réunion de la ville, formant ainsi une sorte de monument du souvenir.
La plupart des photographies professionnelles de Lieko Shiga prises avant le 11 mars 2011 ont également été emportées par la vague, mais quelques-unes stockées ailleurs ont survécu. La photographe y a vu un signe du destin et a décidé de mêler ces quelques clichés plus anciens aux nouveaux réalisés après la catastrophe. C’est ainsi qu’est née une première série, Rasen Kaigan (littoral en spiral), dont le désastre n’est pas réellement l’objet. Son sujet se concentre sur la communauté de Kitakama, la ville elle-même, et comment le tsunami a impacté son propre corps à elle, cela se traduisant par la visualisation de mouvements pendant la prise de vue. Rasen Kaigan a été exposé en 2012 à la médiathèque de Sendai (préfecture de Miyagi) : les photographies couleurs (de résidents, de plages, de pierres, etc.) étaient présentées dans une grande pièce sombre, imprimées en grand format et exposées sur des supports verticaux à la façon de stèles funéraires. Les œuvres étaient disposées selon un mouvement concentrique «en spiral» censé rappeler les danses en cercle pratiquées pendant le festival bouddhique annuel Obon, dédié aux défunts.
En 2019, Lieko Shiga a exposé au Tokyo Photographic Art museum une nouvelle série intitulée Human Spring (2018-2019) qui se veut une suite de Rasen Kaigan, dans le sens où la photographe reste concentrée sur le thème de la vie à Kitakama et au Japon après 2011. L’atmosphère de Human Spring est très lourde puisqu’elle évoque l’impossible «retour à la vie» de certains résidents de Kitakama. En 2012, Lieko Shiga a été le témoin de plusieurs suicides parmi ses voisins, notamment de fermiers qui ne pouvaient plus cultiver dans un sol trop salinisé après le tsunami. L’année suivante, elle a perdu un autre voisin d’un cancer, ancrant l’idée de la fragilité de toute existence 12. Human Spring joue sur des images déconcertantes, dérangeantes, dans leurs couleurs, leurs pauses ou leurs sujets, mais toujours d’une façon symbolique, évoquant plus le fantôme que la mort.
De deux façons différentes, Naoya Hatakeyama et Lieko Shiga – tous les deux personnellement et intimement touchés par le tsunami – rendent visible les sentiments de perte et de deuil en montrant les vestiges de la catastrophe. Parce que la vague le permet, en laissant derrière elle carcasses, déchets et désolation. Mais en revanche, comment montrer l’invisible menace de la radioactivité qui ne laisse aucune trace détectable à l’œil nu ?...
L’accident de Fukushima n’est malheureusement pas la première catastrophe atomique nippone, le Japon étant le seul pays au monde à avoir connu sur son sol plusieurs désastres nucléaires. Certains photographes comme Ishu Han (潘逸舟), Takashi Arai (新井卓) ou Tomoko Yoneda (米田知子) ont ainsi pu travailler une «imagerie du nucléaire» à la fois issue des bombardements d’Hiroshima ou de Nagasaki en 1945, ou encore de l’irradiation du thonier japonais Daigo Fukuryû Maru dans l’atoll Bikini en 1954, et de l’accident de la centrale de Fukushima Daiichi en 2011. D’autres photographes se sont concentrés sur la question de la représentation de la radioactivité dans la zone évacuée autour de la centrale de Fukushima : comment photographier ce mal invisible ?
Pour Takashi Homma (ホンマタカシ), la solution se trouve dans les champignons. Allégorie du nuage atomique photographié après les bombardements de Hiroshima et de Nagasaki, la forme du champignon est devenue un symbole du nucléaire. Mais les champignons photographiés en plan rapproché sur fond blanc par Takashi Homma dans la série Mushrooms from the Forest (2011) ne sont pas qu’un symbole. Ils proviennent tous de forêts autour de la centrale : Takashi Homma a ainsi collecté plus de 100 spécimens de différentes variétés. Testés radioactifs, ils ont été interdits à la consommation. Pourtant irradiés, ils continuent à pousser paisiblement dans leur environnement naturel, leur dangerosité létale invisible à l’œil nu. Ces photographies sont regroupées dans l’ouvrage Mushrooms from the Forest de 2019 13
Pour Masato Seto (瀬戸正人), l’occasion de pénétrer dans la centrale de Fukushima Daiichi s’est présentée en février 2012, quand une agence de presse française lui a demandé d’y accompagner la délégation du ministre de l’environnement français afin de photographier l’événement. Protégé dans des combinaisons et sous des masques, le groupe a pu constater l’ampleur des dégâts causés par les explosions et la vague. Mais sous un beau ciel bleu sans nuage, avec l’océan apaisé à perte de vue, il était difficile d’imaginer le danger latent du lieu. Masato Seto dit avoir essayé de capturer dans son objectif le césium qu’il savait attaquer toute chose en cet endroit. Mais ses images en noir et blanc de la centrale et des paysages aux alentours ne nous montrent qu’un univers fantomatique où les éléments les plus effrayants sont en fait les combinaisons des visiteurs. Ces photographies ont été regroupées dans sa publication de 2013 intitulée Cesium-137Cs- 14.
Shimpei Takeda (武田 慎平) était à New York le 11 mars 2011, mais il a été très marqué par les images du désastre qui se déroulait à la centrale, puisqu’il est originaire de Fukushima. Peu au courant des tenants et aboutissants de la radioactivité avant la catastrophe, il s’est rendu compte par la suite que les négatifs et papiers photographiques étaient sensibles aux radiations comme à la lumière naturelle. Dans les procédés argentiques, l’halogénure d’argent noircit quand il est exposé à des radiations électromagnétiques. Après des expérimentations diverses menées à partir de mai 2011, il s’est intéressé à «l’autoradiographie» des sols contaminés. En décembre 2011 et janvier 2012, Shimpei Takeda a ainsi collecté 16 échantillons de terre dans 5 préfectures différentes, à 12 endroits ayant tous un lien historique avec la mort : temples, sanctuaires, anciens sites de guerre, ruines de châteaux, etc. Il a ensuite déposé un échantillon sur un film photosensible (avec gélatine d’halogénure) pendant un mois. Les radiations émises par la matière radioactive contenue dans la poussière du sol ont impacté le négatif, produisant un enregistrement physique de la catastrophe15.
Depuis 2011, le photographe Yoi Kawakubo (川久保ジョイ) 16 a débuté la série The New Clear Age, constituée de photographies couleurs de vues de diverses centrales nucléaires japonaises, dont Fukushima Daiichi. A ces photos lumineuses de lieux et paysages liés au nucléaire, s’ajoute une autre série réalisée entre 2013 et 2016, intitulée If the Radiance of a Thousand Suns were to Burst at once into the Sky. Ce titre est extrait d’une citation du physicien américain Robert Oppenheimer (1904-1967), directeur scientifique du Projet Manhattan, surnommé le «père de la bombe atomique» : «If the radiance of a thousand suns were to burst into the skies, that would be like the splendour of the Mighty One...» Cette citation provient de la Bhagavad-Gita, cœur du poème épique Mahabharata, un des textes sacrés de l’hindouisme. Un des avatars du dieu Vishnu y proclame qu’il «est devenu la mort, le destructeur des mondes», ainsi que se voyait Oppenheimer 17.
