Kyoko KASUYA 🎧
INSTANT POD
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SILENCE BLEU
Kyoko Kasuya (糟谷恭子), artiste de la « résonance universelle »
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LE TEXTE DU PODCAST
(Le podcast est uniquement en français. Pour la traduction anglaise, vous trouverez ci-dessous le texte qui sera automatiquement traduit en anglais en cliquant sur le drapeau anglais)
Bienvenue sur Instant POD, le podcast minute de Charlène pour Sugoi Photo consacré l’actualité photographique nippone. Instant POD, c’est un mot-clé, un artiste ou une photo en lien avec cette actualité pour en découvrir plus sur la photo japonaise contemporaine.
Aujourd’hui, nous nous intéressons à l’œuvre de la photographe Kyoko Kasuya.
Née en 1980 au Japon, Kyoko Kasuya est une artiste-réalisatrice, également commissaire d’exposition et auteure. Son travail se déploie sous plusieurs formes : photographies, vidéos, installations et éditions. Lauréate de diverses bourses internationales récompensant ses travaux photographiques et filmiques, elle a obtenu en 2023 la bourse japonaise Allotment travel award ouvrant la voie à un nouveau travail sur la vie des femmes en Arabie Saoudite. Elle vit et travaille en France depuis 2006.
Du 13 janvier au 24 février 2024, dans le cadre de l’exposition suisse Femmes Objectif Japon - 6 photographes japonaises donnent leur vision de la photographie d’aujourd’hui, Kyoko Kasuya présentera son film Silence bleu. Il s’agit d’une fiction inspirée par des archives écrites japonaises transposées dans un contexte français, afin de mieux souligner la transversalité et l’universalité des expériences et des sentiments humains, au-delà des nationalités et des origines. Un travail sur une sorte de « résonance universelle » des peuples qui caractérise l’œuvre de Kyoko Kasuya et prend racine dans son histoire personnelle.
Diplômée en littérature afro-américaine, Kyoko Kasuya intègre l’Ecole Supérieure des Beaux-Arts de Montpellier à son arrivée en France, d’où elle sortira diplômée en 2013. Loin de s’imaginer devenir artiste, Kyoko Kasuya pensait à revenir au Japon, quand la terrible catastrophe du 11 mars 2011 a touché la côte Est de l’Archipel. Depuis Paris, elle assiste à la déferlante d’images médiatiques choquantes montrant les ravages du tsunami et l’accident nucléaire de Fukushima. Contre l’avis de sa famille au Japon, elle se rend sur place, dans le Tohoku, pour découvrir par elle-même l’ampleur du désastre. Toutefois, ce qui va marquer le plus Kyoko Kasuya, c’est le décalage entre les informations diffusées en France et au Japon : dans l’Archipel, les médias taisent de nombreuses choses, les non-dits se mêlant à la désinformation.
De retour à Montpellier, Kyoko Kasuya embrasse alors réellement sa vocation d’artiste, prenant conscience du pouvoir des médias et de l’art. Grâce au recul induit par sa vie en France, elle interroge sans relâche l’histoire du Japon, ce qui la constitue et la différencie de la pensée occidentale. Au-delà des nationalités, pour la postérité, Kyoko Kasuya travaille sur les concepts de mémoires personnelle et collective, et leur résonance universelle. Elle lutte contre « l’amnésie » des peuples face aux catastrophes humaines et sociétales, et la tendance révisionniste que cela induit.
Son film Silence bleu réalisé en France en 2022 et présenté en Suisse, est en réalité la suite d’un premier court métrage intitulé Listen to the Voices of the Sea, un hommage au film éponyme de Hideo Sekigawa, sorti au Japon en 1950. Ce film était une adaptation d’un recueil de 1949 de lettres d’étudiants japonais morts durant la guerre du Pacifique lors de la Seconde Guerre mondiale. Destinées à leurs proches, plusieurs lettres et journaux intimes – dont celui de Hachiro Sasaki qui a inspiré Kyoko Kasuya – émanaient de jeunes gens que le gouvernement nippon a envoyé à une mort certaine sous la forme de kamikaze (« souffles divins » en japonais), autrement dit des pilotes d’avions sacrifiés à qui l’on ordonnait de s’écraser sur la flotte américaine.
A la fois touchée et choquée par leurs mots, leur courage, leurs peurs, Kyoko Kasuya a décidé de transposer ces récits japonais à la vie de jeunes recrues françaises tout autant sacrifiées sur les champs de bataille au nom de la nation. Silence bleu met en scène Noé Teissier, personnage fictif inspiré du kamikaze Norimitsu Takushima. Noé est un jeune universitaire français appelé sous les drapeaux afin d’accomplir son devoir. Pendant environ 14 minutes, nous le voyons évoluer dans sa caserne, soumis aux brimades de son supérieur. Une voix off française accompagne la vidéo, faisant la lecture des lettres que Noé envoie à sa fiancée Adèle ; lettres directement inspirées des mots du soldat Norimitsu Takushima, retravaillées par l’artiste, et dont le sens s’adapte étonnamment bien à la mise en situation française, qui bien que fictive démontre l’universalité des sentiments humains tels l’amour et la peur de la mort. A l’image des jeunes soldats japonais, Noé est conscient de son devoir, tout en ne songeant qu’à la vie, à l’amour et à la liberté, aux antipodes de la dure réalité de la guerre.
Kyoko Kasuya propose une lecture plus universelle de la situation de ces jeunes hommes – japonais comme français, du passé comme d’aujourd’hui – soumis par l’autorité militaire à un destin qu’ils n’ont pas choisi. Elle revendique ainsi une nouvelle lecture, plus universelle, de la mémoire, des actes et surtout des mots/maux communs à l’Humanité précipitée dans le désespoir…
Charlène Veillon
Historienne de l’art. Docteure en photographie japonaise contemporaine
- Site officiel de Kyoko Kasuya : https://www.kyokokasuya.net/
- Exposition Femmes Objectif Japon - 6 photographes japonaises donnent leur vision de la photographie d’aujourd’hui, sous la direction de Sophie Cavaliero, du 13 janvier au 24 février, Art Now Projects 60 rue Ancienne 1227 Carouge-Genève, Suisse
- Kyoko Kasuya, Silence bleu : film fiction couleur, 14'13", 4K, 2022
- Kyoko Kasuya, Listen to the Voices of the Sea, vidéo couleur, 5’43’’, Full HD, 2019
(podcast © Charlène Veillon & sugoi.photo, image ©Kyoko Kasuya)
Mayumi SUZUKI 🎧
INSTANT POD
Légendes des images dans l'ordre d'apparition : Série The Restoration Will, Série HOJO ©Mayumi Suzuki, courtesy Kana Kawanishi gallery
Mayumi Suzuki (鈴木麻弓), blessures de vie
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Aujourd’hui, nous nous intéressons à l’œuvre de la photographe Mayumi Suzuki.
En début d’année 2023, Mayumi Suzuki a exposé à la galerie tokyoïte Kana Kawanishi sa toute nouvelle série, intitulée Hôjô, « abondance » en français. Cette série, composée d’un mélange de clichés en noir et blanc avec des pointes de rouge vif – ou rouge sang –, trouve son origine dans une blessure intime de la photographe. C’est également le cas des séries précédentes de l’artiste, toutes débutées après la catastrophe japonaise du 11 mars 2011. Entre photographie documentaire, portrait et narration biographique, l’œuvre de Mayumi Suzuki nous emporte au gré de ses blessures de vie.
Depuis 2018, l’artiste expose à l’international, en Pologne, en Belgique ou encore en Italie où elle a présenté ses séries The Restoration Will et The place to Belong. Cette même année, elle a reçu le prix du meilleur album photographique pour The Restoration Will, décerné par PHotoEspaña, un festival international de photo et d’arts visuels. En 2022, Mayumi Suzuki a présenté sa nouvelle série Hôjô lors du festival KYOTOGRAPHIE qui célébrait cette année-là 10 photographes japonaises contemporaines.
Née en 1977 dans la ville d’Onagawa, Mayumi Suzuki a débuté sa carrière comme photographe portraitiste freelance. Ses parents tenaient le studio photo de la petite ville, mais elle a refusé de reprendre l’affaire familiale. C’est la terrible catastrophe du 11 mars 2011 qui a décidé de la suite de sa carrière. En effet, le tremblement de terre suivi du tsunami ont détruit à plus de 70% la ville d’Onagawa, décimant sa population, y compris les parents de Mayumi Suzuki. Dans les semaines qui ont suivi, elle a arpenté les ruines du studio familial, et commencé à immortaliser les paysages de débris qu’elle considère avec une certaine tendresse (dans Gems in the Rubble), ainsi que les efforts de la population survivante à travers les portraits de ces héros du quotidien (dans To Live). Elle a également réalisé des portraits de femmes âgées dans les abris temporaires : prenant symboliquement la suite du studio photo de ses parents, elle leur a offert une séance avec maquillage, donnant naissance à la coquette série Onagawa Madams.
Prenant conscience du pouvoir guérisseur collectif de la photographie, Mayumi Suzuki s’est attaquée à ses propres blessures à travers les séries The Restoration Will et The Place to Belong. L’artiste a ressemblé quelques photographies couleurs de son enfance prises par son père. Ces images abîmées par le temps et les éléments ont trouvé un écho dans les tentatives de la photographe de faire des clichés à partir de l’appareil photo de son père retrouvé dans les gravats. La lentille étant couverte de boue séchée, les photographies obtenues étaient floues et sombres, telles des images de fantômes. The Restoration Will combine ces deux séries d’images, qui relient le passé et le présent à travers l’image photographique altérée.
A partir de 2020, Mayumi Suzuki s’est attaquée à une autre blessure intime : celle de l’infertilité féminine. Les traitements médicaux en vue d’une fécondation in vitro ne sont pas un sujet courant en photographie, encore moins au Japon. Sa série Hôjô mêle des clichés d’elle-même pris dans la pénombre avec juste un spot lumineux braqué sur elle, à de surprenantes images en gros plan de légumes, ou encore de sonographies (des images de l’intérieur du corps prises à l’aide d’ondes acoustiques haute fréquence) de ses propres organes reproductifs, réalisées dans le cadre de la FIV. Ses autoportraits sont toujours plus ou moins flous : c’est dû au temps d’exposition de 60 secondes que l’artiste s’impose. Un temps de pose assez long, induisant calme et immobilité, s’opposant symboliquement à la rapidité de l’examen gynécologique en clinique, expédié à la chaîne en 1 minute.
Un jour, au moment où Mayumi Suzuki avait décidé d’abandonner le douloureux traitement médical, sur le chemin de sa maison, son regard est tombé sur un étal de légumes invendus, tordus, misérables, que l’artiste a aussitôt comparés à son infertilité. Comme elle, le hôjô – l’abondance, la fertilité – les avait désertés. Avec un appareil argentique grand format, elle a alors réalisé des tirages sur papier positif direct de ces légumes, présentés le plus souvent en duo avec les clichés de son propre corps. Traitées d’égal à égal, ces différentes formes de vie – corps féminin, végétaux, cellules et organes humains – nous rappellent que nous faisons tous partie du grand cycle de la vie. Nous sommes tous soumis à la loterie de la fertilité, mais pour autant, est-ce seulement cela qui nous définit ?...
Charlène Veillon
Historienne de l’art. Docteure en photographie japonaise contemporaine
- Site officiel de Mayumi Suzuki : https://www.mayumisuzuki.jp/
- HOJO by Mayumi Suzuki, dir. Jörg Colberg et Mayumi Suzuki, T&M Projects, 2022.
- Galerie Kana Kawanishi : https://www.kanakawanishi.com/en-exhibition-ph024-mayumi-suzuki
- Kyotographie 2022 : https://2022.kyotographie.jp/en/exhibitions/mayumi-suzuki/
- Actualités SUGOI photo : https://www.sugoi.photo/arret-sur-actu/hojo-mayumi-suzuki/
podcast © Charlène Veillon & sugoi.photo, image © Mayumi Suzuki
C’est quoi pour vous la photographie ? 🎧
INSTANT POD
© Yoshinori Mizutani (couverture), courtesy Ibasho Gallery
"C’est quoi pour vous la photographie ? Les réponses des photographes japonais à la question de Bernard Plossu"
Temps d'écoute ⏰ 4 minutes 17
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Aujourd’hui, nous nous intéressons au nouvel ouvrage de Sophie Cavaliero, « C’est quoi pour vous la photographie ? Les réponses des photographes japonais à la question de Bernard Plossu ».
En septembre 2023, est sorti aux éditions Chibi International un livre original consacré à la photographie contemporaine japonaise. Cet ouvrage de plus de 300 pages rassemble pour la première fois les œuvres et les mots de 113 photographes nippons à qui l’on a posé la même question : « C’est quoi pour vous la photographie ? ».
Cette question n’est pas née du hasard. Il s’agit d’un emprunt à Bernard Plossu, photographe français globetrotter, qui avait le premier interrogé une centaine de ses ami(e)s photographes sur ce vaste sujet. Les réponses obtenues ont fait l’objet de 3 expositions en France, présentées entre 2018 et 2021. Les résultats ont été publiés en décembre 2021 aux éditions Chibi. Les réponses des photographes japonais sont donc un second volet à cette quête de sens de ce qui définit la photographie chez les artistes même.
Dirigé par Sophie Cavaliero – collectionneuse d’art japonais, éditrice, co-fondatrice de l’association Chibi, et fondatrice du portail SUGOI Photo –, l’ouvrage « C’est quoi pour vous la photographie ? Les réponses des photographes japonais » se présente sous la forme d’un catalogue dont les entrées multiples correspondent aux noms de 23 spécialistes de la photo japonaise (galeristes, artistes, commissaires d’exposition, historien de l’art…). Chacun a joué le jeu de répondre à la fatidique question « C’est quoi pour vous la photographie ? ». Tous ont choisi les quelques artistes nippons qui incarnaient le mieux pour eux la photographie japonaise. C’est ainsi que 113 noms ont été cités et qu’à leur tour, ces 113 artistes ont donné en quelques mots leur propre définition de ce médium.
Dans cet ouvrage, ce n’est donc pas 1 définition de ce qu’est la photo nippone que l’on obtient ; ce n’est pas la définition de Sophie Cavaliero ; ou encore d’un universitaire occidental ; ni même d’un artiste japonais. Non, ce livre est une croisée de chemins tant géographiques, qu’historiques, esthétiques ou encore sociétaux. C’est une parole libre, sobre ou conséquente, surprenante ou académique, qui mêle les points de vue de l’opérateur à ceux du spectateur, du Japonais insulaire aux citoyens du monde. C’est aussi et surtout un voyage visuel dans la création contemporaine puisque chaque artiste est présenté avec plusieurs œuvres de diverses séries qu’il a lui-même choisi. Une lecture qui fera éprouver au regardeur toute la richesse de la photographie japonaise.
Dans un monde où la photographie est devenue un acte banal, pour ne pas dire quotidien, et où le Japon nous semble à la fois proche et lointain, laissons-nous surprendre par les mots des artistes tout autant que leurs images. Plongeons-nous dans le désir de voir et de montrer de ces 113 photographes nippons, et réfléchissons, car pour nous, finalement, « c’est quoi la photographie ? »...
Charlène Veillon
Historienne de l’art. Docteure en photographie japonaise contemporaine
- Site officiel Chibi : https://www.chibi.international/cest-quoi-pour-vous-la-photographie-voletjapon_projet/
- Site officiel de Sophie Cavaliero : www.sophiecavaliero.com
- Cavaliero Sophie (ouvrage collectif), « C’est quoi pour vous la photographie ? » Les réponses des photographes japonais à la question de Bernard Plossu, Chibi International, 2023.
podcast © Charlène Veillon & sugoi.photo
Voici la liste des photographes présentés dans le livre par ordre d’apparition et en liaison avec leur prescripteur :
Portrait de famille. 🖋
Portrait de famille - Photographie japonaise contemporaine et cercle familial
par Charlène Veillon
Temps de lecture ⏰ 14 min 32
POUR ÉCOUTER LA LECTURE DE CET ARTICLE
L’art du portrait remonte à une très lointaine tradition, en Extrême-Orient comme en Occident. Certains spécialistes datent la première ébauche de silhouette humaine au Japon à près de 20 000 ans, puis les premières représentations anthropomorphes en terre cuite vers l’âge du bronze. Ensuite, c’est le bouddhisme qui, vers les VIIe-VIIIe siècles, suscite les premiers portraits dignes de ce nom. Puis, vers le XIIe siècle avec la domination de la classe guerrière, la représentation du visage humain se laïcise, puis se démocratise peu à peu. La diffusion des estampes ukiyoe, à partir des XVIIe-XVIIIe siècles, favorisa également le développement du genre du portrait, de courtisanes ou encore d’acteurs de Kabuki par exemple. Mais ce n’est qu’avec l’ouverture progressive des frontières du pays à partir de la seconde moitié du XIXe siècle que le portrait nippon se développa, notamment grâce à l’introduction de la technique photographique. Très rapidement, les studios photo japonais proliférèrent, calqués sur ceux occidentaux, et le genre du portrait de famille prit son autonomie.
Comme en Occident, pour un portrait de famille, on pose devant l’objectif dans ses plus beaux atours, les parents souvent assis, entourés de leurs enfants. La famille impériale nippone ne déroge pas au rituel du portrait de famille. Chaque 1er janvier de chaque année depuis le siècle dernier, une nouvelle photographie officielle de la famille impériale est dévoilée.
Toutefois, de nos jours, au Japon comme en Occident, les studios photo professionnels ne font plus recettes grâce au portrait de famille. Si les familles fortunées restent attachées aux studios pour les portraits d’occasions particulières comme les photographies d’omiai (clichés des enfants célibataires que les familles diffusent dans leur réseau en vue d’un mariage arrangé), la démocratisation des appareils photo argentiques puis numériques personnels a changé la donne. Nombre de personnes font aujourd’hui leurs propres clichés intimes, devenant ainsi les gardiennes des souvenirs familiaux. Mais qu’en est-il dans la sphère artistique ? Quelle est la place du portrait de famille dans la pratique contemporaine ?…
Phénomène cinématographique français de ce début d’année 2023, le long métrage La famille Asada, réalisé par Ryôta Nakano, est sorti au Japon en 2020. Véritable ode à la famille, ce film s’inspire de la vie et de l’œuvre du photographe japonais Masashi Asada (浅田政志), né en 1979, lauréat du prestigieux Kimura Ihei Photography Award en 2009.
Masashi Asada a photographié sa famille – père, mère, grand-frère et lui-même – durant 7 années, avant de publier le résultat en 2012 dans un album intitulé Asada-ke, « la famille Asada », paru chez Akaaka-sha. Dans cet ouvrage, l’artiste explique le but « commémoratif » de son travail. Il s’agit d’enregistrer le bonheur familial né de la réunion des membres de cette famille autour de la mise en scène des clichés orchestrés par Masashi Asada, à l’opposé de la réalisation de photos non réfléchies et automatiques, que l’on fait quelque peu machinalement lors des réunions de famille ordinaires. En d’autres termes, dans Asada-ke, c’est la photo qui réunit la famille, et non la réunion qui sert de prétexte à la photo.
Mais le portrait de famille chez les Asada n’est pas tout à fait ordinaire. Les photographies couleurs montrent les 4 membres de la famille dans des situations imaginaires, relevant plus du jeu de rôle ou du cosplay que de la digne photo des parents posant assis parmi leur progéniture. Au lieu de capturer des instants volés à la réalité, le photographe s’est mis en tête d’immortaliser des souvenirs de moments qui n’ont pas existés. Mais pas n’importe quels moments : il s’agit des rêves non réalisés de ses proches. Ainsi, après avoir interrogé son père sur ce qu’il aurait aimé être dans sa jeunesse, il apprend qu’il rêvait d’être pompier ; sa mère, elle, aurait adoré être la femme d’un yakuza ; et son frère, pilote de formule 1. Masashi Asada décide alors de mettre en scène leurs fantasmes, et bien d’autres saynètes loufoques encore (rock stars, politiciens en campagne, tenanciers d’un restaurant, animateurs de parc d’attraction, infirmière et patients, etc.), en impliquant toute la famille à chaque fois. Reconnaissable à ses bras tatoués, Masashi Asada est toujours présent à l’image, grâce à une prise de vue avec retardateur. Il ne s’agit donc pas de photographies des siens pris sur le vif, mais bien de portraits de toute la famille, longuement composés à l’avance, créant de nouveaux souvenirs familiaux à partir de rêves avortés.
En 2010, l’artiste avait déjà sorti New Life, Asadake family photo album, un ouvrage édité pour réellement ressembler à un album photo de famille traditionnel. Y sont mélangés des mises en scène de sa famille à la façon de Asada-ke, mais aussi des instantanés plus spontanés, notamment du mariage de son frère ou de la naissance de son propre fils. A la fin de l’ouvrage, on découvre le numéro de portable personnel de Masashi Asada, invitant ses lecteurs à le contacter s’ils souhaitent un portrait de famille. C’est exactement ce que fera l’artiste par la suite : s’inviter chez d’autres familles pour en tirer des portraits familiaux bien réels, mais toujours avec la même mascarade mise en scène.
Le film de 2020 s’inspire du livre Asada-ke et reproduit même diverses photographies de l’album. Ce long-métrage est aussi un bel hommage à la photographie argentique en général, notamment dans la « seconde partie » du film, plus dramatique, qui traite des suites du tsunami de 2011 qui a touché les côtes du Tohoku. Le travail commémoratif familial se transforme alors en une lutte pour la sauvegarde des souvenirs sur papier de toutes les familles sinistrées.
En effet, en 2011, Masashi Asada est allé prêter main forte dans la zone sinistrée afin de participer au sauvetage, à la collecte et à la restitution des photos de famille retrouvées dans les décombres des maisons. Ce travail, qui a donné lieu à l’ouvrage Album no chikara, a également nourri la réflexion d’Asada sur l’importance de la photographie pour la sauvegarde de la mémoire et le rôle éminemment consolateur des souvenirs sur papier glacé lors des catastrophes humaines.
Né en 1989 au Japon, Masaki Yamamoto (山本雅紀) sort diplômé en 2012 du Japan Institute of Photography and Film d’Osaka. Après avoir envisagé de devenir photographe de guerre, il prend conscience de sa volonté de pratiquer une photo différente, sur des sujets loin du « mainstream ». Il choisit alors de se concentrer exclusivement sur sa famille, atypique aux yeux de beaucoup. De 2014 à 2017, Masaki Yamamoto documente minutieusement la vie quotidienne des siens – père, mère, deux sœurs et deux frères –, dans des portraits intimes réalisés lors de toutes sortes d’activités au sein du foyer : bain, jeux vidéo, sieste, coupe de cheveux, partage d’un repas de nouilles pour le Nouvel An...
En 2017, il publie Guts, son premier album, paru chez Zen Foto Gallery. Guts, exclusivement constitué de clichés en noir et blanc, présente l’un des portraits familiaux les plus audacieux de la photographie japonaise. Sans concession, ancrés dans la réalité, à la fois intransigeants et touchants, les portraits de Masaki Yamamoto des membres de sa famille prennent place dans leur minuscule appartement de Kobe constitué d’une unique pièce. L’ouvrage Guts – « tripes » en français – tire son nom du lien quasi organique tissé entre les membres de cette famille partageant pendant 18 ans les quelques mètres carrés du foyer. Guts, c’est aussi une évocation de la vie dure de cette famille qui a connu la rue, vivant un moment à 6 dans une voiture, et le placement temporaire en institution des enfants jusqu’à ce que les parents trouvent ce petit appartement.
Photographiés évoluant parmi une accumulation d’objets et de déchets jonchant le sol, dans une promiscuité intense, les portraits de la famille Yamamoto montrent une intimité familiale crue et rare, mais aussi un lien d’affection fort entre ses membres.
Au printemps 2017, la famille Yamamoto a enfin pu déménager dans une petite maison, proche de leur ancien appartement. Masaki Yamamoto a continué à documenter la réalité de son quotidien à travers des portraits de sa famille dans ce nouvel environnement, plus grand, permettant pour la première fois à chacun d’avoir une pièce à soi. Toutefois, l’intimité crue de cette famille reste le point central du travail de Masaki Yamamoto. Ces nouveaux clichés viennent de donner lieu, en 2023, à une seconde publication intitulée The Yamamotos, toujours éditée par Zen Foto gallery.
Masashi Asada et Masaki Yamamoto font des portraits de famille très différents, mais ils ont tous les deux leur matière – la famille ! – à portée d’objectif. Or peut-on encore créer des portraits de famille quand celle-ci a disparu ? C’est un thème traité par différents photographes japonais. Chacun à leur manière, ils redonnent une place au cher disparu dans les albums de famille.
Ainsi, par exemple, on peut penser à Masayo Itô (伊藤昌世), diplômée de l’Université d’art de Musashino, à Tokyo. Elle se spécialise dans la photographie de portraits de famille durant ses études, et publie en 2013 chez Tosei-sha un premier ouvrage, Standard Temperature, regroupant des portraits de familles rencontrées entre 1979 et 1981 au hasard dans Tokyo, l’artiste s’invitant chez elles, sans les connaître, et photographiant les membres des familles dans leur véritable quotidien. De 2006 à 2010, elle poursuit son projet avec Theory of Happiness, qui regroupe des photos de jeunes couples rencontrés dans les rues de la métropole.
C’est avec sa dernière série, A Map of Memories, que Masayo Itô va coupler son travail sur les portraits de famille avec la notion japonaise de itsukushimu – que l’on peut traduire par « chérir » et « aimer », sous-entendu jusqu’à ce que la mort nous sépare. Dans le cadre du culte aux ancêtres ou encore de fêtes bouddhiques comme Obon (la fête des morts), les Japonais se rendent dans les cimetières pour entretenir la stèle des disparus, y faire des offrandes, et il n’est pas rare de rencontrer des gens pique-niquant à côté du caveau familial, prolongeant ainsi le lien avec la personne décédée. C’est ce portrait de famille multi-générationnel « au complet » avec les disparus, par-delà la mort, dans le cimetière, qu’immortalise Masayo Itô.
Ce travail de mémoire et du souvenir autour de la famille est aussi extrêmement important dans la pratique de Hajime Kimura (木村肇), né en 1982, qui a débuté sa carrière de photographe en 2006, après des études en architecture et en anthropologie. Mais là où Masayo Itô crée des souvenirs de famille autour et pour les vivants, Hajime Kimura, lui, est dans une quête de ses propres souvenirs disparus de son père décédé.
A partir de 2015, Hajime Kimura va enchaîner les publications de ses séries dédiées non pas exactement à la recherche de son père, mais plutôt à la recherche de ses propres souvenirs sur son père. Souvenirs que l’artiste a perdus, oubliés, sans pouvoir réellement se l’expliquer.
En 2015, il auto-publie In search of lost memories. Il y évoque la mort de sa mère lorsqu’il avait 16 ans, puis celle de son père à ses 29 ans. En rangeant la maison familiale peu après la mort de son père, Hajime Kimura met la main sur l’album de famille. Il regarde ces photos et se rend compte qu’il n’a presque aucun souvenir de ces événements, des lieux, des occasions. Ses rares souvenirs à lui ne correspondent pas aux photos qu’il a peut-être pourtant pris pour certaines. Elles sont comme une imitation de sa mémoire… Cet écart entre la réalité et ses souvenirs va servir de déclencheur à toute la réflexion de l’artiste sur la nature du souvenir familial et la quête de l’image du père. Afin de se rapprocher de ce père avec qui il ne s’entendait pas bien, et qu’il considère avec beaucoup de distance, il va alors entamer un voyage initiatique mémoriel littéralement dans les pas du père.
C’est ainsi qu’est sorti en 2019, chez Ceiba editions, l’ouvrage Snowflakes Dog Man, regroupant des photographies en noir et blanc d’une ballade qu’il avait faite avec le chien de son père un jour de neige. Se laissant guider par le chien, le photographe reproduisait ainsi les multiples promenades entre l’animal et son père, en marchant dans les pas du disparu.
Avec Path in Between (2016, L’Artiere edizion), Hajime Kimura se confronte à des lieux où son père a été à un moment de sa vie. Il se rend à son tour sur place comme en pèlerinage et photographie ce même lieu. Il s’agit pour lui de se rapprocher par ce biais de ce père disparu en remplissant les blancs de sa mémoire défaillante, créant ainsi de nouveaux souvenirs familiaux, même s’ils ne sont pas l’exacte vérité. Chaque photo en noir et blanc de cette série a été réalisée avec un appareil demi-format. Cela implique que la surface de film exposée est moitié moins grande, ce qui a pour effet de doubler le nombre de vues possible par pellicule, de doubler la focale et de diviser par deux la résolution de l’image. Le flou inhérent à cette série de photos présentées en duo devient la métaphore de la mémoire défaillante de l’artiste quant aux souvenirs de son père. Mais ces images sont aussi et surtout l’occasion de s’inscrire dans un portrait de famille, même au-delà de la mort des siens.
Charlène Veillon
Historienne de l’art. Docteure en photographie japonaise contemporaine
- HEIN Jean-Claude, Le portrait japonais du VIIIe au XVIe siècle. Études des représentations artistiques et des sources historiques, thèse de 3e cycle en histoire de l’art, sous la direction de Flora Blanchon, université Paris-Sorbonne, 2009.
- BERTHIER (François), Masques et portraits – arts du Japon, Aurillac, Publications Orientalistes de France, 2007.
- CAVALIERO (Sophie) (dir.), Révélations. Photographie japonaise contemporaine, Poitiers, Le Lézard noir, 2013.
- Site Internet de Masashi Asada : https://asadamasashi.com/
- https://www.hanabi.community/asadake-les-portraits-de-famille-de-masashi-asada/
- https://www.shashasha.co/en/book/the-yamamotos
- https://i-d.vice.com/en/article/5d3xqq/masaki-yamamoto-photography
- Site Internet de Masayo Itô : https://www.masayoito.com/project
- Site Internet de Hajime Kimura : https://www.hajimekimura.net/
Légendes
ill.1 – Yakusa ©Masashi ASADA
ill.2 – Ramen shop ©Masashi ASADA
ill.3 – The Yamamotos © Masaki YAMAMOTO, courtesy Zen foto gallery
Ill.4 – Guts © Masaki YAMAMOTO, courtesy Zen foto gallery
Ill.5 – Man and Dog © Hajime Kimura
Ill.6 – Man and Dog © Hajime Kimura
La bande annonce du film sur Masashi Asada
Kumi Oguro 🎧
INSTANT POD
Légendes des images dans l’ordre d’apparition : « Axis » (2011), « Pack » (2021), « Excess » (2020) « Breeding (2022)
Kumi Oguro (尾黒久美) : entre-deux narratif
Temps d'écoute ⏰ 5 minutes 39
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Bienvenue sur Instant POD, le podcast minute de Charlène pour Sugoi Photo consacré l’actualité photographique nippone. Instant POD, c’est un mot-clé, un artiste ou une photo en lien avec cette actualité pour en découvrir plus sur la photo japonaise contemporaine.
Aujourd’hui, nous nous intéressons à la photographe Kumi Oguro.
Né en 1972 au Japon, Kumi Oguro vit et travaille depuis 1999 à Anvers, en Belgique. Après des études sur la photographie débutée en 1996 en Angleterre, la photographe a travaillé sur différents media, telles la vidéo ou les installations mixtes, avec comme sujet de recherche les liens entre les images fixes photographiques et celles mouvantes du langage cinématographique. Une recherche qui marque de son sceau toute l’œuvre de l’artiste.
Un premier livre intitulé Noise est sorti en 2008 aux éditions Le caillou bleu. Il s’agit d’après l’artiste d’une référence au « bruit blanc », signal sonore sans fréquence particulière que l’on peut entendre lors du réglage d’une radio entre deux stations. Ce son subtil, balançant entre langage et parasitage, incarne la frontière ténue sur laquelle la photographe Kumi Oguro fonde toute sa création photographique. Il s’agit de ce moment fugace entre deux états, comme suspendu dans le temps, où l’image présentée oscille entre différentes interprétations narratives.
La photographe a publié ensuite le livre « Hester », en septembre 2021, aux éditions Stockmans art books, qui a été présélectionné pour le prix du Belfast Photo festival. Cet opus tire son nom d’un des personnages phares du roman Une prière pour Owen de John Irving, paru en 1989. Hester Eastman y est présentée comme une créature chaotique, très sexuée, devenant une rock star, pourtant tout en contraste dans son amour pour un des personnages. C’est encore une fois cet « entre-deux » qui intéresse et fascine Kumi Oguro, ce moment d’indécision entre deux états ou deux actions qu’elle essaie de retranscrire dans ses photographies de sujets exclusivement féminins. Car pour elle, seules les femmes possèdent en elles cette dualité extrême alliant fragilité et force, ludique et tragique, séduisant et étrange.
Toute l’œuvre photographique de Kumi Oguro joue sur un état de malaise provoqué par des images assez simples dans leur composition, mais que l’on ne peut entièrement comprendre : on ne sait jamais exactement ce qu’il se déroule sous nos yeux, ou plus exactement, on ne peut savoir avec certitude l’action qui a pris place juste avant la prise de vue. Est-ce du jeu ou un événement macabre ? Est-ce du fétichisme de morceaux de corps telles les jambes, la chevelure ou encore les mains, ou bien la célébration du corps féminin ? Dans les images couleurs de Kumi Oguro, des femmes – ou plutôt des morceaux de femmes – prennent place dans un décor intérieur ou extérieur. Ces bouts de chair, rarement dénudés, souvent moulés dans des collants pour les jambes par exemple, semblent émerger de lieux improbables ou incongrus tels des baignoires, des placards, des rideaux ou encore des dessous de porte.
Kumi Oguro dit rêver beaucoup et s’inspirer des bribes de rêves dont elle se souvient au matin pour créer ces images sans logique, sans trame narrative, sans explication déterminée, qui sont telles des réalités alternatives à notre quotidien.
Bien que de nombreuses photographies puissent évoquer à première vue la mise en scène d’un crime ou d’un suicide, comme celle d’un corps féminin suspendu dans les airs, dont le cadrage ne montre que les jambes pendant dans le vide, avec un pied couvert d’une peinture rouge évoquant du sang, la mort n’est jamais le véritable thème de l’image. On voit ici que la photographe a expressément demandé à son modèle féminin de relever les orteils de son pied gauche, prouvant qu’elle n’est pas morte ou passive, mais bien vivante et active. Ce minuscule petit détail fait basculer l’image du statut de représentation d’un pendu à celui d’un être onirique en simple lévitation.
Le doute est donc un élément fondateur de la démarche de Kumi Oguro, qui cherche à nous montrer un au-delà de la représentation, un entre-deux narratif entre rêve et logique, entre réalité et fiction ou encore entre image fixe photographique et déroulé narratif cinématographique.
Charlène Veillon
Historienne de l’art. Docteure en photographie japonaise contemporaine
Entretien avec Kumi Oguro (avril 2023)
Site Internet de Kumi Oguro : http://www.kumioguro.com/
Compte Instagram de Kumi Oguro : https://www.instagram.com/kumi_oguro/?hl=fr
Galerie Ibasho : https://ibashogallery.com/artists/30-kumi-oguro/overview/
Publication Hester: https://www.stockmansartbooks.be/nl/kumi-oguro-hester.html /
podcast © Charlène Veillon & sugoi.photo, image © Kumi Oguro
Stripe (50Hz) |Hideo Anze 🎧
INSTANT POD
2016:06:29 18:43:22 Shibuya-ku, série Stripe (50Hz)
© Hideo Anze
« Stripe (50Hz) » de Hideo ANZE (安瀬英雄)
Temps d'écoute ⏰ 5 minutes 50
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(Le podcast est uniquement en français. Pour la traduction anglaise, vous trouverez ci-dessous le texte qui sera automatiquement traduit en anglais en cliquant sur le drapeau anglais)
Bienvenue sur Instant POD, le podcast minute de Charlène pour Sugoi Photo consacré l’actualité photographique nippone. Instant POD, c’est un mot-clé, un artiste ou une photo en lien avec cette actualité pour en découvrir plus sur la photo japonaise contemporaine.
Aujourd’hui, nous nous intéressons à la série Stripe (50Hz) du photographe Hideo Anze.
Né en 1975 à Tokyo, Hideo Anze est surtout connu pour ses photographies à la nette tendance conceptuelle. En effet, ses œuvres, toutes séries confondues, interrogent les fondements mêmes de la photographie, à savoir l’image que nous regardons est-elle réellement la meilleure et l’unique transcription de ce que nous voyons ? Ses images nous poussent à nous questionner sur ce qu’est la réalité, en mettant en scène des informations et phénomènes visuels scientifiques.
Cinq œuvres de sa série Stripe (50Hz) sont entrées dans les collections permanentes du British Museum, suite à sa participation à Unseen Photo Fair (Amsterdam) en 2015 avec la galerie tokyoïte Kana Kawanishi. Stripe (50Hz), série iconique de Hideo Anze, faite d’abstractions géométriques aux contours floutés avec des couleurs vives, accroche le regard. Mais au-delà d’une simple photographie abstraite esthétisante et quelque peu hypnotique, c’est en réalité une documentation scientifique précise sur la vie quotidienne à Tokyo après la catastrophe survenue le 11 mars 2011 à la centrale nucléaire de Fukushima.
La série Stripe (50Hz) est née le 1er avril 2011, soit quelques jours seulement après l’explosion de plusieurs réacteurs de la centrale nucléaire de Fukushima, située à 240km à vol d’oiseau de Tokyo. Exploitée par la société TEPCO (Tokyo Electric Power Company), la centrale de Fukushima alimentait la capitale et tout l’est du pays en électricité. Avec cette particularité que l’est du Japon (la région du Kanto) fonctionne sur une fréquence électrique de 50 hertz, quand l’ouest (le Kansai) est à 60 hertz. Hideo Anze, résidant à Tokyo, a donc vécu la catastrophe et les coupures de courant. Il a pris la décision d’en témoigner jour après jour à sa façon, en documentant la réalité du quotidien, pour ne jamais oublier. A cette fin, il a choisi de transcrire en image la fréquence particulière du courant électrique domestique de Tokyo, fourni par TEPCO et donc en lien avec la centrale de Fukushima.
A l’aide d’un simple Iphone, Hideo Anze a commencé à capturer le phénomène de scintillement de l’éclairage (dit aussi flickering) qui se produit lorsque l’on capture une lumière électrique fluorescente avec un appareil photo numérique. Ordinairement considérées comme des défauts, les stries (stripes en anglais) colorées obtenues se transforment en un magnifique tableau abstrait de la ville de Tokyo et ses environs.
Hideo Anze a collecté chaque jour les motifs ainsi obtenus sur son Iphone, et les a publiés quotidiennement sur son compte Twitter. Chaque photo est accompagnée de données très précises comme la date de prise du cliché, l’heure exacte, le type d’Iphone, la distance focale, l’ouverture, l’exposition, etc. La série Stripe (50Hz) étant toujours en cours, il est possible de voir tous ces éléments, ainsi que les derniers clichés de Hideo Anze, sur son compte Twitter.