Pour cette série, Yoi Kawakubo s’est rendu dans la préfecture de Fukushima. Comme Shimpei Takeda, il utilise des films photographiques recouverts de gélatine d’halogénure afin de capturer l’action des radiations. Mais lui utilise des films couleurs et les enterre directement dans la zone d’évacuation autour de la centrale (films enterrés entre 2013 et 2016). Il les retire après plusieurs mois, puis les imprime sur un très grand format (impressions réalisées jusqu’en 2019 pour cette série). La radioactivité engendre ici des images à la séduction dangereuse : difficile de voir le côté obscur du nucléaire dans ces photos aux douces tonalités colorées.
Bien d’autres photographes ont témoigné à leur façon de la terrible catastrophe du 11 mars 2011, et continuent encore aujourd’hui. Parce ce que la photographie est par définition l’enregistrement d’une réalité, personnelle comme universelle, elle est peut-être pour cette raison le médium le plus à même de témoigner de l’impermanence et de la fragilité de toute chose dans un contexte post-catastrophe…
Charlène VEILLON
- Site du musée mémorial du grand tremblement de terre du Kantô : https://tokyoireikyoukai.or.jp/ireidou/history.html(japonais uniquement)
- Hatakeyana Naoya, Kesengawa /気仙川, 河出書房新社, 2012. Editions Light Motiv, 2013, pour la version français/anglais.
- Hatakeyama Naoya, Rikuzentakata 2011-2014 /陸前高田 2011-2014, 河出書房新社, 2015. Editions Light Motiv, 2016, pour la version français/anglais.
- Site de Keizô Kitajima : https://keizokitajima.com/about/
- Site de Kôzô Miyoshi : https://8x10.jp/
- In the Wake. Japanese Photographers respond to 3/11, Musée des beaux-arts de Boston, 2015, p. 27.
- Site de Yuki Iwanami : https://www.yukiiwanami.com/
- Le SUGOI POD « 11 mars 2011 - 11 mars 2022 : Photographies de la vie après la catastrophe par Yuki Iwanami » de mars 2022 est consacré à ce photographe : cliquer ici
- Site de Takahiro Yamashita : http://takahiro-yamashita.co.uk/
- Site du centre 3331 Arts Chiyoda : https://www.3331.jp/en/
- Site de Lieko Shiga : https://www.liekoshiga.com/
- Amanda Maddox, « A Japanese Photographer’s Encounters with Natural Disastershttps », Aperture, 2019 : https://aperture.org/editorial/lieko-shiga-amanda-maddox/
- Homma Takashi, Symphony - mushrooms from the forest , case Publishing, 2019.
- Seto Masato, Cesium -137Cs-, Place M, 2013.
- Site de Shimpei Takeda : http://www.shimpeitakeda.com/
- Site de Kawakubo Yoi : https://www.yoikawakubo.com/
- Vidéo de Robert Oppenheimer citant la Bhagavad-Gita : https://www.youtube.com/watch?v=pqZqfTOxFhY
Légendes
ill.1 – Naoya Hatakeyama, Rikuzentakata / Takata-cho 2011.5.2, 2011 C-print © Naoya Hatakeyama
ill.2 – Takahiro Yamashita, série Iwaki, Fukushima, 20/03/2011 © Takahiro Yamashita
ill.3 – Yuki Iwanami, Threads in the dark © Yuki Iwanami
ill.4 – Yoi Kawakubo, If the Radiance of a Thousand Suns were to Burst at once into the Sky I, 2016, unexposed colour photographic film buried under soil in radioactive location © Yoi Kawakubo
KAI FUSAYOSHI (甲斐 扶佐義) 🖋
Kai Fusayoshi, Au Honyaradō – Chibi, 1977-80 © Kai Fusayoshi
Kai Fusayoshi, L’heure du lait, 1976 © Kai Fusayoshi
Kai Fusayoshi, Du haut du mirador, 1976© Kai Fusayoshi
Kai Fusayoshi, Où est-ce que je m’assois ?, 1978© Kai Fusayoshi
Kai Fusayoshi : Carte féline de Kyoto
par Cécile Laly (article extrait du livre Neko Project aux éditions iKi)
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Avant que les premiers neko cafés (bars à chat) n’apparaissent officiellement sous cette appellation dans les années 2000, le Honyarado, un restaurant de Kyōto qui était le lieu de rassemblement de la jeunesse contestataire de la ville dans les années 1970, s’essayait déjà involontairement au concept.
Disparu sous les flammes dans la nuit du 15 au 16 janvier 2015, le Honyarado ouvrit en 1972 dans le quartier de Demachi à côté de l’université Dōshisha. Son nom, Honyarado , doit être compris comme " espace de jeux pour enfants " (littéralement, le mot renvoi aux petits igloos utilisés par les enfants dans les alentours de la ville d’Ojiya, préfecture de Niigata). Le choix de ce nom serait inspiré du manga Mr Ben de l’hôtel-igloo (hon.yaradō no ben-san) publié par Tsuge Yoshiharu (1937) dans le mensuel Garo en juin 1968. Les instigateurs de ce projet de café étaient le photographe Kai Fusayoshi (1949-), Katagiri Mitsuru (1945), plus connu sous son nom de plume Nakao Hajime, hippie et activiste originaire de Tōkyō qui avait précédemment participé aux mouvements étudiants à l’université Waseda; son frère aîné, Katagiri Yuzuru (1931), poète, qui devint pionnier de la musique folk dans la région du Kansai et traduisit en japonais les chansons de Bob Dylan; Okabayashi Nobuyasu (1946), chanteur folk surnommé le Dieu de la Folk ou encore le Bob Dylan du Japon; Muro Kenji (1946), un ami d’enfance de Nakao, poète, critique et éditeur en chef de la revue Beheiren News; ainsi que Hayakawa Masahiro (1944-) et son " groupe ambulant de menuisiers charpentiers ". Des étrangers spécialistes du bouddhisme ou liés au mouvement Free Speech de San Francisco aidèrent également aux préparatifs. Finalement, le jour de l’ouverture, le 30 mai 1972, pas moins de 500 personnes se déplacèrent pour assister à la lancée du projet avec, parmi elles : Kubo Keinosuke (1923), un des producteurs du film Tora ! Tora ! Tora ! (1970) et Fujieda Mioko (1930-2011), féministe et traductrice en japonais de Sexual Politics (1970) de Kate Millett (1934-2017).
Les deux frères Katagiri, Okabayashi et Fujieda devinrent ensuite tous les quatre professeurs à l’université Seika (Kyōto). Nakao en fut même le Président pour plusieurs mandats (1997-2006). L’université Seika était toute jeune au moment de l’ouverture du Honyarado, elle avait été créée en 1968 par Okamoto Seiichi (1905-2001), un professeur de l’université Dōshisha (Kyōto) qui avait vu ses rêves de devenir maire de la ville tomber à l’eau en 1966. Un groupe d’étudiants de l’université Dōshisha et de l’université de Kyōto convaincus par ses idéaux révolutionnaires se regroupèrent, et ensemble, ils fondèrent l’université Seika. Okamoto n’accepta le poste qu’ à condition de pouvoir y imposer sa vision. Il rédigea alors la charte qui régule encore l’université, mettant en avant des principes tels que l’autonomie, la liberté et le respect des étudiants. Les gens qui se retrouvaient à Seika étaient les mêmes que ceux qui se retrouvaient au Honyarado, les deux espaces étaient complémentaires. Avec Seika, ils avaient un lieu qui permettait une éducation officielle. Le Honyarado leur offrait un espace de liberté et de rencontres.