De même, lorsque les photos de la série Stripe (50Hz) sont exposées, elles sont accompagnées d’un dossier papier en japonais et en anglais indiquant le lieu de la prise de vue, avec une carte GPS, et toutes les données techniques EXIF de l’image (Exchangeable Image File Format). Selon l’artiste, les images numériques d’aujourd’hui téléchargées sur le Net ne sont plus que des données, autrement dit ces informations EXIF sont une identité alternative mais bien réelle du contenu de l’image.
Dans ce dossier, on trouve également une étrange liste provenant de Twitter et de Yahoo News Japon. Il s’agit des événements de l’actualité répertoriés par ces deux sites s’étant déroulés les jours et heures de la réalisation de chaque photo.
A travers ces diverses informations, tant imagées que textuelles ou de data ou d’événements, on accède en fait à une méta-réalité, autrement dit une réalité qui va au-delà de la simple photographie d’une enseigne lumineuse, d’un écran ou d’un néon. C’est tout un monde que nous propose Hideo Anze, dans lequel l’image conceptuelle – et donc la photographie d’aujourd’hui – acquiert un véritable statut de document d’archive scientifique du souvenir.
Charlène Veillon
Historienne de l’art. Docteure en photographie japonaise contemporaine
- Site Internet de Hideo Anze : http://hideoanze.com/
- Compte Twitter de Hideo Anze : https://twitter.com/HideoAnze_S
- Galerie Kana Kawanishi : https://www.kanakawanishi.com/gallery
podcast © Charlène Veillon & sugoi.photo, image © Hideo Anze
jidôhanbaiki / distributeur automatique 🎧
INSTANT POD
Roadside Lights I & II © Eiji Ohashi
« Distributeurs automatiques » d’Eiji Ohashi (大橋英児)
Temps d'écoute ⏰ 5 minutes 27
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Aujourd’hui, nous nous intéressons aux distributeurs automatiques du photographe Eiji Ohashi.
Il y a plus de 14 ans, Eiji Ohashi a débuté une étrange série consacrée à un objet non moins étrange : le distributeur automatique, ou jidôhanbaiki en japonais, couramment abrégé en jihanki.
Récompensé par plusieurs prix internationaux, tels le Moscow International Foto Awards (2016), le Photo-eye Best Books (2017) ou encore le Special Photographer Award du 34e Higashikawa Awards (2018), Eiji Ohashi a publié au fil des ans 3 ouvrages entièrement consacrés aux distributeurs automatiques : Roadside Lights (paru chez Zen photo gallery en 2017), Being There (en 2017, chez Case publishing), et enfin Roadside lights Seasons: Winter(chez Case publishing, en 2020).
Le jidôhanbaiki est un objet du quotidien pour les Japonais, apparu pour la première fois dans l’Archipel en 1888, mais développé en masse à partir des années 1960. Dans tout le pays, à tous les coins de rues, dans les ruelles des campagnes comme sur les avenues urbaines (surtout à Tokyo), on trouve pléthore de ces distributeurs proposant principalement de la nourriture sous vide, des paquets de cigarettes ou encore des boissons en cannettes ou en bouteilles. Ces dernières représentent à elles seules plus de la moitié du nombre de jidôhanbaikiau Japon, soit plus de 4 millions de machines au total. Sans oublier les distributeurs de marchandises plus « confidentielles », de type petites culottes neuves ou usagées, homards vivants ou encore fromage à raclette !
Pourtant, concurrencés par les supérettes konbini ouvertes 24h/24 et 7j/7, le nombre de distributeurs ne cessent de diminuer dans les centres urbains depuis le début des années 2000. Toutefois, dans les lieux les plus reculés ou les moins accessibles à l’homme – ou aux supérettes ! –, comme les montagnes d’Hokkaido, l’île la plus au nord de l’archipel nippon, où est né, vit et travaille le photographe Eiji Ohashi, le jidôhanbaiki reste une valeur sûre, pérenne, rassurante.
« Rassurant » n’est pas un vain mot dans le cas d’Eiji Ohashi, qui a fait du distributeur automatique son totem. En effet, il affirme que la présence de ces machines dans les coins les plus isolés, dépouillés de toute présence humaine, a quelque chose de l’ordre du rassurant : la lumière électrique qu’elles émettent en continu leur donne un air presque chaleureux, telle la lueur salvatrice d’un phare perdu dans l’immensité, qui vous indique que vous n’êtes pas seul au monde.
Plus que de la photographie documentaire ou anecdotique, ce sont de véritables portraits photo de ces machines que réalise Eiji Ohashi depuis 2008. Le photographe y voit en effet une similitude avec les êtres humains. Comme nous, les jidôhanbaiki sont exposés à la solitude, surtout dans les vastes espaces d’Hokkaido ; comme nous, ils doivent être attirants sous peine de disparaître, travailler sans relâche pour mieux vendre. Pour le photographe, il y a définitivement quelque chose d’humain dans ces machines serviles, esclaves de notre bien-être, que l’on ne remarque même plus, mais que l’artiste cherche à révéler par ses photographies. En d’autres termes, capturer l’invisible de notre quotidien et le dévoiler sous un jour nouveau par ses photos.
Eiji Ohashi a photographié des distributeurs automatiques sous tous les angles, à toutes les saisons, en couleurs et en noir et blanc, de jour comme de nuit. Principalement au crépuscule ou juste avant l’aube, au cœur de l’hiver enneigé, pour les photos parues dans sa dernière publication Roadside lights Seasons: Winter. Une seule constante dans toutes ces photographies : les paysages mettent en scène les distributeurs d’Hokkaido rencontrés lors des déambulations du photographe, qui se plaît à chercher de nouveaux jidôhanbaiki, comme on chercherait à rencontrer de nouveaux amis.
Charlène Veillon
Historienne de l’art. Docteure en photographie japonaise contemporaine
- Site Internet d’Eiji Ohashi : https://eijiohashi.com/en/works
- Publications d’Eiji Ohashi : https://eijiohashi.com/en/publishing
- Article « Les distributeurs automatiques en difficulté face aux supérettes japonaises », Nippon.com, 2018 :https://www.nippon.com/fr/features/h00258/
- Exposition : A la galerie Akio Nagasawa Gallery Aoyama https://www.akionagasawa.com/jp/exhibition/roadside-lights/
podcast © Charlène Veillon & sugoi.photo, image © Eiji Ohashi
MALL|Kei ONO
VIEWING ROOM
Mall by Kei Ono
Si vous souhaitez avoir la video avec les sous-titres en anglais, cliquez ici
Kei Ono nous présente ici son projet MALL.
" Ce que je vois, c'est l'endroit où je vis. De nouveaux logements sont construits autour du centre commercial. La route est bordée de magasins d'électronique et de chaînes de restaurants, et les camions de livraison vont et viennent. C'est le genre d'endroit où nous nous vivons maintenant. Les choses que j'avais vaguement reconnues individuellement jusqu'alors semblaient être reliées aujourd'hui par le centre commercial.
J'étais convaincu que mon appareil photo, que j'utilisais depuis de nombreuses années depuis que j'étais étudiant en photographie, était adapté à ce thème. Portant le trépied de mon appareil, j'ai continué à marcher. S'agissait-il d'une extension du portrait au paysage ?"
Au travers des mots de Kyouhei Ishiguro (Directeur de l'animation, réalisateur)
"J'ai réalisé un film d'animation dans un centre commercial où "Nos mots comme des bulles", et je me suis rendu compte que même ceux qui me semblaient avoir des extérieurs et des intérieurs similaires avaient leur propre personnalité. Même si le concept est le même, en fait, ils sont souvent réalisés d'une manière qui est enracinée dans la région. Et on ne peut s'en rendre compte que si l'on observe comme si l'on regardait "dans les yeux" un centre commercial. La réalisation d'une animation peut également être décrite comme la création d'un décor, et surtout lorsque l'on considère le décor artistique de la scène, il faut prêter attention à des détails qui sont généralement négligés. C'est pourquoi j'ai pu remarquer l'individualité de chaque centre commercial.
Je ressens le même type d'observation dans ce travail. Lorsque les angles de Kei Ono découpent des détails qui sont souvent négligés, on se rend compte une fois de plus que même un endroit ordinaire est spécial pour quelqu'un. De loin, il ressemble à une énorme boîte inorganique et grumeleuse, mais à l'intérieur, de nombreuses personnes vont et viennent, et des milliers de vies organiques existent certainement. Il est rare de trouver un sujet dont l'expression change autant en fonction de l'endroit où est placé l'appareil photo.
Le centre commercial, en tant que collection de photographies, est également passionnant par la variété de ses expressions. Et comme j'ai pris des centaines de photos de centres commerciaux pour faire des dessins animés, j'éprouve une sympathie personnelle pour eux."
Pour plus de détails, vous pouvez consulter le site de Kei Ono : cliquer ici
Vous trouverez également un lien vers le site de l'éditeur : cliquer ici
Copyright Kei Ono
Yasuhiro Ogawa 🎧
INSTANT POD
The Dreaming © Yasuhiro Ogawa
Voyages oniriques monochromes de Yasuhiro Ogawa (小川康博)
Temps d'écoute ⏰ 4 minutes 49
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Aujourd’hui, nous nous intéressons au photographe japonais Yasuhiro Ogawa.
Né en 1968 à Kanagawa, au Japon, Yasuhiro Ogawa est diplômé en littérature anglaise. Un détail qui n’est pas si anecdotique quand on regarde les séries du photographe, toutes imprégnées de l’esprit gothique onirique et romantique si typique des œuvres littéraires anglaises.
Yasuhiro Ogawa commence sa carrière artistique professionnelle en 2000, avec l’obtention du prix Taiyo Award cette même année, lors de sa toute première exposition solo. Il remporte ensuite en 2009 le Photographic Society of Japan New Comer Award pour sa première publication intitulée Slowly Down the River. Cinq autres photobooks suivront, dont The Dreaming sorti en 2020, puis réédité en 2022 par Sokyusha et Blue lotus edition, et le petit dernier, Tokyo Silence, paru chez T&M Projects en 2022.
L’œuvre majoritairement en noir et blanc de Yasuhiro Ogawa se construit autour de ses nombreux voyages, au Japon (comme pour ses séries Okinawa, Shimagatari, Lost in Kyoto, Landscape through Windows et Tokyo Silence), mais aussi dans le monde entier (pour ses séries Slowly down the River ou encore The Dreaming).
La série The dreaming – le rêve – est un voyage géographique, passant notamment par le Japon, la Chine, le Myanmar, l’Inde, le Cambodge, le Tibet, ou encore le Guatemala. Mais elle est aussi un voyage dans le temps, dans le passé, puisque l’artiste est remonté jusqu’à près de 30 ans en arrière dans sa vie, lorsqu’il a fait ces voyages. C’est à l’orée de la cinquantaine, depuis Tokyo où il vit actuellement, que Yasuhiro Ogawa a replongé avec nostalgie dans ses multiples négatifs en noir et blanc de voyage, imprimant à la chambre ses tirages, avec l’impression de revivre un vieux rêve. Les clichés monochromes de The Dreaming – capturant ici un paysage vu depuis la fenêtre d’un train ; ici un quai de gare solitaire enneigé ; ici des autochtones dans leur quotidien – sont comme des songes troubles, où le flou de certaines images fait écho à l’impression de vieux souvenirs d’un autre monde. Un monde romantique, onirique, comme en sommeil, à l’image des personnes croisées dans des trains, somnolant ou dormant profondément.
Avec sa toute dernière série, Tokyo Silence, Yasuhiro Ogawa fait encore un voyage, cette fois-ci sensoriel, entre la Chine et le Japon. Cette série en noir et blanc est née d’un constat : l’opposition entre le bruit assourdissant de la ville chinoise, fait de cris, de klaxons, de haut-parleurs, et le calme profond et étrange de la capitale nippone, où personne ne parle fort dans les transports, personne ne crie dans la rue, personne ne klaxonne. Il y a bien un bruit de fond perpétuel à Tokyo avec les publicités des écrans géants, les sons des salles de jeux, la musique des magasins, mais ce n’est pas le bruit de l’activité humaine chinoise. Le photographe dit avoir essayé de capturer par son Leica ce silence paradoxal. Cela a donné vie à des images de foule, de vitesse, mais où la mise au point sur des visages humains toujours calmes, avec peu d’expression, renvoie au « silence de Tokyo » de Yasuhiro Ogawa.
Charlène Veillon
Historienne de l’art. Docteure en photographie japonaise contemporaine
- Site officiel de Yasuhiro Ogawa : https://ogawayasuhiro.com/
- Instagram de Yasuhiro Ogawa : https://www.instagram.com/yasuhiropics/?hl=fr
- Blue lotus gallery, Hong Kong : https://bluelotus-gallery.com/
- https://la-chambre-claire.fr/livre/yasuhiro-ogawa-the-dreaming/#tab-description
podcast © Charlène Veillon & sugoi.photo, image © Yasuhiro Ogawa
Maki | Love Hotels & Clubs
À Tokyo, dans le quartier de Kabukicho, ont été construits depuis une cinquantaine d’années toute une concentration de Love Hotels et Clubs en tout genres. Maki, photographe, ayant publié plusieurs ouvrages sur le Japon, a voulu immortaliser à sa façon, du point de vue de la rue, ces lieux hétéroclites qui l’ont toujours attiré et qui font depuis de nombreuses années partie de son quotidien lorsqu’il réside au Japon.
Présentation de la série
Love Hotels & Clubs, Tokyo, Japon
Depuis 2001, je photographie régulièrement le Japon en argentique et en noir et blanc. Ce nouveau projet de livre photographique, unique aussi bien au niveau de la forme (procédé photographique) que du fond (l'extérieur des Loves Hotels), est centré sur le quartier de Kabukicho à Tokyo, sur l'architecture particulière de ses Love Hotels et Clubs qui sont légion dans cette partie de la ville… Dans les années 60, ce quartier, situé à l’est de l’arrondissement de Shinjuku était rempli de cinémas underground, théâtres expérimentaux, clubs de strip-tease, mais aussi de trafics en tous genres, une jungle moderne, un lieu de tous les possibles… Aujourd’hui l’endroit est toujours prisé pour sa vie nocturne débridée mais aussi pour sa grande concentration en Love Hotels (hôtels à thèmes, aux décors et architectures fantasques, destinés aux couples légitimes ou pas, dans lesquels on se rend pour quelques heures ou pour une nuit…) et en Clubs pour adultes des deux sexes… Lorsque je séjourne à Tokyo, je réside invariablement à Kabukicho. Cela a toujours été ma première vision lorsque je quitte mon logement. Ces vieux Love Hotels avec des thèmes aussi surprenants que différents, ainsi que les clubs qui leur tiennent compagnie tout autour, m'ont toujours fasciné. Une des particularités de ces hôtels à thèmes est d’arborer sur leur façade une architecture d’une grande diversité de styles et d’une créativité surprenante, depuis les années 70 jusqu’à nos jours le style architectural parfois « kitch » mais toujours très soigné, voire recherché (en comparaison des « Business Hotels ») interpelle et place le promeneur dans une atmosphère inédite… Habitant régulièrement le quartier, ils sont devenu mon quotidien à Tokyo et cela m'a semblé tout naturel de commencer à les immortaliser il y a des années, à ma manière...
Aimant expérimenter, je décide en 2016 de poursuivre ce travail en les photographiant de jour, depuis la rue, lorsque le quartier est calme tel un passant au gré de nombreuses déambulations, mais avec un appareil photo argentique panoramique en plastique qui possède les particularités d’avoir un objectif très grand angle (condition - sine qua non - pour pouvoir photographier ces façades) et dont l'image exposée englobe la totalité du négatif, incluant les trous situés sur les bords du film… Le résultat met en résonance une vision photographique originale et singulière, le fil conducteur de toutes mes publications, échappant au genre documentaire qu’aurait pu prendre un tel sujet pour en faire un travail artistique personnel et expérimental.
Biographie
Photographe français né à Marseille en 1964, Maki choisit, au début des années 80, la photographie en noir et blanc pour exprimer sa curiosité, sa vision du monde, ses déconvenues, ses peurs, son attirance envers le Japon, ses obsessions, ses découvertes, ses doutes, ses interrogations, ses expériences, ses explorations, ses désirs, la mémoire du temps, des lieux, et des personnes… Artisan avant tout, depuis toujours, il développe ses films, tire sur papier argentique ses images et édite lui-même ses séries photos. Il photographie des manières de voir et fabrique des visions aléatoires du monde qui l’entoure. Il s’éblouit avec la lumière et essaie de narguer la loi du bon sens tout en cherchant ce que « photographier » pourrait bien vouloir dire…
Photographe - mais aussi éditeur, compositeur, DJ, producteur et réalisateur radio - Maki a été un des membres fondateurs du collectif de photographes européens «SMOKE » (2007 - 2012) avec lequel il a exposé dans des festivals et galleries (Musée d’Art Moderne et Contemporain de Liège, Centre Wallonie-Bruxelles à Paris, festival off des Rencontres d’Arles…) et publié une revue du même nom.
Depuis 20 ans il se rend régulièrement au Japon pour continuer son « work in progress photographique illimité » sur ce pays qu’il connaît bien, et dans lequel il expose depuis quelques années, régulièrement ses photos. Il a publié plusieurs ouvrages photo résultant de ses voyages au Japon (« Gûyu - Allegory » chez Timeshow Press, « Japan Somewhere » chez Zen Foto Gallery à Tokyo…).
En tant qu’éditeur il fonde en 2010 la collection « Média Immédiat » avec laquelle il publie 11 mini livres avec des photographes internationaux (Onaka Koji, Ed Templeton, Morten Andersen, Ichiba Daisuke…).
Il a exposé son travail photographique en Europe et au Japon et a été publié dans divers catalogues, magazines et webzines internationaux ainsi que dans le livre « Mono Vol.1 » (Gomma Books / London).
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Si vous souhaitez en savoir plus sur Maki, voici son dernier ouvrage : Japan Somewhere aux éditions Zen Foto Gallery
Disponible à la vente : Plac'Art Photo, Galerie Echo119, Artibooks, Ibasho, Shashasha
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« Tekiya » par Yang Seung-Woo 🎧
INSTANT POD
Temps d'écoute ⏰ 5 minutes 01
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Aujourd’hui, nous nous intéressons à la série Tekiya du photographe Yang Seung-Woo (梁丞佑).
Cette série se concentre sur le monde à la fois festif et inquiétant des tekiya, ces marchands ambulants japonais, tenanciers des stands de nourriture et de jeux présents dans tous les festivals et fêtes populaires, ou encore le long des allées menant aux temples et sanctuaires. Après plus de 10 ans de travail, les photographies couleurs inédites de Tekiya viennent de paraître, en novembre 2022, dans un catalogue publié par la galerie tokyoïte Zen Photo Gallery. On y découvre un témoignage contrasté, alternant ambiances de fêtes et scènes de vie des tekiya, ces forains que l’on considère à l’origine des yakuza, la mafia japonaise.
Le photographe Yang Seung-Woo, d’origine coréenne, arrivé au Japon en 1996, diplômé du Nippon Photography Institute et de l’université polytechnique de Tokyo, est un habitué des portraits « en immersion » de personnages à la limite de la marginalité sociale. Sa série la plus iconique, The Best Days, parue en 2012, est consacrée au quotidien du crime organisé nippon, Yang Seung-Woo ayant été amené à fréquenter des yakuza en Corée et au Japon.