Honyarado devint donc le point de rassemblement de la jeunesse Kyōtoïte et internationale engagée. Il abrita les bureaux des comités de soutien au chanteur folk Nakagawa Gorō (1949-) lors de son procès pour obscénité. En 1970, ce dernier avait annoncé arrêter la chanson et était devenu l’éditeur en chef de la revue Folk Report. Mais dès la sortie du premier numéro en hiver de la même année, Nakagawa se retrouva accusé de production de contenu obscène à cause de son texte Votre Honneur, qu’est-ce que l’amour ? (saibanchō dono, aitte nani ?). Son procès dura pendant plusieurs années, de 1973 à 1978, pendant lesquelles le Honyarado servit de bureau de préparation de sa défense. Le café abritait également les bureaux du Mouvement pour la libération des prisonniers politiques s’opposant à la Guerre du Viêt Nam (1955-75). Par ailleurs, il accueillait concerts, rencontres de poésie, lectures, ou encore cours d’anglais selon les principes de la méthodologie directe (GDM). Parmi les habitués, en plus des gens déjà cités on comptait entre autres Nishio Shimako (1949), chanteuse et puéricultrice adepte des méthodes éducatives de la Summerhill School; Imae Yoshitomo (1932-2015), auteur de littérature pour enfants; Itō Takashi (1949), sculpteur, aujourd’hui professeur à l’université des arts d’Ôsaka; Kaihara Hiroshi (1947-2005), peintre et illustrateur; Tanikawa Shuntarō (1931-), poète ayant travaillé une interprétation poétique de la Déclaration universelle des droits de l’homme; Kenneth Rexroth (1905-1982), poète américain leader de la Renaissance poétique de San Francisco; Shiraishi Kazuko (1931), poètesse érotique; Nakayama Yō (1931-1997), spécialiste de littérature américaine; ou encore l’américain Harvey Wasserman (1945), auteur de l’Histoire américaine selon Wasserman (1972), contributeur à la création du mouvement mondial antinucléaire et activiste de Greenpeace qui séjourna plusieurs reprises avec son sac de couchage dans les locaux… pour reprendre les mots de Kai, il semblerait que le Honyarado pratiquait le couchsurfing avant l’heure.
La présentation du Honyarado comme haut lieu Kyōtoïte de la contre-culture n’est plus à faire, mais ce bar présentait en outre un aspect moins connu et qui nous intéresse plus particulièrement ici. Kai géra ce café de son ouverture jusqu’en 1981 (puis de 1999 à 2015), et durant ce temps, il habitait une pièce au fond du premier étage. Du plus loin qu’il puisse se rappeler, il y avait toujours des chats au Honyarado. Des chats errants venaient régulièrement de leur plein gré, de nulle part, les uns après les autres. Parfois des femelles venaient se cacher pour mettre bas. Il arrivait également que des clients du bar ramènent des chats qu’ils ne pouvaient plus garder ou des chatons abandonnés qu’ils avaient trouvés dans la rue en venant. Jusqu’au début des années 1970, il n’y avait aucune règlementation au Japon concernant les animaux errants ou domestiques, leur traitement, leur abandon. Il semblerait que même après le vote de la loi pour la protection et le contrôle des animaux (Dō-kan-hō) en 1971, il fallut un certain temps avant que les habitudes changent. Le flux félin du Honyarado était constant. Ces chats vivaient comme des chats errants. Parfois un client en adoptant un, l’emmenant sous son bras après un dernier verre. Le Honyarado fonctionnait donc comme un neko café , ce qui était très inhabituel.
Dans ce bouillon culturel, au milieu des allers et venues humains et félins, trois chats s’imposèrent : Gomi, Demachi Komachi et Chibi. Ils sont reconnaissables sur de nombreuses photos de Kai. Le chaton blanc miaulant derrière la porte d’entrée vitrée du Honyarado est Gomi. Son nom, qui littéralement signifie " poubelle " , lui a été attribué car il était particulièrement " cassepieds " et faisait beaucoup de bêtises. Chibi était le chat tigré que l’on voit perché sur l’enseigne extérieure du Honyarado, lieu prisé des trois compères, car en hauteur à l’abri des mains ennuyeuses et de surcroît agréablement chaud pendant l’hiver. Chibi est un nom habituel pour un chat en japonais, comme " minet " ou " minou " en français. Le chat noir et blanc étalé sur un banc du bar avec un enfant (Fujita Ayumu, le fils de Nishio-Fujita Shimako) n’est autre que Demachi Komachi. " Demachi " fait référence au quartier où se trouvait le Honyarado; " Komachi " est une métaphore exprimant l’idée d’un lieu où il y aurait beaucoup de jolies femmes, donc en entendant ce nom, les Japonais s’imaginent un chat très beau, très élégant. D’autres félins tentèrent de s’installer au Honyarado, comme le chat calico que l’on voit dormir sur la caisse et le chaton noir allongé entre une ex petite amie et son enfant, mais ils ne restèrent pas assez longtemps pour être gratifiés d’un nom. Peu de temps après leur arrivée, le premier mourut écrasé par une voiture et le deuxième fut adopté par un client du bar. Depuis la fenêtre, le haut de l’enseigne extérieure, ou la caisse, Gomi, Demachi Komachi et Chibi étaient autant les gardiens que les acteurs de l’esprit de contestation qui habitait les lieux pendant les années 1970.
Kai commença à s’intéresser à la photographie dès son enfance – sa grande soeur lui offrit un appareil photo alors qu’il avait 11 ans –, mais c’est à partir de la fin des années 1960, lorsqu’il quitta Ōita pour Kyōto afin de rejoindre l’université Dōshisha dans l’idée de devenir professeur de sport, qu’il commença à sérieusement s’impliquer et qu’il devint finalement photographe. Adepte de straight photo argentique noir et blanc, médium qu’il continue d’utiliser aujourd’hui encore – même si depuis quatre ans, il s’essaie aussi au numérique et à la couleur –, il se tourna vers ce qui composait sa vie quotidienne, les gens qu’il croisait dans la rue et au Honyarado. Étrangement, il se mit à chercher les chats errants de sa ville d’adoption. Si, dans ses livres, il dit ne pas être un homme à chats afin d’éviter les étiquettes, il ne fait aucun doute qu’il était (et qu’il est toujours) sous le charme de ces boules de poils. Il a jusqu’à présent publié pas moins de cinq livres de photographie consacrés aux photos de chat : Pontochō neko no izumi (les chats de Pontochō, 1994), Neko no izumi (les chats de Kyōto, 1996), Neko machi sagashi (à la recherche des chats errants, 1999), Kyōto neko machi sagashi (à la recherche des chats errants de Kyōto, 2000), et Kyōto neko machi Blues (Le blues des chats errants de Kyōto, 2011). Tout comme la photo, sa relation avec les chats, qu’ils soient errants ou domestiques, remontait à son enfance. En effet, il grandit dans une ferme où étaient élevées des poules qu’il fallait protéger des chats errants à l’aide de pièges. À la maison, ils avaient un chat calico qui s’appelait Lili.