Pour la série Tekiya, le photographe a côtoyé ces forains pendant plus de 10 ans. Sa série débute en 2011 lorsque, par nécessité financière, il répond à une annonce pour un job de vendeur sur un stand ambulant de restauration. Il lui faudra attendre un an avant de trouver l’occasion – et le temps ! – de sortir son appareil photo pour immortaliser de l’intérieur cette atmosphère qui le fascine. Devenu selon ses propres termes le roi des yakisoba (les nouilles sautées) et de l’okonomiyaki (sorte de crêpe épaisse salée aux accompagnements variés), Yang Seung-Woo a d’abord cherché à capturé l’ambiance des matsuri, pour se rendre compte au final que sa série était en fait centrée sur les acteurs de ces fêtes, autrement dit les tekiya.
C’est pourquoi cette série alterne des scènes très variées, alliant des plans larges de la foule devant les stands, la préparation de la nourriture, les forains comptant leurs recettes… Ou encore des images plus intimes des back stages de cette vie éreintante et difficile, où l’on peut voir un tekiya endormi sous sa plaque à friture, une marchande changeant son nouveau-né posé sur une glacière entre deux ventes de nourriture, et des hommes nus dans un bain public, se détendant après une dure journée de labeur.
La série Tekiya possède aussi un versant plus sombre, car elle ne cache rien des appartenances sociales de certains forains. On y voit donc des hommes couverts de tatouages, au petit doigt amputé d’une phalange – apanage des yakuza –, ainsi que des photographies rares de rituels du Nouvel An célébrés en grande pompe par des membres du crime organisé.
Tekiya pose un regard à la fois tendre et sans concession sur ces personnes à la vie rude, parfois à la limite de la marginalité, que Yang Seung-Woo a côtoyées au plus près. En 2019, la Zen Photo Gallery a tiré 700 exemplaires d’une nouvelle édition de The Best Days, celle de 2012 étant depuis longtemps épuisée. Ce fut également l’occasion d’exposer 30 photographies de cette incroyable série totalement consacrée aux yakuza, dans leur intimité la plus crue. Un événement qui ne se reproduira pas de sitôt puisque le photographe, jeune papa en 2018, n’exposera plus cette série pour ne pas risquer de choquer un jour sa fille, avant que celle-ci n’ait 20 ans. Un bien long sommeil pour les yakuza de Yang Seung-Woo.
Charlène Veillon
Historienne de l’art. Docteure en photographie japonaise contemporaine
- Site officiel de Yang Seung-Woo (en japonais) : https://photoyang.jimdofree.com/
- Instagram de Yang Seung-Woo : https://www.instagram.com/yangtarou/?hl=fr
- Zen Photo Gallery : https://zen-foto.jp/en/artist/yang-seung-woo
- Zen Photo Gallery/Mark Pearson, Tekiya, 2022 : https://www.shashasha.co/en/book/tekiya-2
- Zen Photo Gallery, The Best Days, 2019 : https://www.shashasha.co/en/book/the-best-days-new-edition-1
- https://pen-online.com/fr/arts/plongee-intime-dans-lunivers-violent-des-yakuza/
podcast © Charlène Veillon & sugoi.photo, image © Yang Seung-Woo
Decotora, l’art du camion tuné 🎧
INSTANT POD
Midnight emperor, Shiga, 2002, C-print © Tatsuki Masaru
Temps d'écoute ⏰ 4 minutes 56
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Aujourd’hui, nous nous intéressons à la série Decotora du photographe Tatsuki Masaru (田附勝).
Cette série haute en couleurs, débutée en 1998 et toujours en cours, se concentre sur le « decotora », l’art nippon du camion tuné, autrement dit le fait de modifier visuellement l’aspect d’un camion en y ajoutant peinture, néons, pièces de carrosserie ou encore accessoires intérieurs, afin de le personnifier et de le rendre unique. Une pratique qui se serait développée dans les années 1970 au Japon, et qui a pris le nom de « decotora » (ou « dekotora), calqué sur l’anglais « decorated trunk », soit littéralement « camion décoré ».
Tatsuki Masaru documente depuis plus de 20 ans la communauté japonaise des chauffeurs routiers. Dans toutes ses séries, le photographe s’adonne à une description quasi anthropologique de nos sociétés, que ce soit à travers des photographies de danses folkloriques, de chasseurs du Tohoku, de pêcheurs ruraux, ou encore de ces petites mains invisibles de l’approvisionnement que sont les chauffeurs de camion.
C’est avec cette série que Tatsuki Masaru a publié son premier ouvrage en 2007, Decotora, paru aux éditions Little More. Entre 2020 et 2021, le photographe a réalisé 12 nouveaux clichés, parus dans un nouvel opus aux éditions T&M Projects, sous le titre Decotora – Hachinohe. Plusieurs de ces photographies ont été montrées pour la première fois cet été 2022 à la Gallery Side 2, à Tokyo, avec la particularité d’être présentées dans un cadre métallique arborant les mêmes couleurs flashy que les camions à l’image.
Comment cette série a-t-elle débuté ? Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il ne s’agit pas de photographies d’un fan absolu de tuning de camion. Ce n’est pas une photographie de hobby, pas plus qu’une recherche esthétique. Même si la beauté de ces images mêlant néons, peintures métallisées et pare-chocs flamboyants est indéniable, celle-ci est une conséquence et non un but. La mise en lumière de ce style décoratif particulier résulte à l’inverse du constat de l’invisibilité de la communauté des chauffeurs routiers dans nos sociétés, pourtant totalement dépendantes d’eux.
Tatsuki Masaru raconte avoir pris conscience de ce fait lors d’une expérience professionnelle. Chauffeur-livreur à temps partiel pour payer les factures, il a croisé sur la route ses premiers camions customisés. C’est en côtoyant cette communauté qu’il s’est rendu compte qu’il ne savait rien du style de vie de ces routiers, ou de la façon dont ils parvenaient à créer de tels décors peints, de lumière et de carénage. Le photographe a alors suivi un routier dans son decotora afin de mieux comprendre ces hommes qui passent la majeure partie de leur vie dans leur camion. C’est à partir de là que Tatsuki Masaru a débuté sa série en 1998.
Decotora s’intéresse au monde des routiers, et notamment à la fierté de cette communauté paradoxalement discrète - pour ne pas dire secrète -, mais pourtant ultra voyante dans ses véhicules. La série met en avant les différents décors que le photographe a pu croiser, représentant les espoirs des routiers, leurs familles, ou encore leurs prières face à un travail où ils risquent chaque jour leur vie sur la route pour nous apporter tout le confort moderne.
Plus qu’un documentaire, la longue série Decotora de Tatsuki Masaru est un magnifique hommage à ces chevaliers de la route, tout fringants dans leurs destriers de fer brillant de mille feux.
Charlène Veillon
Historienne de l’art. Docteure en photographie japonaise contemporaine
- Site officiel de Tatsuki Masaru : https://tatsukimasaru.com/
- Gallery Side 2 : https://www.galleryside2.net/en/artists/masaru-tatsuki/
- Little More Books, Decotora, 2007 : http://www.littlemore.co.jp/enstore/products/detail.php?product_id=326
- T&M Projects, Decotora – Hachnohe, 2021 : https://www.tandmprojects.com/collections/t-m/products/decotora-hachinohe
- Instant POD Shishi odori de Tatsuki Masaru : https://www.sugoi.photo/arret-sur-image/shishi-odori-masaru-tatsuki/
podcast © Charlène Veillon & sugoi.photo, image © Tatsuki Masaru
Autoportraits en mariées. 🖋
Quand mariage rime avec photographie japonaise
par Charlène Veillon
Temps de lecture ⏰ 13 min 57
Pour écouter la lecture de cet article
Au Japon comme ailleurs dans le monde, on se marie ! Et comme ailleurs dans le monde, on immortalise ce grand moment de la vie d’un couple par une séance photo. Mais le sens profond du mariage traditionnel japonais se heurte parfois avec notre vie moderne, inspirant à des photographes – notamment des femmes – une mise en scène sous forme d’autoportraits en mariées. Kimiko Yoshida ou encore Tomoko Sawada ont chacune réalisé plusieurs séries photographiques entièrement dédiées au thème de la mariée japonaise. Entre parodie, dénonciation des stéréotypes et geste de rébellion, voyons comment ces images nous questionnent sur le « mariage à la japonaise ».
Avec la série omiai débutée en 2001 et constituée de 30 autoportraits couleurs, la photographe Tomoko Sawada a mis en lumière un type photographique bien particulier, celui du portrait de rencontre prénuptiale.
Dans cette série, Tomoko Sawada se transforme donc en 30 jeunes filles différentes. Cette photographe « aux 1000 visages » est une adepte de l’autoportrait. Elle utilise la mise en scène photographique et sa propre personne pour explorer des questions identitaires et sociétales. Dans toutes ses séries, elle incarne divers personnages féminins pour en faire ressortir les stéréotypes : la mariée, la lycéenne, la sweet lolita, ou encore la jeune fille à marier. Elle interroge également les pratiques photographiques de notre société, comme les photos de classe, de CV et de mariage.
Le type spécifique de portrait photographique présenté dans cette série est lié à la pratique de l’omiai, le « rendez-vous arrangé » en vue d’un mariage entre deux personnes qui ne se connaissent pas. L’omiai serait né avec l’avènement des grandes familles guerrières nippones, qui auraient étendu leurs alliances politiques par des mariages arrangés entre leurs progénitures. Rien de nouveau sous les tropiques ! Mais c’est à partir de l’époque Edo, au XVIe siècle, que ce type de mariage est véritablement entré dans les mœurs, d’abord dans les familles de samouraïs, puis chez toute la population. Avec la modernisation du pays à partir de la toute fin du XIXe siècle, les mariages d’amour ont pris le dessus, même si jusqu’en 1930, les mariages arrangés représentaient toujours plus de 60% des unions.
On estime qu’aujourd’hui, 6% des mariages japonais se font encore par omiai. Dans cette version moderne, les prétendants peuvent refuser une union qui ne leur conviendrait pas. C’est aussi devenu une démarche volontaire. « Volontaire » étant toutefois à prendre avec des pincettes, car la société japonaise met une pression énorme sur les jeunes gens de plus de 30 ans non mariés. Il est encore très mal vu de se mettre en ménage, avec enfants, sans être mariés. Les femmes sont particulièrement visées par ces pressions, car on les considère un peu comme « périmées » après 30 ans ! Quant aux hommes, ils peuvent subir une discrimination à l’embauche, puisque l’on estime un chargé de famille plus docile face à la pression qu’un électron libre. Rien de romantique dans ce genre de considération.
Dans la série Omiai, à l’aide de perruques, de maquillage, de costumes, Tomoko Sawada imite les très sérieuses photos réalisées par les familles dans le but d’un omiai : il s’agit après tout de vendre sa progéniture sur photo ! Bien que ces clichés soient de mise tant du côté féminin que masculin, les codes de postures et de vêtements sont plus stricts pour les jeunes filles. Ces portraits s’échangent ensuite entre les parties, par l’intermédiaire des familles ou d’une tierce personne nommée nakôdo (sorte de marieur professionnel), qui veulent voir les jeunes gens faire un bon mariage.
Tomoko Sawada copie la gestuelle et les attitudes de la jeune fille à marier qui doit se présenter sous son meilleur jour, à la fois en vêtements classiques (tailleur ou robe par exemple) et en magnifiques et coûteux furisode (le kimono à longues manches réservé aux femmes célibataires), dans une attitude toute réservée, les pieds joints, le plus souvent les mains croisées, le visage sérieux, les yeux fixés sur l’objectif. Pas de décor superflu, pas de paysage bucolique, pas de sourire aguicheur ni de minauderie, on ne rigole pas avec le portrait de rencontre prénuptiale ! Au point que par la répétition de ces jeunes filles à la fois différentes et identiques dans ses portraits d’omiai, Tomoko Sawada nous fait prendre conscience de l’artificialité de ces représentations sociales de soi. Malgré les perruques et artifices, en photographiant à chaque fois sa propre figure, Tomoko Sawada démontre l’interchangeabilité de ces jeunes filles soumises à « un jeu de rôle » social, celui de l’enfant à caser !
Parmi les premières séries de la photographe Kimiko Yoshida se trouve celle iconique intitulée Les Mariées célibataires. Autoportraits, débutée en 2001, constituée de plus de 170 clichés couleurs réalisés jusqu’en 2009.
D’emblée, avec cette série, se met en place le protocole conceptuel et formel qui définit l’œuvre de Kimiko Yoshida. Ce protocole est marqué du sceau du minimalisme : toujours un même sujet - l’artiste est son propre modèle - ; un même cadrage - sur le visage ou le buste de face et centré - ; un même format - des tirages de forme carrée - ; une même dimension - des carrés de 120 centimètres de côté pour cette série – ; une même couleur, quasi monochrome, unissant l’arrière-plan et la figure nue ou parée (maquillage, perruque, vêtement) ; un même éclairage indirect - une lumière neutre fixe de deux ampoules au tungstène de 500 watts ; une même prise de vue au moyen d’un Hasselblad, format 6 x 6 cm sur film diapositive ; les mêmes tirages Lambda sur papier Kodak Endura satiné, montés sur aluminium et sous plexiglas.
Dans la série Les Mariées célibataires. Autoportraits, le titre se divise toujours en trois temps : par exemple, avec La Mariée veuve. Autoportrait (de 2001, le tout premier autoportrait de la série), le terme «Mariée» présente la fiction car ce n’est pas une photo de mariage ; le second terme (ici «veuve», mais ce peut être également le nom d’une ethnie, d’un personnage célèbre ou d’un tableau) représente l’intervalle entre la vérité et le mensonge : il est une vérité de départ, une référence, une allusion, mais la «mariée» n’est pas réellement «veuve» ; enfin, le dernier terme, «autoportrait», le plus essentiel selon l’artiste, établit la seule réalité dans l’œuvre foncièrement fictionnelle de Kimiko Yoshida, tout en introduisant aux fonctions de transformation, d’altérité et d’hybridation. Cette figure qui peut être à la fois «mariée», «célibataire» et «veuve» est un paradoxe imagé constant, où se croisent la hantise personnelle de l’artiste à l’égard du mariage et sa liberté à endosser des identifications multiples.
«Hantise du mariage» n’est pas une vaine expression dans le cas de Kimiko Yoshida. Cette série trouve en effet son origine dans un traumatisme subi par l’artiste dans son enfance. A l’âge de 7 ans, Kimiko Yoshida apprend de la bouche même de sa mère qu’elle est le fruit d’un mariage traditionnel très particulier, puisque son grand-père maternel a adopté son père afin qu’il porte le nom prestigieux de Yoshida avant de le marier à sa fille ; les deux jeunes gens se rencontrant pour la première fois de leur vie le jour même de leur mariage. Il ne s’agissait donc pas d’un omiai kekkon (mariage arrangé) comme il se pratique encore parfois aujourd’hui, car il n’y a eu ni rencontre préalable, ni possibilité de refus. Il s’agissait d’un mariage forcé (kyôsei kekkon), et plus précisément d’un mukoyôshi kekkon, soit littéralement «mariage par adoption du gendre», qui fut courant dans le passé (et totalement légal) dans les familles importantes.
Ces nouvelles ont horrifié la jeune Kimiko Yoshida qui a alors choisi de refuser tout mariage, considérant ce dernier comme un événement funeste. Elle fuit le Japon en 1995 pour échapper à son tour à un mariage arrangé par sa famille. Elle arrive en France et commence au début des années 2000 sa série d’autoportraits en «mariées célibataires», aussi nommée «mariées intangibles» ou encore «Divine comédie». Ce n’est donc pas un hasard si ses autoportraits en mariées sont des images de la solitude, des figures toujours spécifiquement «célibataires», rejetant toute représentation masculine : en d’autres termes, des photographies de mariage virtuel où elle n’épouse jamais que son propre reflet. Tel un exorcisme, Kimiko Yoshida rejoue inlassablement le rôle de la mariée intangible - intouchable -, celle que l’on regarde mais que l’on ne peut posséder…
Le thème de la mariée est aussi l’occasion d’une hybridation - un mariage en somme - de références franco-japonaises, ses deux cultures, originelle et d’adoption. Dissimulée sous des costumes, des masques ou encore des bijoux de toutes origines, la photographe incarne tour à tour différents personnages. Toutefois, Kimiko Yoshida n’est pas une artiste du pastiche. Par exemple, dans La Mariée cerisier en fleurs de 2006, elle ne parodie pas une Japonaise posant sous un cerisier. En effet, ce n’est pas une coiffe traditionnelle de mariée que porte Kimiko Yoshida, mais une perruque rose achetée dans un magasin de farces et attrapes. De même, le kimono est faux. L’artiste a utilisé un morceau d’étoffe rose qu’elle a drapé autour de sa poitrine de façon à ressembler - pour un regard occidental - à un kimono. Enfin, si le maquillage opaque recouvrant son visage et ses épaules rappelle bien la technique de l’oshiroi - le maquillage blanc traditionnel des geishas -, il n’a pour fonction que de fondre sa figure dans la couleur rose dominante de la photographie. Kimiko Yoshida interroge en réalité la vision souvent fantasmée, pour ne pas dire stéréotypée, que les Français ont du Japon.
De nos jours, se marier au Japon n’est pas très différent des formalités à accomplir en France. On se rend à la mairie du lieu où l’on va célébrer l’union, et on remplit un formulaire de déclaration de mariage. Comme en France, on peut faire uniquement un mariage civil ou le compléter avec une cérémonie religieuse. Traditionnellement, les mariages étaient célébrés dans les sanctuaires shintô pour la purification des époux, le rituel des coupes de saké, l’échange des vœux, les promesses mutuelles entre les familles et l’offrande aux divinités. Lors de cette journée, l’époux porte un costume traditionnel constitué d’un pantalon large hakama et d’une veste haori de couleur sombre. La mariée, elle, est vêtue d’un kimono à manche longue entièrement blanc appelé shiromuku, et d’un sur-kimono blanc nommé uchikake. Elle est très reconnaissable à sa coiffe blanche qui peut soit prendre la forme d’une coquille imposante (wataboshi) ou d’un bandeau (tsunokakushi). C’est après la Seconde Guerre mondiale que débute la mode du mariage « à l’occidentale », en robe blanche et smocking.
Côté photographie, il est tendance de nos jours d’immortaliser son mariage à la fois en costume traditionnel japonais et en vêtements nuptiaux « occidentaux ». Cette double tenue, louée à grands frais pour l’occasion, n’est pas pour tous les budgets, mais elle symbolise le véritable business du mariage au Japon.
En 2007, Tomoko Sawada initie une série intitulée Bride, soit « mariée ». Dans ces autoportraits, l’artiste se grime en mariées japonaises, posant à la fois en tenue traditionnelle et en robe blanche. Cadrés en buste, de face, ces clichés couleurs montrent l’artiste vêtue de blanc devant un fond monochrome exclusivement rouge, couleur de bon augure en Asie parfois également présente sur le manteau de la mariée traditionnelle. Cette série est composée de 30 portraits, présentés tous ensemble ou en duo, avec toujours à gauche, la mariée « shintô » et à droite, la mariée « occidentale ». La mariée shintô porte à chaque fois le même kimono blanc et la même coiffe wataboshi ; la mariée occidentale est toujours vêtue de la même robe blanche sans manche, au col en dentelle, assortie d’un voile transparent sur la tête. Seules les coiffures des mariées occidentales changent de photo en photo, les cheveux de la mariée traditionnelle étant, eux, dissimulés par la coiffe. Les variations entre chaque duo de clichés sont donc infimes, au point que l’on ne peut distinguer les différences qu’en ayant sous les yeux tous les tirages.