Quand Kai commença à photographier les chats de Kyōto, les photographes dont il aimait le travail n’avaient rien à voir avec la gent féline; il aimait plus particulièrement les travaux du russe Roman Vishniac (1897-1990), ceux du hongro-français Brassai (1899-1984), et des japonais Kuwabara Kineo (1913-2007), Ueda Shōji (1913- 2000), et Miyamoto Tsuneichi (1907-1981). L’origine de son intérêt pour la photo de chat est donc à chercher ailleurs et découlerait directement de son goût pour les jolies filles. Il aimait passer du temps avec elles et les photographier. Pour placer ses modèles dans les rues de Kyōto, faisant d’une pierre deux coups, il eut l’idée de leur proposer d’aller ensemble à la recherche de chats errants.
Les photos de chats publiées dans les livres de photo de Kai datent principalement des années 1970 et du début des années 2000. Quand il commença à photographier les chats errants, il nota que dans le quartier de Kiyamachi – Pontochō, un chat noir et blanc surnommé Kuro (ce qui signifie " noir " en japonais), semblait mener son petit monde à la baguette. Relativement imposant, il chassait tous les autres chats errants du coin. Connu des geiko et commerçants, le midi il passait à Sakahoko, un restaurant de chanko nabe, et dans le même quartier quelqu’un lui laissait un petit coussin sur le trottoir pour qu’il s’y repose avec une note à côté disant " je fais la sieste, ne pas déranger ". Il était apprécié des commerçants et chacun lui attribuait un nom différent. Il répondait de la même manière qu’on l’appelle Kuro, Gonta ou Tarô. Dans les années 1970, croiser et photographier Kuro faisaient partie de la vie quotidienne de Kai. Ils semblaient errer dans les mêmes quartiers et partager les mêmes horaires.
Depuis les années 1970, Kai marche et flâne chaque jour dans les rues de Kyōto, son appareil autour du cou. À l’époque, il cherchait les chats et les jolies filles. Il parlait également avec les gens qu’il croisait au fur et à mesure de ses aventures urbaines. Puis, avec ses trajets, ses emplois du temps et les histoires dont il était témoin, il remplissait des dizaines et des dizaines de carnets qu’il stockait au Honyarado. En 2015, il en avait rempli environ 320 qui malheureusement furent tous perdus lors de l’incendie. Ces carnets contenaient une mine incroyable d’informations collectées quotidiennement pendant plus de quarante ans. Aujourd’hui, Kai continue d’écrire un journal, mais il n’écrit plus dans des carnets de papiers, il a un site en ligne, gardant le contenu à l’abri des flammes et d’autres catastrophes.
Quelques-unes des histoires et anecdotes qu’il avait collectées ont été racontées dans ses livres de photo. Ainsi, il nous renseigne sur la relation que les Kyōtoïtes entretiennent avec les chats errants et parfois avec les chats domestiques. Dans Le blues des chats errants de Kyōto (2011), il rapporte par exemple qu’une maison du quartier de Shirakawa Sanjō arborait une chatière et sous les plaquettes posées sur la porte d’entrée affichant le nom des habitants humains se trouvaient aussi des plaquettes avec les noms des chats habitants la maison : Hotaru, Mikku, Opéra et Madonna. Il nota pareillement que dans Kyōto, deux ou trois personnes se promenaient avec leur chat sur les épaules. L’une d’entre elles, une femme âgée qui travaillait dans un restaurant chinois, faisait ainsi régulièrement une promenade avec son chat perché sur ses épaules, dans le quartier Hanami Koji de Gion. Lorsqu’il la croisa pour la première fois, il se rendit compte que le chat avait une laisse et cela lui rappela de mauvais souvenirs, car lorsqu’il était enfant, il avait un chien, et n’ayant pas de vrai collier, il lui avait mis un élastique autour du cou, ce qui l’avait blessé et l’avait fait hurler. Ce cri reste gravé dans sa mémoire aujourd’hui encore. Familier de ses voisins commerçants, il se souvient aussi que la propriétaire du restaurant Nakajima-shokudō se rendait tous les jours au palais impérial vers 18h pour nourrir les chats errants et les corneilles. D’autres commerçants avaient des chats domestiques à l’int rieur de leur magasin. C’était par exemple le cas du gérant de la boutique de montres Yamaguchi de la rue Nijō. Ces chats devenaient des sortes d’enseignes du commerce, comme des manekineko, la petite statue de chat ayant une patte levée que l’on trouve de temps à autre à côté de la caisse des commerçants japonais.
À partir des années 2000, de plus en plus de personnes commencèrent à afficher leur amour des chats et à partager des photos et des vidéos de chats sur internet. Kai connaissait bien les chats de Kyōto pour les avoir photographiés pendant plusieurs années, il eut alors l’idée de créer une carte qui indiquerait où trouver les chats errants dans la ville. Cette carte fut publiée dans Le Blues des chats errants de Kyōto (2011). Pour lui, c’était un peu comme rendre service aux amoureux des chats et à ceux qui, pour une raison ou pour une autre, voudraient savoir où trouver des chats errants, par exemple le photographe Iwagō Mitsuaki (1950-). Ce dernier, aujourd’hui célèbre pour photographier des chats à travers le monde (même si au départ il était photographe animalier sans être particulièrement spécialisé dans les félins), est venu plusieurs fois à Kyōto faire des photos et ne manqua pas de demander conseil à Kai pour choisir ses lieux de prise de vue. Dès son premier livre de photo de chats en 1996, Kai mentionnait l’idée d’une carte des chats et chaque photographie était accompagnée d’une légende informant du lieu de la prise de vue. Dans son troisième livre de photo consacré aux chats errants, publié en 2000, il écrivit également un long texte qui décrit neuf parcours sur lesquels il était possible de rencontrer des chats. Ces parcours étaient ceux qu’il réalisait lui-même dans sa vie quotidienne, principalement entre ses lieux de travail et de vie. Le premier parcours qu’il recommande va de Demachi à Furukawacho, le deuxième tourne autour de Honyarado, le troisième autour du quartier de Pontochō, le quatrième autour de Kiyamachi, le cinquième est à réaliser le soir et se situe entre Kiyamachi et Gion, le sixième se situe entre Imadegawa et la rue Ogawa, le septième enchaine Demachi, Tadasu-no-mori, Tanaka, le sanctuaire Ichijōji, Shūgakuin, Matsugasaki et Shimogamo, le huitième tourne autour de Gion Kaogawa, et le neuvième autour de Yamashina. Il avance, tourne dans telle rue, traverse tel ou tel pont, se dirige vers le nord, puis l’est, il s’arrête dans tel établissement pour y prendre un café, et ici et là il rencontre des félins. De même que les chats avaient servi d’excuse pour passer du temps avec des jolies filles et les photographier, dans la description de ces parcours, les chats étaient à nouveau une excuse servant un autre but, à savoir donner une vue kaléidoscopique de l’histoire de Kyōto en racontant des anecdotes historiques propres à chacun de ces lieux et en présentant les personnes célèbres les ayant habités.