La photographe Tomoko Sawada traite ici encore de l’uniformisation des femmes à l’intérieur de la pratique sociale qu’est le mariage. Dans une médiation faisant dialoguer tradition et mode, Est et Ouest, elle souligne la fragilité des individualités à l’intérieur même de ces divisions. En ne changeant pas d’un iota les apparences des mariées shintô, elle met aussi le doigt sur la lourde signification de cette tenue traditionnelle qui « tue » symboliquement la jeune fille pour la faire renaître dans sa belle-famille (par l’usage du kimono blanc, également réservé aux morts). Tenue qui dissimule aussi toute individualité du visage de la mariée par des coiffes imposantes, dont la signification littérale est « cache-cornes » (tsunokakushi). Autrement dit un accessoire pour dissimuler les cornes démoniaques de la femme, une créature obligatoirement jalouse et égoïste, qui devra s’amender par le mariage pour devenir une épouse douce et obéissante. Tout un programme !
Mais la photographie de mariage japonais peut aussi être fun, à l’image du couple Bear & Rabbit qui égaie Instagram de ses images très officielles en mariés masqués en ours (pour monsieur) et lapin (pour madame) blancs. Il s’agit d’une série débutée en 2018 par le photographe du couple (Tsukao), partant du constat paradoxal que lors de ses missions, ses clients lui demandaient de ne pas photographier les visages des gens pour des raisons de vie privée, alors que les selfies explosaient sur les réseaux sociaux. Cette contradiction dans l’usage de la photographie a amené le couple à immortaliser leur mariage, puis leur voyage de noce, puis leur vie de couple, sous la forme de portraits modernes tout à fait sérieux, sauf pour leurs visages masqués.
Une façon de dissimuler des traits bien plus sympathique et égalitaire que le « cache-cornes » de la mariée traditionnelle japonaise !
Charlène Veillon
Historienne de l’art. Docteure en photographie japonaise contemporaine
https://www.instagram.com/bear_n_rabbit/
https://tsukao.net/2018/10/18/bear-rabbit-wedding/
https://www.sugoi.photo/arret-sur-image/autoportrait-tomoko-sawada/
https://www.sugoi.photo/bain-darret/kimiko-yoshida/
https://www.nippon.com/fr/japan-topics/g00783/
https://www.journaldujapon.com/2018/11/08/omiai-mariage-commun-accord/
Légendes
ill.1 – La Mariée cerisier en fleurs. Autoportrait, 2006 de Kimiko Yoshida ©Kimiko Yoshida
ill.2 – Les mariées célibataires de Kimiko Yoshida : La Mariée veuve. Autoportrait, 2001 ©Kimiko Yoshida
ill.3 – Omiai (30 works), 2006 © Tomoko Sawada
Ill.4 – Thirty Works: Bride, 2008 © Tomoko Sawada
Ill.5 – Bear & Rabbit wedding, 2018, © TSUKAO (Instagram – bear_n_rabbit)
Cerf-volant japonais, série Wadako 🎧
The Itō-san-chi-no-tako-kōbō workshop (ville de Hamamatsu, département de Shizuoka, 2018), série Wakado de Mami Kiyoshi
© Mami Kiyoshi
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Aujourd’hui, nous nous intéressons aux « wadako », les cerfs-volants japonais.
Wadako est le titre d’une série de la photographe Mami Kiyoshi. Depuis 2003, son travail photographique suit un même processus documentaire rigoureux, toujours identique : Mami Kiyoshi rencontre un modèle, elle se rend ensuite chez lui ou dans un lieu lié à son histoire personnelle. Elle y reste 2 jours, le premier étant consacré à un long entretien avec le modèle sur sa vie privée et professionnelle. Le second est dédié à l’installation d’une mise en scène du modèle parmi les objets qui le représentent le mieux, et au shooting. En phase finale, Mami Kiyoshi numérise les photographies argentiques, et retravaille les couleurs et les contrastes pour en faire ressortir les détails.
Cette logique de la photographie documentaire, presque de l’archive du quotidien, a été transposée en 2018 au monde japonais du cerf-volant. Dans la série Wadako – qui signifie littéralement « cerf-volant japonais » –, plusieurs artisans, parmi les derniers ateliers nippons de cerfs-volants existant encore, ont été photographiés dans leur environnement de travail, entourés par leurs créations.
Cette série est présentée à l’Institut français du Japon – Kansai, Kyoto tout le mois d’octobre dans le cadre du festival Nuit blanche.
La série Wadako – Histoires de cerfs-volants japonais est née de la collaboration entre la photographe japonaise Mami Kiyoshi et la chercheuse française Cecile Laly, spécialiste de la culture cerf-voliste nippone. En effet, constatant le lent déclin de cet artisanat traditionnel après la Seconde Guerre mondiale, conséquence de la modernisation et l’Occidentalisation du pays, Cecile Laly a eu l’idée de lancer un projet d’étude afin de répertorier cet artisanat dans un catalogue. Mais plutôt que de se concentrer sur les cerfs-volants, elle a choisi de mettre en lumière les ateliers de fabrication.
D’après ses recherches, les cerfs-volants seraient arrivés au Japon au VIIIe siècle, mais probablement nés en Asie du Sud-Est. Les cerfs-volants traditionnels japonais sont faits en washi, un papier léger et solide fabriqué artisanalement à partir de fibres de mûriers, collé sur une armature en bambou ou en bois de cyprès. Le cerf-volant nippon est un objet plat, dont les formes et les motifs peuvent varier selon chaque région et même chaque atelier.
Au Japon, le cerf-volant a un usage principalement festif. Dès le XVIIe siècle, on sait par des représentations qu’il était un divertissement populaire pour petits et grands, principalement associé à la Fête des garçons du 5 mai. Même s’il existe actuellement divers festivals dédiés aux cerfs-volants, avec réalisation de pièce géante ou bataille de cerfs-volants, cet artisanat traditionnel est aujourd’hui en grand danger de disparition, les ateliers s’éteignant avec leurs artisans âgés.
C’est donc l’histoire de ces gens, pour qui le cerf-volant représente toute leur vie, qui est immortalisée dans la série Wadako, dont les portraits relèvent à la fois de la photographie documentaire, de l’archive, du témoignage historique et de la photo plasticienne avec ce travail de la lumière quasi pictural si typique de l’œuvre de Mami Kiyoshi.
Charlène Veillon
Historienne de l’art. Docteure en photographie japonaise contemporaine
- Mami Kiyoshi :
- Cecile Laly : https://kyoto-seika.academia.edu/CecileLaly
- Charlène Veillon, « Tako, entretien avec Cecile Laly, spécialiste des cerfs-volants japonais », Koko, 2021, p. 42-51.
- Charlène Veillon, « Portraits intimes, les photographies de Mami Kiyoshi », Koko, 2021, p. 52-55.
- Cerfs-volants du Japon, à la croisée des arts, dir. Cecile Laly, 2021, Nouvelles éditions Scala.
- Nuit blanche – Institut français du Japon Kansai-Kyoto : https://nuitblanche.jp/fr/evenements/wadako-histoires-de-cerfs-volants-japonais
podcast © Charlène Veillon & sugoi.photo, image © Mami Kiyoshi
Yu Hirai, Entre chien et loup🎧
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Titre : Entre chien et loup, 2003, Analog C-print © Yu Hirai
Temps d'écoute ⏰ 5 minutes 33
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Aujourd’hui, nous nous intéressons à la série « Entre chien et loup » de la photographe Yu Hirai (ひらいゆう).
Entre chien et loup est principalement constitué de portraits, celui de Yu Hirai ou des membres de sa famille. Ce sont des portraits le plus souvent réalisés en intérieur, dans divers lieux de vie de l’artiste, mais qui donnent presque toujours à voir un espace extérieur – un bout de ciel, un paysage, une façade d’immeuble – par le biais d’une fenêtre ouverte ou d’un balcon. La série Entre chien et loup illustre ce moment précis quand la lumière naturelle du jour décroît et qu’elle laisse place à celle artificielle des habitations. La silhouette à l’image marque ainsi une sorte de seuil à mi-chemin entre l’intérieur et l’extérieur, ces derniers étant symboliquement représentés par les couleurs dominantes rouge et bleue. Pour l’artiste, la couleur bleue exprime le monde extérieur, la réalité objective et l’inconnu. Le rouge, quant à lui, représente ses souvenirs, ses rêves, son univers intérieur. Cette rencontre de deux atmosphères colorées symbolise l’expression « entre chien et loup » qui définit le crépuscule, quand on ne distingue plus très bien les choses et que tout devient flou. C’est pourquoi les portraits de cette série ne sont en réalité que des silhouettes opaques, obtenues par une mise au point sur l’arrière-plan extérieur et non sur le visage.
Entre chien et loup, une des premières séries de Yu Hirai, débutée en 1997, est toujours en cours. Iconique, cette série de tirages argentiques couleurs concentre toutes les interrogations intimes qui émailleront le parcours de l’artiste. Exposée jusqu’au 15 octobre au Salon d’art à Bruxelles, la série Entre chien et loup est également présentée au DongGang International Photo Festival à Séoul, en Corée, visible jusqu’au 30 juin 2023.
Yu Hirai est née en 1963 à Tokyo. Elle s’installe en 2002 à Paris où elle réside toujours.
Photographe, mais plus généralement artiste multimédia, Yu Hirai articule toutes ses créations autour du concept d’identité. A mi-chemin entre la tradition japonaise du journal intime et l’abstraction pop aux couleurs acidulées, Yu Hirai nous révèle sur papier photo un interstice de liberté où réalité et fiction peuvent se mêler sans se heurter.
Avec le recul, Yu Hirai voit aujourd’hui dans les portraits sans visage d’Entre chien et loup, un écho aux non-dits et aux secrets qui ont marqué sa jeunesse au Japon. En effet, c’est seulement à l’âge de 20 ans, alors qu’elle s’apprêtait à partir étudier en Belgique, que Yu Hirai a appris de la bouche de sa mère que son père n’était pas japonais. Ses parents à lui étaient des Coréens qui avaient émigré au Japon dans les années 1920. Bien que né et ayant grandi au Japon, son père s’était vu retirer sa nationalité japonaise après la défaite de 1945 et le retour à l’indépendance de la Corée. Ayant choisi de rester dans le pays où il avait grandi, il vécut apatride jusqu’à la fin de ses jours. Une situation complexe, rendue plus pénible encore par des discriminations persistantes, qui encouragèrent beaucoup d’immigrants de pays colonisés par le Japon à dissimuler leurs origines. Son père ne lui a jamais raconté son histoire. Elle l’a découverte par bribes, au fil des ans, par sa mère.
Nul doute que la découverte de ce passé explique le rapport étrange que Yu Hirai entretient dans ses photos avec les notions d’intérieur et d’extérieur (uchi et soto en japonais), très importantes dans l’Archipel puisqu’elles définissent largement les rapports entre les personnes, selon que l’on se trouve dans la famille ou dans la sphère collective.
Cette découverte a surtout sensibilisé Yu Hirai aux questions identitaires qui jalonnent toutes ses séries, quand la grande Histoire rejoint celle plus intime des familles.
Charlène Veillon
Historienne de l’art. Docteure en photographie japonaise contemporaine
- Site officiel de Yu Hirai : https://www.yuhirai.com/
- Galerie Les Bains révélateurs : https://www.lesbainsrevelateurs.com/works/entre-chien-et-loup/
- Le Salon d’art : http://www.lesalondart.be/
- DIPF 2022 : https://www.dgphotofestival.com/2022dipfopencall
podcast © Charlène Veillon & sugoi.photo, image © Yu Hirai
Shishi odori 🎧
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"shishi odori", la danse estivale pour l’âme des cerfs
Série TOHOKU - Tatsuki Masaru (田附勝)
1- A Tree with Attached Eyes Tono, Iwate, November 2008
2- Deer Blood, Kamaishi, Iwate, February 2009
3- Shikaodori in Natsuya Area, Kawai Village Miyako, Iwate, October 2009
all pictures © Tatsuki Masaru
Temps d'écoute ⏰ 7 minutes 16
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Aujourd’hui, nous nous intéressons à la danse "shishi odori".
Traditionnellement, au Japon, la période estivale rime avec Obon, un festival bouddhiste honorant les esprits des ancêtres. De nos jours, Obon est avant tout un fête familiale durant laquelle les gens retournent dans leur ville natale et s’occupent des tombes de leurs ancêtres. Obon se déroule sur 3 jours, originellement du 13 au 15 juillet, mais le passage au calendrier occidental grégorien dans la seconde moitié du XIXe siècle a déplacé cette fête à la mi-août dans de nombreuses régions. Obon rythme donc tout l’été nippon, au gré de ses lanternes allumées pour guider l’esprit des morts et de ses danses pour se rappeler les disparus.
Si le "bon odori" (danse du Bon) est la plus emblématique des danses de la période estivale, d’autres prennent également place durant l’été, toujours en rapport avec la mort et l’âme des défunts. C’est notamment le cas du "shishi odori", la danse des cerfs.
Le shishi odori est originaire du Tohoku, région située sur la côte est de l’île principale Honshu. Constituée de montagnes et de forêts, la nature du Tohoku est sauvage et riche en gibiers. Par tradition, c’est un territoire de chasse. Cette vie rude et belle a été immortalisée entre 2006 et 2010 par le photographe Tatsuki Masaru (田附勝), dans sa série intitulée sobrement "Tohoku". C’est en suivant un groupe de chasseurs de cerfs que Tatsuki Masaru a commencé à photographier autant les chasseurs que leur proie.
De sa première série "Decotora" débutée en 1998 consacrée au tuning extrême des camions japonais, jusqu’à la série "Tohoku", Tatsuki Masaru s’est attaché à une description quasi anthropologique de nos sociétés. Par son objectif, il témoigne aussi bien de la dure réalité solitaire du camionneur que de la rude existence des habitants des montagnes ou de l’implacable réalité de la chasse.
Parmi les images en couleurs de la série "Tohoku", on trouve bon nombre de photos de cerfs abattus, parfois écorchés, parfois uniquement des os, parfois simplement leurs bois, parfois un garçon tenant fièrement le cœur de la bête en trophée, ou juste le sang encore chaud de l’animal sur la neige immaculée des montagnes. La rudesse de ces photos fait écho à la rudesse de la vie de ces villageois.
Pourtant dans cette région, l’animal est l’objet d’une vénération ancestrale bien particulière. Traditionnellement, dans le folklore du Tohoku, mélange des religions shinto, bouddhiste et de pensées animistes, l’esprit des animaux tués lors de la chasse est remercié par une offrande sous la forme d’une danse. C’est là l’origine du shishi odori.
La danse shishi odori (鹿踊り, que l’on peut également traduire par shika odori, littéralement "la danse du cerf / du chevreuil / du daim", est une offrande pour remercier les esprits des animaux qui ont donné leur vie – et leur viande – pour nourrir les humains.
Originellement, depuis ses débuts au XVIe siècle, puis lors de l’ère Edo (1603-1868), principalement dans les préfectures d’Iwate et de Miyagi, les performances de shishi odori se déroulaient durant la période estivale d’Obon. Les danses étaient alors pratiquées après une chasse, les danseurs se produisant avec les crânes des chevreuils tués. Aujourd’hui, le shishi odori est aussi pratiqué lors d’évènements festifs liés aux bonnes récoltes ou en hommage aux défunts, par exemple lors des fêtes commémoratives des morts du 11 mars 2011, lorsque le tsunami a frappé les côtes du Tohoku.
Certaines sources avancent que la danse shishi odori s’inspire des mouvements d’un cerf sauvage, d’autres qu’elle mime les gestes d’un agriculteur (le chevreuil étant traditionnellement associé au monde agricole). Toujours est-il que les masques des danseurs, noirs ou rouges, représentant la tête d’une créature imaginaire proche du lion, doivent être surmontés de bois de cervidés. Les chasseurs ont donc pour rôle central de fournir une partie des costumes des danseurs de shishi odori, ce que soulignent les photos de Tatsuki Masaru.
Par un cruel hasard du destin, la série du photographe a été publiée en juillet 2011, juste après la tragédie qui a dévasté les villages photographiés par Tatsuki Masaru. Bon nombre de chasseurs, de danseurs et de costumes ont été emportés par la vague. Ces images ont donc un rôle mémoriel tout particulier, comme si l’âme de ces gens – et des animaux – avait été imprimée sur papier avant leur disparition physique. Ce coup du sort a marqué le photographe qui a poursuivi après 2011 son travail sur les chasseurs de cerfs du Tohoku, dans ce qu’il restait de leur région dévastée. Il a ainsi réalisé en novembre 2011 le documentaire "Is the blood still red?", ou encore les séries "Never Again" sur le renoncement d’un chasseur suite à la découverte de substances radioactives dans la nourriture des cerfs, et "Kuragari", sur sa rencontre nocturne avec un cerf dans une forêt.
C’est comme si Tatsuki Masaru était hanté par l’esprit des cerfs du Tohoku depuis sa rencontre avec les chasseurs. Peut-être est-ce là la clef de la compréhension du shishi odori : une célébration de la vie qui passe et se transmet entre les êtres encore vivants.
Charlène Veillon
Historienne de l’art. Docteure en photographie japonaise contemporaine
- Site officiel de Tatsuki Masaru : https://tatsukimasaru.com/
- Tatsuki Masaru, Tohoku, éditions Little More, 2011.
- https://www.galleryside2.net/en/artists/masaru-tatsuki/
podcast © Charlène Veillon & sugoi.photo, image © Tatsuki Masaru
MANTIS 🎧
INSTANT POD
"Mantis religiosa", la mante religieuse par Yutaka Takahashi
©️ Yutaka Takahashi, MANTIS
Temps d'écoute ⏰ 5 min 32
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(Le podcast est uniquement en français. Pour la traduction anglaise, vous trouverez ci-dessous le texte qui sera automatiquement traduit en anglais en cliquant sur le drapeau anglais)
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Aujourd’hui, nous nous intéressons à la mante religieuse !
« […] d’intérêt au moins égal à celui de la cigale, mais de célébrité bien moindre, parce qu’elle ne fait pas de bruit […], la bête qui prie Dieu […] est Mante Religieuse. » Cette citation, empruntée à l’entomologiste de renom Jean-Henri Fabre (1823-1915), ouvre l’étrange recueil photographique Mantis religiosa, du photographe Yutaka Takahashi. Paru en 2020 aux éditions iKi, ce livre sert d’écrin à de magnifiques macrophotographies couleurs de mantes religieuses, prises sur le vif dans la nature japonaise. Il renferme également en préface, une création littéraire commandée pour l’occasion, intitulée "Prière au jardinet", de Marie Berne, auteure du roman Le grand amour de la pieuvre paru aux éditions L’Arbre Vengeur.
Cette série sera présentée du 11 juin au 13 août 2022 à la médiathèque André Malraux, galerie Nadar, à Tourcoing.
Originaire du bassin méditerranéen, la mante religieuse s’est répandue en Asie jusqu’au Japon. C’est la rencontre de l’insecte dans le courant de l’année 2015 avec le photographe Yutaka Takahashi qui a donné vie à cette série. L’artiste raconte dans l’ouvrage Mantis comment il s’est trouvé tout à coup fasciné par cet insecte à qui il n’avait jamais vraiment porté attention jusque-là. Sorti dans son jardin de beau matin avec son appareil, il cherchait un sujet à photographier. Son regard s’est alors posé sur une mante religieuse accrochée au mur de sa maison. Il est instantanément tombé sous le charme de cet être qui semblait le fixer de ses immenses yeux, puisque la mante, en plus d’avoir une excellente vision en relief, est le seul insecte à pouvoir faire pivoter sa tête à 180°. Ce qui lui permet de suivre du regard les déplacements de ses proies ou tout point d’intérêt, sans bouger son corps. A l’image de l’homme, la mante peut réellement vous fixer et vous suivre de son regard.
Pendant 15 jours, Yutaka Takahashi s’est livré à une sorte de cache-cache avec «sa» mante, jusqu’à ce qu’il la retrouve en fin de vie dans un pot de fleurs. C’est là l’origine de la série Mantis religiosa, une ode entièrement dédiée à cet insecte si particulier.
Facilement détestée du fait de sa réputation de cannibale (elle mange généralement son mâle après l’accouplement), cette petite bête gagne pourtant à être connue. L’ouvrage Mantis nous la révèle sous différents aspects, de son éclosion à ses prédations, en passant par sa beauté élégante avec ses deux pattes avant mimant le geste d’une prière – d’où son nom de mante «religieuse».
Laissez-vous séduire par ces photographies surprenantes, entre l’archive entomologique et l’ode à la nature et à la vie.
Charlène Veillon
Historienne de l’art. Docteure en photographie japonaise contemporaine
- Site officiel de Yutaka Takahashi : https://500px.com/p/yutakatakahashi1?view=photos
- Livre : Takahashi Yutaka, Mantis religiosa, iKi éditions, 2020.
- Exposition de la série Mantis religiosa à la médiathèque André Malraux, Tourcoing, 11 juin-13 août 2022 : https://mediatheque.tourcoing.fr/opacwebaloes/index.aspx?IdPage=113&oaq[uid]=10080586
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podcast © Charlène Veillon & sugoi.photo, image ©Yutaka Takahashi
Photogramme 🎧
INSTANT POD
Others From the Future de Ken Kitano (北野謙)
Others from the Future N3, Chromogenic print (Photogram), 196x127cm, 2018 ©️ Ken Kitano with courtesy of MEM Gallery
Temps d'écoute ⏰ 5 min 13
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Aujourd’hui, nous nous intéressons au "photogramme".
Le photogramme se définit comme une image photographique obtenue sans utiliser d’appareil photographique. On obtient un photogramme, aussi appelé "dessin photogénique", lorsque l’on place un ou des objets sur une surface photosensible, et que l’on expose le tout assez longuement directement à la lumière naturelle ou artificielle.
Pour ses photogrammes tirés de sa série Others From the Future, le photographe japonais Ken Kitano a eu recours à un papier photosensible couleur grand format, un espace entièrement plongé dans le noir et… un bébé !
Partons donc à la découverte de cette intrigante série, nous interrogeant sur la vie elle-même, son origine, son avenir.
Ken Kitano a reçu de nombreux prix prestigieux pour son travail photographique qui se concentre majoritairement sur l’être humain et les rapports sociaux que nous entretenons dans le monde contemporain. Une de ses séries les plus iconiques est Our face. Il s’agit de portraits étranges, en noir et blanc, tirés à échelle humaine, dont l’aspect flouté – fantomatique presque – est dû à la technique du photographe. Ken Kitano fait plusieurs portraits de diverses personnes ayant un même métier ou un lien en commun. Puis, dans son laboratoire, il superpose les négatifs des portraits et réalise un tirage regroupant toutes ces personnes sur une même image, abolissant ainsi toutes frontières sociales au profit d’une unité de l’humain.
La série de photogrammes Others From the Future qui nous intéresse est née de la rencontre fortuite de Ken Kitano avec une obstétricienne qui avait découvert sa série Our Face en 2011 au Tokyo Metropolitan museum of photography. C’est elle qui lui a demandé s’il serait intéressé par une série sur les bébés. Ken Kitano a alors visité sa clinique et a commencé à photographier des nouveau-nés.
Il a ensuite expérimenté ses premiers photogrammes. Il a placé des bébés âgés entre 2 et 6 mois sur une plaque transparente posée au-dessus d’un papier couleur photosensible. Le bébé bougeant pendant le long temps d’exposition, il était impossible de prédire le résultat final. Or ce qui est apparu à l’image, c’est une forme rouge vif. Ces formes d’un rouge éclatant sont les silhouettes des bébés se découpant sur un fond noir.
Dans le texte publié dans son livre Others From the Future, paru chez Bookshop M en 2021, Ken Kitano raconte l’étrange sentiment qu’il a expérimenté face à ces petits êtres qui n’existaient dans ce monde que depuis quelques heures. Il a alors commencé à s’interroger : d’où viennent les bébés ? Dans quel genre de monde existent-ils avant d’entrer dans le nôtre ? Retournerons-nous un jour dans cet autre monde ?
L’hypothèse à laquelle il est parvenu est que peut-être le monde "en dehors de celui-ci" d’où viennent les bébés est rouge… Mais si nous, de notre monde, nous voyons ces images en rouge et noir, quel serait alors l’effet inverse ? Autrement dit, quelle couleur prendrait la vie vue de l’autre monde ? Ce questionnement lui a inspiré la production d’images inversées, en positif, créant des silhouettes roses sur un fond blanc, déclinées ensuite en bleu ou blanc, etc.
A l’inverse des photogrammes de bébés du photographe anglais Adam Fuss, les silhouettes de Ken Kitano ne semblent pas nager en plein liquide amniotique. Les bébés sont plutôt comme en apesanteur dans un monde éthéré différent du nôtre. Cet effet est encore accentué par l’échelle imposante des tirages réalisés grandeur nature, avec parfois plusieurs bébés à l’image.
Les photogrammes de Ken Kitano interrogent le regardeur sur son origine, sur l’au-delà de notre monde et de notre perception. Où allons-nous ? D’où venons-nous ? From the future peut-être…
Charlène Veillon
Historienne de l’art. Docteure en photographie japonaise contemporaine
Texte écrit et lu par Charlène Veillon
Site officiel de l’artiste : http://www.ourface.com/english/works/ourface.html
Sa galerie à Tokyo présentant le livre : https://mem-inc.jp/2021/08/15/kenkitano2021_en/
Pour en savoir plus, vous pouvez visionner les photos de l'exposition , cliquez ici
Publication Others From the Future, série limitée à 500 exemplaires : https://www.shashasha.co/en/book/others-from-the-future
Crédit podcast © Charlène Veillon & sugoi.photo, image © Ken Kitano
NEKO 🎧
INSTANT POD
"Neko", le chat dans la photographie japonaise contemporaine
Dans l’ordre d’apparition ©Shoji Ogawa / Hiromi Kakimoto / Toshiko Hashimoto. Ce projet est présenté cet été en Italie, cliquer ici pour plus de détails.
Temps d'écoute ⏰ 6 minutes 19
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Aujourd’hui, nous nous intéressons au chat dans la photographie japonaise contemporaine.
Neko est le mot japonais pour désigner le chat. C’est aussi le titre d’un projet initié en 2017 par la collectionneuse et spécialiste de la photographie japonaise Sophie Cavaliero. Neko Project s’articule autour du rapport particulier entretenu de tout temps entre les chats et le Japon, vu à travers la photographie nippone. Neko se décline en une publication parue en 2019 aux éditions iKi, ainsi qu’en diverses expositions tenues en 2019 en France, en Belgique et en Hollande, et en 2022 en Italie. 1
Pour la petite histoire, en 2017, 87 photographes japonais ont répondu à l’appel à projet Neko lancé par Sophie Cavaliero. Un jury, composé de galeristes, de directeurs photo et de photographes, a sélectionné 10 projets présentés en détails dans l’ouvrage Neko. Le livre expose également les autres propositions, de manière plus rapide, avec en bonus un article sur Kai Fusayoshi, que l’on peut considérer comme le précurseur de cette «photographie de chat» mise en lumière dans l’ouvrage.2
Le projet est parti du constat de l’omniprésence des chats dans la culture japonaise. En littérature, avec par exemple le roman du début du XXe siècle Je suis un chat de Sôseki Natsume, critique acerbe de la société de Meiji à travers le regard d’un chat ; ou encore du livre de 1936 Le Chat, son maître et ses deux maîtresses écrit par Jun’ichiro Tanizaki, où la petite chatte Lily sert d’otage à un trio amoureux. Les chats au Japon sont aussi omniprésents dans le quotidien des gens, dans le folklore ou encore dans la culture populaire, de la star bientôt quinquagénaire Hello Kitty au célèbre maneki-neko, en passant par les chats du studio Ghibli. Ils sont enfin logiquement des muses pour de nombreux photographes japonais, de Chiro, le chat mourant de Nobuyoshi Araki, à Sasuke, le chat perdu et retrouvé de Masahisa Fukase.
Prenons l’exemple de Shoji Ogawa 3, dont la photographie de portrait d’un chat orne la couverture du livre Neko. Cette photo couleur d’une tête de chat, de face, en gros plan, regardant fixement l’objectif de ses grands yeux jaunes, nous touche par son expressivité. Le regard de ce chat nous impressionne par sa quasi « humanité ». Chacun peut y lire une sorte de résignation contemplative. Car les chats photographiés par Shoji Ogawa ne sont pas les gros matous des maisons, dorlotés par leurs maîtres. A l’instar des sans-abris ou des petites gens photographiés sur le vif par Shoji Ogawa, ce sont des chats errants, souvent mal en point, aux portraits « volés » dans la rue, lorsque leur route a croisé celle du photographe, au détour d’une ruelle de la ville d’Osaka. D’où le titre de sa série : Nekojigoku, l’enfer des chats…
La photographe Hiromi Kakimoto (垣本泰美) 4 a proposé pour Neko Project une série intitulée Nekomata. Cette série en couleur trouve ses racines dans l’intérêt de l’artiste pour les histoires, les mythes et les légendes se cachant toujours derrière la narration d’une image. Hiromi Kakimoto s’est penchée sur le folklore nippon mettant en scène des chats. Il est dit que les gros chats dotés d’une longue queue, passés un certain âge, peuvent se transformer en nekomata, littéralement "chat à la queue fourchue", une créature surnaturelle au caractère mauvais, pouvant jouer de très vilains tours aux humains. Bien loin de l’image kawaï (adorable) que l’on prête aux chats la plupart du temps, les photographies de Hiromi Kakimoto nous montrent l’ambivalence de ce félin tour à tour mignon et effrayant.
Toshiko Hashimoto (橋本 とし子) 5 a proposé pour Neko une série de photographies prises plusieurs années auparavant, liées à ses propres souvenirs. Intitulée Nyah and Shah, ces photos intimes mettent en scène les deux anciens chats de la photographe nommés Nyah (onomatopée japonaise correspondant au "miaou" français) et Shah, d’après le son du premier miaulement entendu du chaton. Nyah et Shah ont débarqué une nuit dans la petite maison en bois de l’artiste, et y ont élu domicile. L’œil attendrie de leur maman humaine d’adoption s’est alors amusé à capturer mimiques et postures sur papier photo, formant aujourd’hui, bien après leur mort, un émouvant souvenir d’un bonheur partagé entre les chats et l’humain.
Neko project est une illustration photographique de cette histoire d’amour ininterrompue entre les chats et les Japonais.
Charlène Veillon
Historienne de l’art. Docteure en photographie japonaise contemporaine
- Site officiel de Neko Project : http://neko-project.com/ + Neko Project, iKi Editions, Sophie Cavaliero
- Cet article est proposé en libre accès sur votre site SUGOI Photo. Kai Fusayoshi : carte féline de Kyôto, par Cecile Laly : https://www.sugoi.photo/bain-darret/kai-fusayoshi-cecile-laly/
- Shoji Ogawa :
https://www.instagram.com/shoji_ogawa/
https://www.instagram.com/shoji_ogawa_unlimited/
https://www.instagram.com/shoji_ogawa_meow/ - Hiromi Kakimoto : http://www.hiromikakimoto.com
- Toshiko Hashimoto : http://neko-project.com/toshiko-hashimoto/
podcast © Charlène Veillon & sugoi.photo
#001 – tomokosawada_artist
Photographe japonaise, Tomoko Sawada travaille depuis toujours sur l’autoportrait et la question de l’identité. Exposée dans le monde entier et dans les musées les plus réputés, Tomoko continue de creuser le même sillon adaptant son propos à l’actualité mondiale tout en gardant sa culture japonaise de la photographie. Plus que jamais, la question de l’identité fait partie de nos plus grandes interrogations et Tomoko est là pour nous aider dans notre réflexion et nous ravir avec la magie de ses photos.
Pour plus d’information, cliquez ici
© Tomoko Sawada
Small Planet 🖋
Small Planet, quand la photographie donne à voir le monde en miniature !
écrit par Sophie Cavaliero et lu par Charlène Veillon
Temps de lecture ⏰ 9 min 10
Pour écouter la lecture de cet article
A l’occasion de l’exposition « (Un)real utopia » de Naoki Honjo au Top Museum, le musée de la photographie à Tokyo, nous allons vous intéresser dans notre article à un procédé photographique particulier : le tilt-shift. Ce procédé, utilisé par Naoki Honjo, transforme les photographies d’un paysage réel, en une photographie de paysage minitature artificiel, le monde réel devenant un monde factice, où les hommes se transforment en figurines, les voitures, en jouets et les bâtiments, en décors de maquettes.
Avant de parler de la photographie de Naoki Honjo plus en détails, il semble nécessaire d'expliquer cette technique, sans partir non plus dans un débat d’expert.
Introduit dans les années 1960 dans la technologie des équipements photographiques, ce procédé a été très à la mode il y a une dizaine d’années. Il est encore utilisé aujourd’hui car intégré dans bon nombre de logiciels de retouche photographique. Le principe du tilt-shift est d’avoir une très faible profondeur de champ afin de donner un effet "maquette". Pour cela, il y a deux méthodes possibles : l’utilisation d’un objectif à bascule, ou l’usage en postproduction d’un logiciel d’édition photo.
Intéressons-nous plutôt à la technique "mécanique" : l’effet tilt-shift avec un objectif à bascule, utilisé d’ailleurs par Naoki Honjo. L’objectif à bascule permet d’incliner l’orientation des lentilles par rapport à la surface sensible du capteur. Cette inclinaison permet un réglage de la mise au point qui n’est pas le même sur toute la photographie. L’image peut alors être nette au centre de la photographie ou à un endroit choisi, et floue ailleurs. Ce type d’objectif coûte assez cher et est aujourd’hui remplacé par un logiciel de retouche en postproduction de l’image.
Vous avez maintenant bien en tête l’aspect technique. Passons au "petit monde" de Naoki Honjo, autrement dit son travail intitulé "Small Planet", publié par Little More Japan et pour lequel il a reçu en 2006 le Kimura Ihei Award. Son travail photographique est instantanément reconnaissable du fait de l’utilisation de ce procédé tilt-shift précédemment expliqué. Cependant, il est important de comprendre que Naoki Honjo n'est pas qu'un technicien. Il a la volonté de représenter notre planète dans une vision miniature pour nous interpeler sur ce que nous faisons de celle-ci. La mise à distance de notre monde par la miniaturisation de ces images idéalise notre vision, nous ramenant dans l’enfance quand on était en admiration devant des maquettes de petit train ou des pièces toutes faites en Lego. Est-ce de la nostalgie ? De la tromperie ? On ne peut s'empêcher d’aimer avoir été dupé. Assez naturellement, on réajuste dans notre tête notre vision pour obtenir une image plus proche du réel et pourtant imaginée ; puis, on la compare à ce que l'on vient de voir. Naoki Honjo a donc réussi à nous interpeler et à nous faire réfléchir sur sa photographie.
Les photographies de Naoki Honjo sont prises depuis des gratte-ciels ou des hélicoptères, à l'aide de cet objectif à bascule dont nous avons parlé. Pourquoi fait-il cela ? Tout d'abord pour des raisons techniques ! Pour bien réussir une photographie avec le procédé tilt-shift, il faut se placer en hauteur et avoir une vue en plongée. Ne regarde-t-on pas toujours une maquette de notre hauteur?
Ce positionnement en hauteur peut également être expliqué par une tradition picturale bien japonaise : la perspective "à vol d'oiseau". En effet, cette volonté de montrer le monde depuis une perspective aérienne de type "à vol d'oiseau" dans une œuvre artistique, n'est pas nouvelle au Japon. Les artistes nippons ont très tôt realisé des œuvres peintes Yamato-e avec une perspective aérienne inventive. Née au 12ème siècle, cette technique s'appelait fukinuki yatai , signifiant "toit enlevé". Elle permettait de voir les scènes dans leur entièreté (intérieur et extérieur) selon une continuité adaptée à un support particulier, un rouleau de papier de faible hauteur et de grande largeur.
Représenter notre monde vu du ciel n'est donc pas nouveau, et cela même avant l'invention des drones ! Cette perspective était imaginaire, non réelle. Aujourd'hui avec nos moyens de transport aérien, que ce soit l'hélicoptère, l'avion ou les drones, ou même la hauteur de nos habitations, les gratte-ciels allant de plus en plus haut, l'artiste a la possibilité d'utiliser cette perspective en mode réel.
Naoki Honjo n'est pas le seul à jouer avec cette perspective. D'autres photographes japonais sont également réputés pour ce type de prise de vue en hauteur, mais avec un langage artistique différent de celui de Naoki Honjo.
Le photographe Taiji Matsue fait ses photos depuis un hélicoptère. Il a deux règles de prise de vue : il exclut la ligne d'horizon et le ciel du plan de l'image. Et il utilise la lumière directe pour éviter que des ombres ne soient projetées sur son sujet. Cela crée une version plate de ce que le photographe voit au moment de la prise de vue, et le résultat questionne alors la véritable nature de la photographie.
Sohei Nishino, un autre photographe japonais réputé, donne également l'impression de nous transmettre des clichés vus du ciel. L'image est là encore trompeuse. S'inspirant du cartographe japonais du 17ème siècle, Ino Tadataka, dont les gravures réinventaient les villes qu'il avait visitées, Sohei Nishino parcourt une ville sur une période longue, explorant et photographiant ses nombreux points de vue pour "construire" son œuvre. Ensuite, il imprime avec soin les photographies et les compile pour former des "tableaux" qu'il utilise comme base pour ses photographies finales. L'effet n'est pas alors une vue à vol d'oiseau traditionnelle, mais une manière éclairée de voir les trois dimensions dans un seul plan de la photo. Bien que la précision géographique soit importante dans ce processus, les échelles peuvent être modifiées et les lieux photographiés parfois répétés, comme un souvenir erroné d’un endroit. Observées de loin, les photographies de Sohei semblent abstraites, mais si vous les regardez de près, elles sont aussi détaillées qu'un "diorama" complet de la ville.
La particularité de Naomi Honjo n'est donc pas vraiment de faire ses photographies en hauteur pour donner une vision réelle de ce qu'il voit, mais bien de transformer la réalité en autre chose. Le procédé tilt-shift n'efface pas tous les détails du paysage photographié, mais il joue avec notre point de vue, faisant chevaucher la réalité et le monde imaginaire résultant de la tranformation. Rappelons que Naoki Honjo ne manipule pas numériquement ses photos. Il doit attendre parfois plusieurs jours pour réaliser le cliché parfait.
L'année dernière Naoki Honjo a continué son illustration de l’évolution constante de la capitale nippone, avec sa série Tokyo initiée en 2016, qui témoigne du développement de la ville avec les Jeux Olympiques de 2021. Ses photographies de Tokyo offrent une nouvelle vision de cette métropole postmoderne, accentuant l'artifice de cet environnement créé par l'homme.