Kai a photographié les rues de Kyōto quotidiennement pendant quarante ans et a ainsi été le témoin de l’évolution de la ville. Il ne fait aucun doute que la présence des chats errants et leur déplacement au cours d’une journée, mais aussi au fil des années, sont en lien direct avec l’activité économique des quartiers et de la ville. Dans les années 1970, les chats errants étaient nombreux à Kyōto. Tôt le matin dans les quartiers qui avaient une vie nocturne, ils fouillaient les poubelles lorsqu’elles étaient à peine sorties. À Pontochō, par exemple, les rues sont très étroites et les éboueurs circulaient lentement, laissant le temps aux chats de faire un festin pour le petit déjeuner. Une fois le ventre plein, ils s’allongeaient au milieu de ces petites rues calmes. Devant le cinéma porno, c’était dans l’après-midi que l’on pouvait en voir, car les clients de ce type d’établissement sont plutôt nocturnes. Et dans les cimetières, au contraire, lieux tout le temps calmes et où on laisse des offrandes sous forme de nourriture, on trouvait (et on trouve toujours) des chats à n’importe quelle heure. Même si les chats errants sont les animaux les plus représentés dans le centre de la ville, il n’y a pas qu’eux. Le soir, en tant attentif, d’après Kai, on peut apercevoir des belettes, des ragondins, des civettes masquées, des tanuki, des hiboux et parfois des serpents. Contrairement aux chats errants, ces animaux qui n’interagissent pas directement avec les humains sont encore là aujourd’hui. Vers Gion et vers l’université de Kyōto, de temps en temps on peut croiser des biches ou des sangliers. En période de crue, on retrouve régulièrement toute sorte d’animaux dans la Kamogawa. Avec le courant, ils sont poussés jusqu’au centre. Durant la crue de juillet 2018, on a vue des sangliers et des biches. La présence de ces animaux s’explique par le fait que la ville de Kyōto est une cuvette encerclée de montagnes et de forêts. Pour cette même raison, il y a aussi eu des singes récemment. Kai aurait même entendu dire qu’il y a environ 70 ans, lors d’une très grande crue, plusieurs vaches se seraient retrouvées emportées dans la Kamogawa jusqu’au centre-ville. Avec la bulle, puis son éclatement, Kyōto a beaucoup changé. Suite à la baisse du taux de natalité, les écoles élémentaires du centre-ville se sont réorganisées. Certaines ont fermé, laissant des espaces vides dans lesquels des populations de chats se sont installés. À l’inverse, avec la volonté d’accueillir toujours plus de touristes depuis ces dix dernières années, il y a des endroits qui ont été désertés par les chats, comme le nord du chemin de la philosophie. Avant, c’était un paradis pour eux mais maintenant c’est celui des amateurs de selfies. Les bords de la Kamogawa ont aussi beaucoup changé. Quand le fils de Kai avait 6 ans, il appelait les bords de la Kamogawa " neko-chan land (le pays des chats) " ou " le petit chemin des chats ". Sous les ponts de la Kamogawa, il y avait des sans domicile fixe. Chats et SDF se partageaient l’espace, mais il y a une dizaine d’années, la ville décida de faire des travaux d’embellissement qui délogèrent les SDF. Lorsque ces derniers furent déplacés, les chats errants partirent avec eux. En 2015, par le biais d’un arrêt régulant la coexistence entre les humains et les animaux, la ville de Kyōto émit également une interdiction de nourrir les chats errants. Au fur et à mesure que la population de touristes augmenta, la population de chats errants diminua… et des neko cafés ouvrirent. Aujourd’hui, il doit y en avoir presque une dizaine à Kyōto.
Pour conclure, notons que Kai ne s’est pas limité à photographier les chats errants de Kyōto. Il en a aussi photographié dans d’autres villes du Japon, comme à Nagasaki, et à l’étranger, par exemple au Portugal à Porto et Belmont, en Inde à Calcutta, Cochin et Mattancherry, ou encore à Amsterdam. Cherchant inconsciemment des chats partout où il voyage, il s’est rendu compte que les villes dans lesquelles il y avait beaucoup de chats errants taient des villes ou les maisons étaient anciennes et où il faisait bon vivre. Il semblerait donc que la prochaine fois que vous déménagerez, vous devriez demander conseil à nos amis félins pour choisir votre quartier.
Pour aller plus loin dans la découverte de Kai Fusayoshi et son univers, n’hésitez pas à consulter son site en cliquant ici
Kai Fusayoshi, Chat au Honyaradō, 1976-77 © Kai Fusayoshi
Kai Fusayoshi, Quartier d’Izumojikagurachō, 1976 © Kai Fusayoshi
Je remercie Sophie Cavaliero de m’avoir invitée à participer à Neko Project, et aussi Kai Fusayoshi (photographe), Sachiko Hamada (photographe et assistante de Kai), Oussouby Sacko (Président de l’université Seika), Inoue Shō.ichi (Professeur et ami de Kai), Sylvain Cardonnel (Professeur, ami de Kai et client régulier du Hon.yaradō et du Hachimonjiya), ainsi que Shuntō Ken.ichi (Doctorant et photographe spécialiste du traitement politique des animaux au Japon, notamment à Kyoto), pour le temps et l’aide qu’ils m’ont accordée lors la rédaction de ce texte.
Note aux lecteurs
Les noms japonais sont écrits dans le sens japonais, à savoir le patronyme suivi du prénom.
La transcription des noms propres est réalisée à l’aide du système Hepburn modifié.
- Quelques références bibliographiques utiles
Kai Fusayoshi, « Hon.yaradō et la contre-culture », traduit par Sylvain Cardonnel, version française non publiée (「対抗文化のなかのほんやら洞」『グラフィケーション』16号version numérique) - « Interview de Kai Fusayoshi par son assistante Hamada Sachiko », traduit du japonais par Sylvain Cardonnel, publié sur echo.hypotheses.org (Texte original en japonais publié sur le site web de Kai Fusayoshi, sur sa page de profile, 2010)
- Inoue Shō.ichi, « Sexologie du manekineko », La tentation des poupées: de manekineko à Colonel Sanders » éd. Sanseidō, Tokyo, 1998, p. 179-262 (井上章一「招き猫のセクソロジー」『人形の誘惑 : 招き猫からカーネル・サンダースまで』三省堂1998年)
- Shuntō Ken.ichi, “The Changes of Stray Cats Policy in Kyoto City. Stray Cats Are Denied by Logic of Animal Management and Animal Welfare”, Japanese Journal of Human Animal Relations, March 2017, no 46, p. 53 (春藤献一「京都市における野良猫に関する政策の変遷 一動物の管理と愛護の論理による野良猫というあり方の否定一」『ヒトと動物の関係学会誌』2017年3月号(46号))
- Shuntō Ken.ichi, « Historique des relations entre les personnes et les chats errants à Kyoto », in Inaga Shigemi (éd. ), A Pirate's View of World History : A Reversed Perception of the Order of Things From a Global Perspective, éd. Shibunkaku Shuppan, Kyoto, 2017, p. 569-580 (春藤献一「京都における人と野良猫の関係史」稲賀繁美編『海賊史観からみた世界史の再構築――交易と情報流通の現在を問い直す』思文閣出版, 2017年)
- Shuntō Ken.ichi, « Création de l'Association japonaise de protection des animaux sous l’occupation », Nihon Kenkyū, no 57, mars 2018, p. 189-219 (春藤献一「占領下における社団法人日本動物愛護協 会の成立」『日本研究』第57語 2018年03月30日p. 189-219)
KIMIKO YOSHIDA (吉田公子) 🖋
Autoportraits de ce qui n’est plus… ou presque !
par Charlène Veillon
Temps de lecture ⏰
20 minutes
« Tout ce qui n’est pas moi m’intéresse. »
Ce furent là les premiers mots de la photographe japonaise Kimiko Yoshida lors de notre rencontre1. Déclaration a priori surprenante au vu de son œuvre essentiellement constituée d’autoportraits ! On comprend dès lors que la représentation narcissique de sa figure n’est pas l’enjeu esthétique du travail de Kimiko Yoshida.