Pour terminer sur la photographie qui donne à voir le monde en miniature, nous allons évoquer un autre artiste japonais qui pratique la photographie de manière ludique pour nous interroger sur notre monde. Tanaka Tatsuya, une star d'Instagram, utilise sa mise en scène pour transformer l'image et non son procédé photographique. Tanaka Tatsuya poste quotidiennement depuis avril 2011 des petites scènes de vie en miniature, détournant la nature ou l'utilisation première des objets de la vie quotidienne pour pour raconter ce qu'il voit. Par exemple, dans ses posts de mars 2022, des éponges deviennent des tables de ping-pong, ou un harmonica se transforme en un bureau de poste. Écoutons l'artiste parler de son travail :
“Il y a de la joie à découvrir comment les objets peuvent ressembler à autre chose. Simplement en changeant de point de vue. Malheureusement, nous avons tendance à perdre ce point de vue ludique en devenant adultes. Nous ne réfléchissons qu'en termes de bon sens et ne percevons les choses que de manière fixe. J'essaie de changer cela.”
Naoki Honjo fait donc de même en nous ramenant à la miniature pour mieux imaginer ce que pourrait être demain et nous faire apprécier ce que l'on a aujourd'hui.
- Naoki Honjo @ Top Museum, Tokyo : https://honjonaoki.exhibit.jp/en/index.html
- Taiji Matsue@ Top Museum, Tokyo : https://topmuseum.jp/e/contents/exhibition/index-4032.html
- Taiji Matsue : https://www.taronasugallery.com/en/artists/taiji-matsue/
- Site de l'artiste Sohei Nishino : https://soheinishino.net
- Site de l'artiste Tatsuya Tanaka : https://miniature-calendar.com
Légendes
Photo 1 – “[ small planet ] Tokyo, Japan” (2006) © Naoki Honjo
Photo 2 – « JP-02 15 » 2012 ©TAIJI MATSUE / Courtesy of TARO NASU
Photo 3 – San Francisco – MAY. – SEP. 2016 – LIGHT JET PRINT/ 1700×2560 MM ©SOHEI NISHINO
Photo 4 – small planet / Tokyo, Japan / 2005 © Naoki Honjo
Photo 5 – https://miniature-calendar.com/200728 © Tanaka Tatsuya
Hideka Tonomura 🎧
INSTANT POD
Hideka Tonomura 殿村任香
©️ Hideka Tonomura, « die of love », « mama love » and « Shining Woman #cancerbeauty »
Temps d'écoute ⏰ 5 min 32
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Aujourd’hui, nous nous intéressons à la photographe Hideka Tonomura.
Née en 1979 à Kobe au Japon, Hideka Tonomura est désormais une photographe incontournable. On a pu la découvrir dernièrement dans des expositions majeures de photographie. Son travail suscite l’engouement non seulement des collectionneurs avertis mais aussi des femmes s’identifiant aux préoccupations de la photographe. Hideka permet aux femmes d’affronter leur quotidien grâce à la beauté et l’authenticité de ses photographies.
Alors où peut-on découvrir cette artiste ?
Tout d’abord à Paris, à la Maison Européenne de la Photographie - MEP à Paris dans l’exposition Love Songs. Hideka Tonomura y est présente avec sa série «mama love» qu’elle a publiée en tant que livre photo (son premier) en 2008 avec Akaaka Art Publishing. «mama love» révèle un sujet terriblement intime - la vie amoureuse et sexuelle de sa mère. Hideka Tonomura photographie avec une étrange complicité sa mère qui, dans certains clichés, regarde droit dans l’objectif. Au fur et à mesure de la série, Hideka illustre une histoire humaine puissante et profonde (une histoire d'amour au-delà des tabous) sans volonté d’être consensuelle ou voyeuse. Elle transforme un sujet intime et personnel en une histoire universelle se mettant sur les rangs des plus grands photographes. Au sein de cette exposition, Hideka Tonomura nous montre comment l’amour transforme le monde et comment une photographe en témoigne tout en provocation et pudeur, nous rendant spectateur de ce grand questionnement sur les relations familiales et les relations amoureuses.
Hideka Tonomura réédite cet exploit photographique de transformer un récit personnel en un sujet universel avec son projet SHINING WOMAN PROJECT qui a suscité l’attention durant le festival Kyotographie à Kyoto au Japon par la "SHINING WOMAN PARADE”.
Ce projet a démarré par un évènement personnel, son cancer du col de l’utérus. Lors de son hospitalisation, Hideka Tonomura rencontre des femmes qui, malgré la maladie, sont étincelantes de vie. Touchée par ces rencontres, elle lance son projet - SHINING WOMAN PROJECT - afin de les célébrer. Depuis 2019, la photographe parcourt le Japon pour rencontrer les femmes qui l’ont contactée via le compte Instagram du projet (hideka_tonomura) et réalise des portraits de femmes qui combattent un cancer changeant ainsi le regard sur les cancers et les femmes touchées par cette maladie. C’est donc la première fois qu’un défilé réunit tous les participants et sympathisants de ce projet. La "SHINING WOMAN PARADE” a permis de diffuser le message à un public plus large, message que j’espère sera entendu d’Europe malgré les restrictions de voyage !
Hideka Tonomura était aussi présente à Kyotographie dans l’évènement « 10/10 Celebrating Japanese Women Photographers » présentée à l’HOSOO GALLERY avec une autre série «die of Love », considérée par l’artiste comme son propre « théâtre d’amour ». Les photographies nous plongent dans son univers personnel avec des couleurs intenses, des flous signifiants et un angle de perspective introspectif. Ses photos sont comme un journal intime qui guérit, lui permettant de partager ses joies et ses peines pour mieux nous parler de la vie et de la mort elles-mêmes. Voici quelques mots de la photographe :
(Traduction française)
« L'amour n'a pas de forme
Si l'amour a une forme,
que ce soit une photographie à la toute fin
Ce n'est que du papier
Juste un rire -
La vie elle-même est ridicule, après tout
Ah, juste une tragi-comédie "
— Hideka Tonomura, "die of love"
Pour finir, n’oublions pas son exposition “Love” à venir à sa galerie japonaise, Zen foto galerie à Tokyo, du 3 juin au 2 juillet 2022. Cette expositions sera comme une sorte de rétrospective pour mieux apprécier l'intégralité des oeuvres d'Hideka Tonomura.
Au nom de de toutes les femmes, un grand merci à Hideka Tonomura !
Texte écrit par Sophie Cavaliero et lu par Charlène Veillon
Site officiel de l’artiste :
Kyotographie 2022 :
MEP 2022 - Love songs - 30 mars au 21 août 2022 :
ZEN_FOTO - Love - 3 juin au 2 juillet 2022
podcast © Charlène Veillon & sugoi.photo, image © Hideka Tonomura
Zaido 🎧
INSTANT POD
"Rituel Zaido" par Yukari Chikura (地蔵ゆかり)
Zaido © Yukari Chikura. Cette série est présentée en ce moment à Kyotographie 2022, cliquer ici pour plus de détails.
Temps d'écoute ⏰ 5 minutes 37
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Bienvenue sur Instant POD, le podcast minute de Charlène pour Sugoi Photo consacré l’actualité photographique nippone. Instant POD, c’est un mot-clé, un artiste ou une photo en lien avec cette actualité pour en découvrir plus sur la photo japonaise contemporaine.
Aujourd’hui, nous nous intéressons au "rituel Zaido".
Le rituel shintoïste Zaido, mêlant rites purificateurs et danses sacrées, est le sujet principal d’une série de la photographe Yukari Chikura. Intitulée Zaido, cette série a remporté de nombreux prix, dont le STEIDL BOOK AWARD en 2016, qui a abouti à une luxueuse publication en 2020. Ce photo book a notamment été élu meilleur livre photo de 2020 par Vogue, Vanity Fair ou encore LensCulture, parmi d’autres.
La série Zaido est entrée en 2013 dans les collections de la Bibliothèque Nationale de France. Elle est également présentée ce printemps 2022 à la HOSOO gallery, à Kyoto, dans le cadre du prestigieux festival international de photo Kyotographie, qui fête cette année son 10e anniversaire.
Yukari Chikura, compositrice musicale de formation, est arrivée à la photographie et au rituel Zaido suite à une série de tragédies personnelles. La mort subite de son père des suites d’un cancer, ainsi qu’un grave accident dont elle a failli ne pas réchapper, ajoutés au traumatisme du séisme, du tsunami et de l’accident nucléaire de Fukushima en 2011, ont ravagé Yukari Chikura, la plongeant dans une profonde dépression. Elle raconte qu’ensuite, son défunt père lui est apparu dans un rêve, lui enjoignant de se rendre dans un village retiré dans le nord-est du Japon où il avait un jour vécu.
Obéissant à ce songe, Yukari Chikura, appareil photo en main, a initié un étrange pèlerinage qui l’a conduite dans un lieu profondément enfoui sous la neige. Dans un froid hivernal glacial, avec des températures pouvant descendre jusqu’à -20 degrés, elle a découvert le Zaido, ce rituel vieux de 1300 ans, encore pratiqué de nos jours par quelques rares villages.
C’est la résilience du Zaido à travers le temps et l’abnégation des populations locales à perpétuer ce patrimoine sacré qui ont redonné un sens à la vie de Yukari Chikura. Année après année, elle photographie les pratiquants de ce rituel, créant ainsi une série poétique empreinte de mystère et de spiritualité, où la beauté se cache derrière chaque flocon de neige.
Tous les 2 janvier, bien avant l’aube, les locaux, petits et grands, bravent la neige et le froid pour se rassembler afin de pratiquer le Zaido. Issu du shintoïsme, la religion animiste du Japon, ce rituel mêle pratique ascétique de purification et danses pour les divinités, afin de s’assurer bonne fortune et protection.
La série Zaido est constituée de photographies en couleurs (avec quelques noir et blanc), combinant paysages de neige à la limite de l’abstraction, et clichés de danseurs ou d’ascètes. On y voit, par exemple, un homme quasi nu, vêtu uniquement d’un fundoshi, le sous-vêtement traditionnel masculin, agenouillé dans la neige, en train de pratiquer un mizugori, une cérémonie d’ablutions purificatrices dans l’eau glacée du petit matin. Tout cela afin d’être pur avant sa danse. L’image en couleur semble floue, car constellée de petites taches blanches. Il s’agit de flocons de neige, l’image ayant été prise en plein blizzard.
Un autre cliché en noir et blanc présente en son centre un interminable escalier de pierre, traversant une forêt de résineux gigantesques, le tout sous la neige. Yukari Chikura explique que lorsqu’elle a découvert cet escalier, elle a pensé que si elle parvenait jusqu’en haut, comme les courageux locaux lors des cérémonies, peut-être qu’elle pourrait y rencontrer son père défunt, cet escalier faisant le lien entre le monde d’en bas et le divin.
Yukari Chikura dédie ces clichés qui lui ont quasiment sauvé la vie, à l’espoir qui peut naître dans le désespoir.
Charlène Veillon - Historienne de l’art. Docteure en photographie japonaise contemporaine
- Site officiel de l’artiste : https://www.yukari.chikura.me/
- Kyotographie 2022 : https://www.kyotographie.jp/en/exhibitions/2022/yukari-chikura/
- Article sur la série Zaido: https://dozodomo.com/bento/2021/05/04/yukari-chikura-et-les-danses-rituelles-japonaises-zaido-vieilles-de-1300-ans/
podcast © Charlène Veillon & sugoi.photo, image © Yukari Chikura
Manon Giacone | 220 000 fantômes
Cette série de Manon Giaconne réunit des images d'archives des deux villes japonaises, Hiroshima et Nagasaki, qui ont été touchées par la bombe nucléaire et des mises en scènes contemporaines, qui s’entremêlent dans des prises de vues argentiques.
Présentation de la série
220 000 fantômes
Ce travail se divisait à l'origine en deux séries, 80 000 fantômes (en reference au nombre de morts lors de la bombe nucléaire à Nagasaki) et 140 000 fantômes (pour celle d'Hiroshima). Des images d'archives de ces deux villes japonaises et des mises en scènes contemporaines s'entremêlent dans des prises de vues argentiques.
Cette série photographique est un travail sur les traumatismes, non pas dans ce qu'ils ont de concret mais comme élément déterminant de l'homme d'aujourd'hui.
La société humaine est charpentée à la fois par le rejet de la violence dans notre mémoire et par le refoulement de celle-ci dans notre rapport au groupe social.
Une chose différencie radicalement le contemporain du reste de l'histoire humaine : nous sortons du siècle des désastres inénarrable. Ces éléments d'appréhension de la violence restent justes, en même temps qu'ils ne suffisent plus. Et c'est dans cette ère de "l'après de la catastrophe" que nous résistons.
Mon travail artistique peut être défini comme des ébauches d'interprétation de cet état d'incompréhension, comme des esquisses d'interrogation de cet impensable de la violence, ici au travers des catastrophes d'Hiroshima et Nagasaki.
J'ai particulièrement voulu m'attarder sur les catastrophes du Japon car ce pays est en constante évolution. Il ne laisse pas de place aux traumatismes des catastrophes, comme la guerre ou les tremblements de terre. Lorsque survient ce genre d'évènements, le pays reconstruit immédiatement, ne laissant aucune trace de la catastrophe, ne laissant presque pas de place à la mémoire. Par la création d'images contemporaines, celle-ci peut reprendre une place dans l'histoire.
Portraits d'artistes : Manon Giacone - interview vidéo 4 min 36 s
Biographie
Manon Giacone est née dans la nord de la France. Elle a étudié l’histoire de l’art et les arts numériques, puis a suivi un master en photographie et arts contemporains à l’université Paris 8.
Manon Giacone s'intéresse à la vie quotidienne, aux villages isolées. Elle s’attarde sur leurs changements et l’empreinte mémorielle que ces endroits laissent en elle-même et sur le spectateur.
A l’instar, aux travers de lieux ou foisonnent des échanges sociaux, elle cherche à mettre en exergue l’oubli, le retranchement et l’individualisme.
Son travail a été exposé en France, Allemagne, Luxembourg, Corée, Irlande.
Contacter Manon Giacone
D'autres projets à découvrir
MARRONNIER|Yasuyuki TAKAGI
VIEWING ROOM
Yasuyuki Takagi nous présente ici son projet le plus récent, MARRONNIER.
" Quand j'étais jeune, il y avait dans chaque quartier de petits labo-photos familiaux offrant un développement en une heure. Les gens déposaient leur pellicule après leur petite sortie de la journée ou après leur occasion spéciale...
... Maintenant, avec l'ère numérique et les téléphones équipés d'appareils photo, très peu de ces endroits existent encore. Il y a une photographie d'une devanture de labo-photo abandonné que j'ai prise il y a de nombreuses années. On peut lire sur l'enseigne de la devanture "photo service station MARRONNIER ". Je suis sûr que c'était autrefois un endroit où les voisins ont déposé leur film de la même manière que moi. Ces lieux de quartier révélaient la vie des gens en photographies à conserver , pour se souvenir."
Le livre MARRONNIER est une collection de photographies trouvées dans les archives familiales ou prises par Yasuyuki Takagi lui-même. Les négatifs trouvés et développés proviennent de la famille du photographe. Ils datent des années 50, du début des années 60 et de nos jours. Les photographies résultant de cet héritage sont mélangées aux propres photographies prises par Yasuyuki Takagi. Elles sont de tout type, des photographies couleur et noir et blanc, 35mm, demi-cadre, moyen, films grand format et Polaroids périmés.
Les photographies, présentées dans ce projet, sont accompagnées d'un texte de Marcelline Delbecq que vous pouvez entendre dans la vidéo, lisant un extrait de son texte.
Un texte de Russet Lederman "Memory and Life’s Footprints " préface ce projet. En voici un extrait :
"Aussi facile qu’il soit de classer comme journal intime un album contenant des photos de famille, ce serait trop simpliste dans le cas de Marronnier. L’espace créé par Yasuyuki Takagi est en effet une toile complexe tissée de photographies d’archive et contemporaines, suivant une ligne de temps fluide qui ondule aisément entre passé et présent. Son propos visuel, auquel s’ajoutent les fragments poétiques écrits par Marcelline Delbecq, évoque un ensemble d’expériences universelles et de souvenirs communs en constante évolution. A l’instar des denkbilder (images-pensées) fragmentaires de Walter Benjamin, Yasuyuki Takagi et Marcelline Delbecq tissent un maillage d’expériences ordinaires qui résistent aux définitions closes. Ensemble, ils invitent à une errance de l’esprit, à repenser l’idée de famille, à nous confronter à nos vies et nos morts, tant collectives qu’individuelles."
Autoportrait de rencontre 🎧
INSTANT POD
"Autoportraits pour omiai" de Tomoko Sawada (澤田知子)
From the series OMIAI © Tomoko Sawada
Temps d'écoute ⏰ 5 minutes 10
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Aujourd’hui, nous nous intéressons au "portrait photographique de rencontre".
Le portrait photographique pour omiai (ou portrait de rencontre prénuptiale) est le sujet exclusif d’une série de 2001 de la photographe Tomoko Sawada. Intitulée Omiai, cette série constituée de 30 autoportraits est présentée jusqu’en juin 2022 dans l’exposition collective Role Play tenue à la fois à l’Observatoire de la Fondation Prada de Milan et au Prada Aoyama building à Tokyo.
Mais quelle est l’histoire de ce portrait au Japon ? Dans les siècles passés, dans l’Archipel, le portrait ou l’autoportrait n’était pas un genre pictural aussi développé qu’en Occident. Il existait bien quelques portraits de maîtres zen ou d’aristocrates, mais il semble que la pensée traditionnelle japonaise qui ne valorise pas l’ego ait été un frein à la représentation individualisée.
Les choses ont bien changé à l’ère moderne, notamment avec l’arrivée de la photographie dans l’Archipel au début de la seconde moitié du XIXe siècle. Le portrait photographique y est petit à petit devenu tout aussi courant qu’en Occident. Il a toutefois trouvé une utilité bien spéciale dans la culture japonaise contemporaine : le portrait pour omiai ou portrait de rencontre prénuptiale !
Ce portrait photographique particulier est lié à la pratique de l’omiai, le « rendez-vous arrangé » en vue d’un mariage entre deux personnes qui ne se connaissent pas. L’omiai aurait vu le jour au XVIe siècle dans les familles de samouraïs, puis il se serait étendu à toute la population. On estime qu’aujourd’hui 6% des mariages japonais se font toujours par omiai.
Ces photos sont prises du côté féminin comme masculin, même si les codes de postures et de vêtements sont plus stricts pour les jeunes filles. Ces portraits s’échangent ensuite entre les parties, souvent par l’intermédiaire des familles, qui veulent voir leur progéniture faire un bon mariage.
La photographe "aux 1000 visages" Tomoko Sawada est une adepte de l’autoportrait. Elle utilise la mise en scène photographique et sa propre personne pour explorer des questions identitaires et sociétales. Dans toutes ses séries, elle incarne divers personnages féminins pour en faire ressortir les stéréotypes : la mariée, la lycéenne, la sweet lolita, ou encore la jeune fille à marier. Elle interroge également les pratiques photographiques de notre société, comme les photos de classe, de mariage et d’omiai.
Dans cette série, Tomoko Sawada se transforme en 30 jeunes filles différentes. A l’aide de perruques, de maquillage, de costumes, elle imite les très sérieuses photos réalisées par les familles dans le but d’un omiai : il s’agit après tout de vendre sa progéniture sur photo ! La photographe copie donc la gestuelle et les attitudes de la jeune fille à marier qui doit se présenter sous son meilleur jour, en vêtements classiques et en magnifiques et coûteux furisode (le kimono à longues manches réservées aux célibataires), dans une attitude toute réservée, les pieds joints, le plus souvent les mains croisées également, le visage sérieux, les yeux fixés sur l’objectif.