Depuis ses toutes premières séries d’autoportraits débutées en 2001, l’artiste cherche en réalité à disparaître de l’image en usant de divers artifices. Au-delà d’une réflexion sur la vanité de la représentation de soi, la photographe médite plus largement sur la vanité des images qui, par définition, ne peuvent que montrer une absence : un instantané peut seulement capturer une image du sujet et non le sujet même…
Chez Kimiko Yoshida, il y a une mise en abyme de la disparition qui menace jusqu’à l’image elle-même. En effet, son portrait, ce reflet intangible et précaire, tend à se dissoudre dans l’arrière-plan monochrome ou à se dissimuler sous les rares accessoires (objets, masques ou tissus) qui escortent la figure. La photographie de Kimiko Yoshida aspire à l’abstraction, quand le genre de l’autoportrait, par définition, le lui refuse.
En parlant de ses œuvres, l’artiste évoque des «monochromes ratés», mais dont le «ratage» ou l’«imperfection» constitue justement le punctum défini par Roland Barthes dans La Chambre claire, c’est-à-dire ce point qui dans l’image interpelle le regard et témoigne de la présence de cette figure qui a déjà disparu. Au-delà de toute anecdote, au-delà de l’illustration de la temporalité d’un récit ou d’une narration, les autoportraits photographiques de Kimiko Yoshida visent à l’intemporalité, à l’hiératisme, à l’intangibilité.
Parmi les premières séries de l’artiste se trouve celle intitulée Les Mariées célibataires. Autoportraits2. D’emblée, avec cette série, se met en place le protocole conceptuel et formel qui définit l’œuvre de Kimiko Yoshida. Ce protocole, qui préside également aux séries photographiques ultérieures, est marqué du sceau du minimalisme : toujours un même sujet – l’artiste est son propre modèle – ; un même cadrage – sur le visage ou le buste de face et centré – ; un même format – des tirages de forme carrée – ; une même dimension – des carrés de 142, 120, 110 or 28 centimètres de côté, selon la série – ; une même couleur, quasi monochrome, unissant l’arrière-plan et la figure nue ou parée (maquillage, perruque, vêtement) ; un même éclairage indirect – une lumière neutre fixe de deux ampoules au tungstène de 500 watts – ; un même titre spécifiant la série.
Par exemple, avec Les Mariées célibataires. Autoportraits3, le titre se divise toujours en trois temps : dans La Mariée veuve. Autoportrait (qui date de 2001 et qui est le tout premier autoportrait de la série), le terme «Mariée» présente la fiction ; le second terme (ici «veuve», mais ce peut être également le nom d’une ethnie, d’un personnage célèbre ou d’un tableau) représente l’intervalle entre la vérité et le mensonge : il est une vérité de départ, une référence, une allusion, mais la «mariée» n’est pas réellement «veuve» ; enfin, le dernier terme, «autoportrait», le plus essentiel selon l’artiste, établit la seule réalité dans l’œuvre foncièrement fictionnelle de Kimiko Yoshida, tout en introduisant aux fonctions de transformation, d’altérité et d’hybridation. Cette figure qui peut être à la fois «mariée », «célibataire» et «veuve» est un paradoxe imagé constant, où se croisent la hantise personnelle de l’artiste à l’égard du mariage4 et sa liberté à «endosser» des identifications multiples aussi facilement que les costumes dont elle se pare.
La photographie de Kimiko Yoshida, qui ne relève ni de la tradition du reportage ni de celle des avant-gardes, mais qui rappelle tant la peinture5, doit être pensée à la fois dans sa représentation symbolique, ses allusions intellectuelles et son support matériel. Car il est certain que, comme pour la plupart des peintres, le travail de cette artiste s’effectue principalement – ce qui ne veut pas dire uniquement –, en amont de la prise de vue, dans le processus conceptuel et la préparation intellectuelle de l’image que l’acte photographique vient concrétiser et fixer. La référence à l’art pictural établie ici n’est pas anodine puisque Peinture. Autoportrait6 est précisément le nom que l’artiste a donné à une nouvelle série débutée en 2007.
Outre ce titre qui se réfère explicitement au genre de la peinture, la technique de tirage de cette série appuie ce parallèle avec le tableau. En effet, ces photographies ne sont pas des impressions sur papier, mais des tirages par impression digitale pigmentaire d’archivage sur toile de coton tendue sur châssis. Le médium photographique s’hybride donc ici avec la toile, originellement réservée à la peinture.
Le rendu de l’œuvre s’en trouve bouleversé. Alors que, dans les séries précédentes, la photographie est imprimée sur un papier photo (chimique) satiné contrecollé sur une plaque de plexiglas – dont la brillance permet divers jeux de reflets de la lumière, du décor ou du regardeur se superposant à l’image –, les toiles de Peinture. Autoportrait ont un rendu plus doux, plus velouté, plus mat, annihilant ces effets réfléchissants et les parallèles avec le miroir. Peinture marque aussi, en 2009-2010, le passage au numérique de l’artiste (même si cela n’a rien changé au fait que Kimiko Yoshida ne retouche jamais ses photographies).
L’hybridation des techniques et des supports de cette série contamine également la distinction des genres qui marque ordinairement la hiérarchie dans les beaux-arts. En effet, le titre de chaque autoportrait de cette série fait référence à un chef-d’œuvre de l’histoire de l’art : par exemple, Peinture (Mme de Pompadour de François Boucher). Autoportrait de 2010 (ill. 1) évoque une huile sur toile du peintre François Boucher, intitulée La Marquise de Pompadour assise en plein air de 1758, conservée au Victoria & Albert Museum. Ce n’est pas une copie, encore moins un pastiche que cherche à faire Kimiko Yoshida, mais une allusion mentale au tableau qu’elle cite : ici, l’amplitude de la robe blanche signée Paco Rabanne flottant au-dessus de la tête et des épaules de l’artiste pourrait rappeler la vaste et enveloppante toilette de soie blanche qui s’étale dans le tableau autour de la favorite de Louis XV.
Le domaine de la mode – plus précisément de la haute couture –, est donc également mobilisé par la série Peinture, qui comprend d’abord, de 2007 à 2010, 38 portraits de l’artiste usant de vêtements et d’accessoires de différents couturiers, puis s’enrichit en 2010 de 82 autoportraits réalisés avec les robes couture empruntées au Patrimoine Paco Rabanne.
Dans cette série comme pour Les Mariées célibataires, Kimiko Yoshida s’impose le même protocole minimaliste : le fond de la photographie est toujours un grand champ monochrome (en réalité, un tissu tendu contre le mur de l’atelier) dans lequel la figure, maquillée et vêtue de parures aux couleurs approchantes, tend à se fondre pour disparaître. Cependant, avec Peinture, Kimiko Yoshida a donné une nouvelle direction à sa posture esthétique. Celle-ci n’est plus uniquement destinée à traduire l’intangibilité de la Mariée et la fragilité de la figuration, mais procède également de la pratique du «détournement» selon le terme choisi par l’artiste en référence à Guy Debord.
En effet, la photographe s’emploie dans cette série à détourner de leurs significations anciennes aussi bien la pratique de la photographie elle-même que la mode et les chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art, principalement pictural. C’est ainsi qu’elle peut devenir le temps d’une photographie, le modèle de Peinture (Judith de Cranach l’Ancien). Autoportrait de 2010 (ill. 2), reprenant un trait caractéristique (Jacques Lacan dit un « trait unaire ») et arbitraire d’un souvenir personnel de l’artiste concernant l’huile sur bois intitulée Judith, peinte par Lucas Cranach l’Ancien vers 1530, et conservée au Kunsthistorisches Museum de Vienne. En détournant accessoires et robes de Paco Rabanne (comme ici, où une jupe de métal est portée improprement autour du cou, et ce qui semble être un accessoire de crin noir bizarrement disposé sur le côté du visage), l’autoportrait de l’artiste devient une allusion mentale où s’hybrident le fond noir de la photographie et celui de la peinture, l’ample coiffe sombre de Kimiko Yoshida et le large chapeau à plumes du modèle peint, ou encore les lourds colliers que partagent les deux portraits.
Avec cette nouvelle série, en conjuguant au sein d’une même image différents supports (photographie/toile), disciplines (mode / peinture / photographie), genres (autoportrait / portrait d’une figure biblique) et espace-temps (France / Japon / Allemagne ; XXIe / XVIe siècles), tout en mélangeant un souvenir qui lui est propre avec le chef-d’œuvre d’un autre artiste, la photographe japonaise parvient à créer un nouveau syncrétisme artistique singulier, caractérisé entre autres par les notions de transitoire et d’impermanence, avec un soupçon d’ukiyo. Ce «monde flottant» japonais met en valeur les jouissances terrestres et les délicates beautés de la nature, tout en faisant valoir l’extrême fragilité et fugacité de ces plaisirs qui sont, telles les figures des autoportraits de Kimiko Yoshida, voués à la disparition.
1 : Les informations présentées dans cet article sont issues des écrits publiés par l’artiste et d’une série d’entretiens réalisés avec Kimiko Yoshida et son mari Jean-Michel Ribettes (qui participe activement à l’élaboration de l’œuvre) entre 2008 et 2012 dans le cadre de l’écriture de ma thèse consacrée à la photographe, intitulée « Mythes personnels et mythes pluriels dans l’œuvre de Kimiko Yoshida – Une esthétique de l’entre-deux – 1995-2012 ».
2 Les Mariées célibataires. Autoportraits, première série de l’artiste connue du public, débutée en 2001 et toujours en cours, composée de tirages Lambda sur papier Kodak Endura satiné, contrecollés sur Dibond et sous Diasec, 120 x 120 x 2,5 cm.
3 : La parution des Mariées se répartit principalement sur trois ouvrages publiés par Kimiko Yoshida chez Actes Sud : Marry Me !, 2003 ; All That’s Not Me, 2007 ; Là où je ne suis pas, 2010.
4 : Dans ses textes comme dans nos entretiens, la photographe a longuement évoqué le souvenir traumatisant de ses sept ans, lorsqu’elle a appris de la bouche même de sa mère le mariage forcé de ses parents au Japon.
5 : L’expression « photographie plasticienne » aurait pu convenir si cette terminologie n’avait déjà été employée par Dominique Baqué dans ses ouvrages consacrés à la photographie contemporaine, dans un sens si précis et orienté qu’il est quasiment impossible de la dissocier de ses écrits.
6 : Peinture. Autoportrait, impressions pigmentaires d’archivage sur toiles, vernis mat anti-UV, 142 x 142 x 3,6 cm.
Site de l’artiste : https://kimiko.fr/
Légendes
© Kimiko Yoshida
Courtesy Patrimoine Paco Rabanne
ill.1 (fond blanc)
Kimiko Yoshida, Peinture (Marquise de Pompadour de François Boucher). Autoportrait, 2010.
ill.2 (fond noir)
Kimiko Yoshida, Peinture (Judith de Cranach l’Ancien). Autoportrait, 2010.
PROVOKE 🖋
PROVOKE l’effervescence
par Sophie Cavaliero et Valérie Douniaux (article écrit pour artpress N°437)
Temps de lecture ⏰
30 minutes
Evoquer l’aventure du magazine Provoke exige du lecteur occidental d’aller bien au-delà d’une lecture « passive » classique, la découverte de la production photographique japonaise s’étant faite en France dans un évident désordre chronologique, au gré des échanges, expositions ou publications parvenus jusqu’à nous. Il a semblé alors vital de restituer l’évènement dans son contexte politique, social et économique avant de le contextualiser dans une période artistique commençant dès les années 1950.
Le Japon connaît un fort essor économique et industriel au cours des années 1960. Dans le domaine de la photographie, la production de matériel se développe et, avec elle, la pratique, professionnelle comme amateur. Les marques japonaises se font connaître à l’étranger : Canon, qui lance sur le marché son premier reflex, au début de la décennie 1960; Nikon, dès la guerre de Corée, par le biais des reporters internationaux basés à Tōkyō, ou grâce à son partenariat avec la NASA pendant l’épopée de la conquête de la lune. La scène photographique japonaise est d’ailleurs dominée à cette époque par le photojournalisme avec des figures emblématiques telles que Ken Domon, Ihei Kimura ou Yōnosuke Natori.
En dépit de cette croissance économique, le pays connaît une crise sociale et politique. D'un côté une culture d'importation, principalement américaine et introduite avec l'Occupation post-guerre, s'impose dans l'archipel ; de l'autre, cette période débute avec la signature très contestée du traité de coopération mutuelle et de sécurité entre les États-Unis et le Japon, (ANPO, signé en 1951 avec le Traité de paix), et se termine avec des mouvements étudiants et contestataires d'une grande violence. Les Etats Unis sont certes la première cible de ces protestations, mais celles-ci s'adressent aussi aux représentants du pouvoir national ou de projets locaux, comme celui de la construction de l'aéroport de Narita à Sanrizuka, expropriant des centaines de fermiers, une lutte toujours d'actualité. Tous ces événements font l'objet de publications, provenant des syndicats ou de photojournalistes professionnels, mais aussi d'artistes photographes ou d'associations étudiantes. Le caractère prolifique de ces publications n'enlève en rien la qualité et l'importance de leur discours, leur objectif principal étant de mobiliser l'opinion publique. Afin de capter l'attention des lecteurs, les photographes conçoivent un langage novateur, jouant de la composition, du cadrage, des contrastes, et d'une mise en page radicalement différente.
Les bases de ce nouveau langage ont été déjà largement posées à la fin des années 1950 avec l'éphémère agence Vivo, fondée par Shōmei Tōmatsu, Kikuji Kawada, Akira Satō, Akira Tanno, Ikkō Narahara et Eikoh Hosoe. Les membres de Vivo produisent aussi bien de l'image documentaire que commerciale, tout en s'adonnant aussi à une recherche créative. Leurs chemins croisent souvent ceux d'artistes d'autres disciplines, ainsi que le rappellent les photographies par Hosoe du danseur de butō Kazuo Ôno, actuellement présentées aux Rencontres d'Arles conjointement aux images du même danseur prises au Japon par William Klein, photographe occidental ayant fortement influencé les photographes japonais à cette période. Cet exemple particulier des photographies de Hosoe prouve par ailleurs à quel point la rupture connue alors par la scène photographique japonaise est concomitante avec un essor de l'art performatif. La photographie devient partie intégrante de la performance, la présence de l'appareil influe sur l'action du performer. La photographie documente la performance, tandis que celle-ci devient en retour pour le photographe un matériau, permettant le développement d'une nouvelle esthétique. La dernière exposition photographique proposée par Simon Baker à la Tate Modern, Performing for the camera, qui fait d'ailleurs la part belle aux Japonais, montre clairement ce lien puissant entre performer et photographe, entre photographie et performance.
Ce bouillonnement créatif des années 1960, prenant appui sur de nombreuses associations (les artistes japonais ayant pour habitude de se réunir en groupes), ajouté à une urbanisation et une industrialisation galopantes, dans un climat social explosif et complexe, forme indéniablement un terreau favorable à la naissance de Provoke. La photographie japonaise entre avec ce magazine dans l'une des périodes les plus riches de son histoire. Pourtant, Provoke sera presque aussi éphémère que son prédécesseur, Vivo. Seuls trois numéros du magazine ont été publiés en tout et pour tout, entre novembre 1968 et août 1969.
Le magazine Provoke est la matérialisation de croisements interdisciplinaires, et compte pour membres fondateurs les deux photographes Takuma Nakahira et Yutaka Takanashi, le critique Kōji Taki et le poète Takahiko Okada, rejoints au deuxième numéro par le photographe Daidō Moriyama, qui fut l'assistant de Hosoe au début des années 1960. Ne se définissant pas comme un témoignage en mots et en images de l'esprit contestataire ambiant (Moriyama se proclame d'ailleurs foncièrement apolitique, au contraire de Nakahira), Provoke apparaît plutôt comme un manifesto établissant ainsi une esthétique inédite - « des matériaux provocateurs pour la pensée » . Cependant, il ne faut pas s'attendre à découvrir dans les pages du magazine une photographie à tendance conceptuelle. La publication Provoke semble inviter le lecteur au lâcher-prise, à se laisser submerger par la densité du noir, par les contrastes saturés, à être troublé par le flou de la mise au point, qui ne relève pas d'une erreur technique mais d'une pure intention du photographe, lequel n'hésite pas à « oublier » de regarder dans l'objectif ou de cadrer l'image. Cette volonté de casser avec les anciennes pratiques se retrouve aussi dans l'impression des photographies, à l'aspect granuleux. On parle ainsi d'une esthétique are-bure-boke (brut, flou et granuleux), expression aujourd'hui consacrée pour faire référence au vocabulaire mis en place avec Provoke.
Une étude détaillée des trois éditions de Provoke permet d'en dégager les caractéristiques communes. Trois couvertures, un même style : une seule couleur par numéro et le titre du magazine. Dans l'esprit d'un dōjin-zasshi, sorte de magazine amateur s’adressant à un petit nombre de lecteurs (dans le cas de Provoke, le nombre de tirages va de 300 pour le premier numéro à 1000 pour le troisième), cette publication révolutionnaire propose comme nous l'avons vu une photographie qui n'a plus vocation à témoigner de son temps, mais à remettre en question la fonction même de la photographie. A l'intérieur, les clichés ne sont pas présentés dans un ordre chronologique, mais assemblés selon l'intention du photographe et perçus comme un tout, concept renforcé par un graphisme novateur mis au service de l'image, dans le but de sublimer le pouvoir de celle-ci. Les choix d'impression jouent aussi un rôle considérable dans le renforcement des effets visuels. L'utilisation de l'héliogravure libère les photographes de la précision et des tonalités des tirages classiques, leur offrant une grande densité dans les noirs et une large palette de gris, du plus clair au plus foncé, que l'on retrouve notamment dans les éditions ultérieures de Nobuyoshi Araki et de Daidō Moriyama, futurs complices (avec également Hosoe et Tōmatsu) dans l'aventure de la Workshop Photography School de 1974 à 1976, et tous deux exposés au printemps 2016 au musée Guimet et à la Fondation Cartier.
Il est important de garder à l'esprit que le format de Provoke reflète l'explosion du livre de photographie et la multiplication des publications dans les années 1960-1970[1], et de replacer la publication dans le contexte de l'édition au Japon. Cette importance accordée au livre dans l'archipel demeure vivace, les jeunes photographes japonais proposant, souvent dès leurs débuts, un grand nombre de livres (Nobuyoshi Araki en a publié plus de 400). Il faut dire qu'au Japon les possibilités d'exposer sont limitées et que, même s'il est désormais remis en question par les nouvelles pratiques telles que la téléphonie mobile et internet, le marché de l'édition japonais est colossal. La pratique du livre photographique, souvent expérimentale et distincte des tirages en eux-mêmes, ne se limite d'ailleurs pas au Japon, et l'on a vu récemment une augmentation importante des récompenses du type « Dummy book award », mettant en avant les livres de photographes « faits main ». La carrière des participants à l'aventure Provoke eux-mêmes a également été extrêmement riche en publications intégrant le nouveau langage visuel mis en place avec le magazine. On peut ainsi citer des ouvrages incontournables tels que Pour un langage à venir (1970) de Takuma Nakahira, Towards the City (1974) de Yutaka Takanashi, Bye-bye Photography (1972) de Daidō Moriyama.
[1] Ref. Les livres de photographie japonais des années 60 et 1970, écrit par Ryuichi Kaneko et Ivan Vartanian aux éditions du Seuil.
Terminons en soulignant que les membres de Provoke et de son prédécesseur Vivo n’ont pas été les seuls à dynamiser la photographie japonaise de leur temps, et l’on peut également citer la mouvance Konpora (Contemporary Photography), se plaçant à l’opposé de Provoke, avec des photographes adeptes de la « banalité » et de la « neutralité » des images, tels que Kiyoshi Suzuki, Shigeo Gochō, et Masahisa Fukase, qui bénéficient tous aujourd’hui d’un regain d’attention.
Néanmoins, l’importance historique du magazine Provoke demeure indéniable, d’autant plus évidente avec le recul du temps. Provoke fascine encore et inspire aujourd’hui la jeune génération de photographes.
NB des auteurs
Cet article est extrait du magazine artpress n°437 – octobre 2016 en référence à l’exposition ENTRE CONTESTATION ET PERFORMANCE – LA PHOTOGRAPHIE AU JAPON 1960-1975, présentée au BAL à l’automne 2016, en fournit un témoignage évident.
Pour en savoir plus sur cette exposition : cliquer ici
Sinon n’hésitez pas à visionner la vidéo du BAL