La répétition de ces jeunes filles toutes semblables dans les portraits d’omiai nous fait prendre conscience de l’artificialité de ces représentations sociales de soi. En photographiant à chaque fois sa propre figure dans ses autoportraits, Tomoko Sawada démontre l’interchangeabilité de ces jeunes filles soumises à "un jeu de rôle", celui de l’enfant à caser. "Jeu de rôle", comme le titre de l’exposition de la Fondation Prada présentant actuellement la série Omiai de Tomoko Sawada.
Charlène Veillon
Historienne de l’art. Docteure en photographie japonaise contemporaine
- Site officiel de l’artiste : http://tomokosawada.com/
- Fondation Prada, Observatoire, Milan : https://www.fondazioneprada.org/project/role-play/?lang=en
- Prada Aoyama Tokyo : https://www.prada.com/jp/ja/pradasphere/special-projects/2022/role-play-prada-aoyama.html
- Tomoko Sawada at Rose Gallery : https://rosegallery.net/artists/54-tomoko-sawada/overview/
podcast © Charlène Veillon & sugoi.photo
Third Wave Feminism 🎧
INSTANT POD
NAGASHIMA Yurie, Self-Portrait (Brother #32A), série Self-Portrait, 1993. Collection of the artist © Yurie Nagashima.
Temps d'écoute ⏰ 5 minutes 34
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Aujourd’hui, nous nous intéressons au thème de "la troisième vague féministe".
L’expression "Third Wave Feminism" (3e vague féministe) désigne une nouvelle vague féministe apparue aux Etats-Unis au début des années 1990, regroupant diverses revendications politiques et pratiques artistiques de tous les pays, et surtout de tous les groupes minoritaires et communautaires où les femmes sont doublement marginalisées ou stigmatisées.
D’octobre 2021 à mars 2022, le musée d’art contemporain du XXIe siècle de Kanazawa, au Japon, a accueilli une exposition où la commissaire Yurie Nagashima, photographe japonaise, a choisi de challenger les images produites par 10 artistes photographes et vidéastes nippons sous l’angle de la 3e vague féministe.
Intitulée en français "Contre-mesures envers les discours maladroits : du point de vue de la 3e vague féministe", cette exposition offrait une interprétation féministe originale d’œuvres produites depuis les années 1990 par des artistes japonais femmes et hommes qui ne se revendiquent pas féministes.
Mais qu’est-ce que le féminisme et qu’a-t-il à voir avec la photographie japonaise contemporaine ? La commissaire Yurie Nagashima est partie du constat de sa propre expérience d’artiste ayant fait ses débuts en 1992. Elle fut une pionnière de l’exposition de soi photographique au féminin, inspirant à sa suite toute une génération de photographes femmes travaillant sur et avec leur corps. Son travail d’autoportraits d’alors mettant en scène son corps nu, son quotidien ou sa famille a très vite été catalogué par les critiques masculins d’onnanoko shashin, autrement dit de "photo de fille". Comme si parler du corps féminin se réduisait à une catégorie sociale ou de genre, voire même à un sujet secondaire « de fille ». La série Self-portraits de Yurie Nagashima, initiée en 1992 mais toujours en cours, a petit à petit révélé la force féminine de la photographe et le pouvoir de l’autoportrait en tant que geste féministe radical s’opposant au regard et aux valeurs patriarcales.
Pour Yurie Nagashima, la 3e vague féministe japonaise a pris place dans ce contexte artistique d’invisibilité forcée, où se définir féministe était quasiment impossible. C’est ce constat que Yurie Nagashima a voulu interroger en invitant des artistes ayant travaillé sur le sujet féminin sans pour autant s’exprimer sur la question féministe.
Prenant elle-même part à l’exposition, Yurie Nagashima a exposé des tirages de sa série Self-portraits, dont une photographie de 1993 en noir et blanc d’elle-même, nue, allongée sur le ventre sur un futon aux côtés de son frère, également nu, dans la maison familiale. Cette mise en scène avait pour but d’interroger la tendance contemporaine japonaise de la photographie "hair nude", mettant exclusivement en scène des femmes nues, de façon frontale, exposant leurs poils pubiens. La pilosité intime est toujours très taboue au Japon et son exposition est légalement interdite, mais sous couvert de "photo artistique", le "hair nude" montrait le corps de la femme comme un unique objet du désir masculin pour le regard masculin.
Cette exposition était donc un défi, proposant des réinterprétations féministes d’images produites depuis les années 1990 sur le sujet féminin, dans ce contexte particulier de la 3e vague féministe japonaise, où la photographie de femme par les femmes ne pouvait être jusqu’à présent qu’une onnanoko shashin, une photographie pour fille. Le dialogue initié dans cette exposition permettra peut-être une légitimation féministe du regard sur le corps féminin.
Charlène Veillon - Historienne de l’art. Docteure en photographie japonaise contemporaine
Ressources :
- Site officiel de l’artiste : https://yurienagashima.com/
- Galerie de l’artiste : https://www.mahokubota.com/en/artists/yurie-nagashima/
- Exposition au musée d’art contemporain du XXIe siècle de Kanazawa : https://www.kanazawa21.jp/fr/data_list.php?g=155&d=35
- Autres expositions récentes :
podcast © Charlène Veillon & sugoi.photo
Fleurs de cerisier 🎧
INSTANT POD
Fleurs de cerisiers de Risaku Suzuki (鈴木理策)
From the series « Sakura »
<13,4-33>, 2013
47.25 x 61 inch chromogenic print
© Risaku Suzuki
Temps d'écoute ⏰ 4 minutes 41
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Aujourd’hui, nous nous intéressons aux « fleurs de cerisiers » !
La fleur de cerisier est le sujet exclusif d’une série du photographe Risaku Suzuki intitulée Sakura, le nom japonais de la fleur de cerisier. Sujet à la fois banal et érudit, la fleur de cerisier est omniprésente dans la culture japonaise traditionnelle. Mais quelle est sa place dans la photo de Risaku Suzuki ?
Risaku Suzuki photographie depuis plus de 20 ans des fleurs de cerisiers. Il alimente chaque printemps sa série Sakura, qui continue à être présentée internationalement, comme en avril-mai 2021 à la galerie Danziger aux Etats-Unis.
Chaque année au Japon, vers la fin mars, débute la floraison de cette petite fleur pâle si importante dans la culture nippone. Les Japonais se réunissent alors sous les cerisiers en fleurs pour pique-niquer et pratiquer le ohanami, la célébration de cette fleur qui ne vit que peu de temps. Sa beauté est donc intrinsèquement liée à son «éphémérité ».
Bien que Risaku Suzuki s’intéresse à d’autres motifs naturels, comme les montagnes, la mer, la neige ou encore les nénuphars, la série Sakura est une des plus iconiques du photographe. Elle est constituée de tirages couleurs grands formats réalisés à partir de plan-films de 10 sur 12 cm ou même 20 sur 25, ce qui permet des détails extraordinaires à l’image. On y voit en plan rapproché des branches de cerisiers chargées de grappes de fleurs blanches ou rose pâle, se découpant sur un fond de ciel bleu.
La construction de l’image est littéralement «renversante», puisque la prise de vue s’effectue en contre-plongée, donnant au regardeur l’impression de se trouver sous les branches du cerisier, comme s’il levait la tête vers le ciel pour admirer les sakuras.
Toutefois, Risaku Suzuki réduit la profondeur de champ à un seul point, ce qui donne à tout le reste de l’image un effet flou, cotonneux, premier plan et arrière-plan se mélangeant. Pour le photographe, obliger le regardeur à chercher des yeux le point de netteté dans l’image est important, car il affirme que son travail porte essentiellement «sur la vision et le temps».
- La vision, parce que regarder une sakura depuis le sol est un défi visuel sans fin : chaque fleur a sa beauté propre, et pourtant il est impossible de toutes les voir, sur toutes les branches, dans toutes les grappes. Le regard se focalise fatalement sur quelques-unes uniquement, comme le point de netteté de l’image de Risaku Suzuki.
- Le temps, parce que la fleur de cerisier étant éphémère, elle oblige Risaku Suzuki à accourir chaque année dans les parcs à l’exact bon moment pour ses photographies. Marqueurs temporels de l’arrivée du printemps, les sakuras symbolisent à la fois un cycle répétitif annuel et un passage fugace sur terre. Elles incarnent donc à la fois une éternité et un instant.
Plus que la représentation d’un symbole national de beauté, la série Sakura de Risaku Suzuki est en réalité une ode aux trésors de la nature.
- Site officiel de l’artiste : http://www.risakusuzuki.com/en/
- Galerie de l'artiste au Japon : https://www.takaishiigallery.com/en/archives/19745/
- Galerie Danziger : https://www.danzigergallery.com/exhibitions/risaku-suzuki-sakura
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Eric Pelletier | Différences et similitudes
Ce projet d'Éric Pelletier est un clin d'oeil aux personnes affirmant que la France et le Japon sont deux pays fondamentalement différents. Eric Pelletier nous montre que nous pensons souvent être l'exotisme de l'autre alors que, la plupart du temps, nous sommes si proches !
Présentation de la série
Différences et similitudes
Le japon fascine la France et la France fascine le Japon. On retient dans cette fascination cette impression d’exotisme basée sur des réalités mais aussi des fantasmes. Il est vrai que l’on dit souvent que les Japonais sont moins enclins au contact physique que les français, que les français sont plus individualistes que les japonais, que les français disent ce qu’ils pensent étant à la limite arrogants là où les japonais ne diront pas ce qu’ils pensent de peur de froisser et de faire perdre la face à l’autre ou encore que l’on ne mange pas les nouilles de la même façon. Et pourtant …
Éric Pelletier participe en 2017 à un évènement artistique dans la campagne française. Sur le trajet de l’aller, il voit à l’aéroport à Tokyo un reportage japonais sur la nouvelle passion des français pour le katsuo bushi dans des petits villages chez des artisans. Le lendemain, à la gare du Nord à Paris, il voit un reportage sur le Japon – ses villages et ses temples.
« J'ai fait le tour du monde pour me retrouver de l’autre côté de l’écran de la télé. Une situation un peu surréaliste, je sais bien que les images de la France présentées à la télé japonaise sont aussi exotiques pour un public asiatique.
Eh oui ! On aime trop amplifier les différences de nos deux pays, montrer ce qui est si différent chez l’autre en oubliant que français et japonais sont des êtres humains et qu’ils ont les mêmes besoins et désirs. Éric décide de photographier ce qu’il voit de commun entre les deux pays. En France et au Japon, il photographie les gens dans la vie de tous les jours, ils sont là, faciles à trouver, et si peu différents.
Sugoi. Photo vous présente aujourd’hui le résultat de ce travail, une série photographique à caractère ethnologique mais qui peut simplement être regardée avec un oeil bienveillant dans le but de mieux se comprendre.
Biographie
Éric Pelletier est un artiste plasticien de Montréal. Il part s’installer au Japon et explore plusieurs techniques d’art japonais. Il finit par se faire la main à la photographie car qui dit Japon dit photographie. Toujours en explorant la ville et en expérimentant des techniques différentes il communique avec les gens de manière naturelle pour créer des series d’image sur la vie de tous les jours.
Contacter Eric Pelletier
contact Eric
D'autres projets à découvrir
「empathize」 🎬
Jun Fujiyasu|「empathize」
Jun Fujiyasu nous présente ici son projet le plus récent, 「empathize」.
Ce projet a été exposé au musée de la photographie contemporaine de Tokyo, Top Museum, dans le cadre de l'exposition "Close-up Universe - Contemporary Japanese Photography vol.16 " (du 30 novembre 2019 au 26 janvier 2020).
Depuis sa naissance, Jun Fujiyasu est confronté à un questionnement récurrent sur son statut de jumeau. La première de ces questions est : "Doit-je être conscient que je suis un jumeau ?" La deuxième interrogation est plutôt une peur, une peur de l'artiste qu'il soit confondu avec son frère.
Ce projet a aidé le photographe à répondre à ces interrogations, lui permettant d'affirmer sa propre identité face à son frère. En rencontrant d'autres jumeaux et en les photographiant, Jun gagne en empathie, et peu à peu, répond à ses questions tout en proposant un projet photographique, un efficace et troublant témoignage de cette question d'identité.
Pour consulter le site de l'artiste : cliquer ici
pour consulter le site de l'exposition : cliquer ici
11 mars 2011 🎧
© Yuki Iwanami
Temps d'écoute ⏰
11 minutes
INSTANT POD
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11 mars 2011 - 11 mars 2022, photographies de la vie après la catastrophe par Yuki Iwanami (岩波友紀)
podcast © Charlène Veillon & sugoi.photo
Pour ce SUGOI POD de mars 2022, l’actualité nous porte vers un sujet grave : le 11e anniversaire de la catastrophe survenue le 11 mars 2011 au Japon. Ce jour-là, un séisme, suivi d’un tsunami, ont ravagé la côte est du pays, entraînant une catastrophe nucléaire dans la centrale de Fukushima. Depuis cette date fatidique du 11 mars 2011 jusqu’à aujourd’hui, de nombreux artistes, dont de nombreux photographes, ont ressenti le besoin de se rendre sur les lieux du drame. Que ce soit pour aider, critiquer, témoigner ou encore documenter les événements qui se sont acharnés sur cette région. Documenter l’humanité face à la catastrophe est justement un des sujets de prédilection du photojournaliste japonais Yuki Iwanami, que l’actualité place aujourd’hui sous les projecteurs de SUGOI POD ! En effet, sa récente série Threads in the dark, consacrée au difficile et lent retour à la normalité des habitants sinistrés du Tohoku, vient de remporter en 2021 le prix du musée mémorial de photographie Irie Taikichi.
Qui est Yuki Iwanami ? Né en 1977 à Nagano, il a débuté sa carrière de photojournaliste en 2001. Carrière qui l’a mené à couvrir des sujets difficiles au Cambodge, au Pakistan ou encore en Afghanistan, mais aussi à documenter le désastre nucléaire de Fukushima et les dévastations du tsunami de 2011. En 2003, il commence à travailler pour le journal japonais Yomiuri Shinbun, considéré comme un des quotidiens les plus vendus au monde. Ses photos de presse ont remporté de nombreuses récompenses, dont par exemple le Prix de la photographie Paris en 2013 avec sa photo intitulée « Privée de sa mère par le tsunami ». Cette image en noir et blanc montre en son centre la petite Yuzuha Suzuki, 2 ans, dans les bras de son père, dans la ville d’Onagawa, complètement détruite par la vague. La fillette, privée de sa mère et de son foyer, regarde l’objectif. Son père, de dos, essaie de se frayer un chemin parmi les carcasses de voitures et de débris divers.
La photo de presse tient une place importante dans l’histoire de la photographie japonaise. Elle se développe dans les années 1930, soutenue par l’essor des journaux et la création des premiers magazines photographiques. Elle pose les bases de la photographie documentaire des années 1950, qui témoignera de la réalité sociale et des misères de l’après-guerre. Cette tendance documentaire a fait son come-back sur la scène artistique nippone après la tragédie de 2011.
Yuki Iwanami, photographe freelance depuis 2015, a donc la particularité de se partager entre photojournalisme et photographie d’art. La frontière entre les deux genres est très mince, voire même totalement perméable, lorsque l’on parle de photographie documentaire ou de la veine réaliste. Les dernières séries de Yuki Iwanami que nous allons maintenant découvrir ne sont pas des photos de presse, même si leur but est bien de témoigner d’une situation difficile. L’œuvre photographique primée Threads in the dark, littéralement « fils dans l’obscurité », est une illustration de la résilience des festivals de la région du Tohoku, qui continuent malgré tout à se produire dans les zones sinistrées. Une décennie après la catastrophe, la vie est toujours très pénible pour les locaux qui n’ont parfois jamais retrouvé de maison décente, et qui vivent encore dans des abris à l’origine temporaires. La communauté locale, ou ce qu’il en reste, organisant ces festivals avec les moyens du bord depuis 2011, est d’un grand soutien moral et psychologique pour ces populations fragilisées.
Les photographies de Yuki Iwanami démontrent le besoin social humain viscéral derrière l’apparente futilité d’une fête. Cette série capture la réalité des survivants du 11 mars 2011, qui tentent « un retour à la normale » dans un monde encore totalement chamboulé.
Attardons-nous un instant sur quelques images tirées de cette magnifique et touchante série en couleurs. Ici, une miko, une prêtresse shintô, pose seule en tenue traditionnelle blanche et rouge sur une plage. Il faut savoir que chaque année, à la date anniversaire du 11 mars, des cérémonies religieuses se tiennent sur les plages en mémoire des disparus emportés par la vague. Là, une photo de danseurs en costumes traditionnels s’inclinant devant des statues de divinités bouddhiques faisant face à la plage ; divinités censées protéger les habitants des foudres de l’océan. Là encore, la photo d’un vieux cliché en noir et blanc abîmé par les éléments, représentant des danseurs locaux de shishi odori, « la danse des cerfs ». Traditionnellement, les performances de shishi odori se déroulent durant la période estivale d’Obon, une fête bouddhiste honorant les esprits des ancêtres. Mais le shishi odori, par ailleurs originaire du Tohoku, est aussi pratiqué en hommage aux défunts lors des festivals. Une autre photographie montre sur un fond noir, un masque brisé de danseur. Retrouvé dans les débris après le passage de la vague, ce masque nous regarde du seul œil qui lui reste. Dans Threads in the dark, Yuki Iwanami montre les liens tissés entre les populations et leurs festivals locaux, qui ont résisté ensemble à la vague et aux secousses. Comme le titre l’indique, Threads in the dark montre des hommes, des femmes, des enfants unis les uns aux autres comme reliés par des fils invisibles qui transcendent l’obscurité.
Yuki Iwanami a réalisé d’autres séries témoignant des terribles souffrances des populations ayant vécu la tragédie du 11 mars 2011. Prenons l’exemple de la série One last hug (un dernier câlin) éditée en 2020. Cette série mêle photographies et récits centrés sur trois pères qui continuent de rechercher leur enfant disparu, emporté par le tsunami. Car aujourd’hui, 11 ans après la catastrophe, un peu plus de 2 500 personnes sont toujours portées disparues, pour environ 16 000 morts... La série se déroule dans 3 lieux particulièrement touchés par la vague : l’école élémentaire municipale Okawa de la ville d’Ishinomaki, la ville de Minamisoma, et celle d’Okuma. One last hug témoigne du désir naturel des pères de savoir ce qu’il est advenu de leurs enfants, jamais retrouvés. Il s’agit d’une mise en lumière de parents qui se sentent oubliés du reste de la population et des autorités, trop pressés de tourner la page. Ces familles ne peuvent pas faire le deuil, mais elles continuent leur bataille solitaire, encouragées par quelques miracles récents comme le corps de cette femme de 61 ans retrouvé en 2021, 10 ans après sa disparition. Les photos couleurs de One last hug vous prennent à la gorge. Comme ces images de vêtements d’enfants couverts de la boue du tsunami, disposés à plat, reprenant la forme d’un petit corps. La série alterne des photographies en plan large d’efforts de recherche à grande échelle, avec des zooms sur des objets de disparus retrouvés ensevelis dans le sol. On trouve aussi des souvenirs plus personnels, comme des images de veillées à la bougie ou des textes et dessins d’enfants.
Ces photographies nous confrontent aux questions difficiles et douloureuses de la perte, du deuil, du souvenir. Ces fantômes d’enfants disparus, dont il ne reste que quelques vêtements sur une image, semblent nous interroger sur le sens même de l’existence.
En termes de réponse, c’est la Cour suprême du Japon qui s’est adressée à ces familles à la fin de l’année 2019, en confirmant la décision de justice de 2016, puis de 2018, d’accorder l’équivalent de plusieurs millions d’euros aux parents de 23 enfants ayant trouvé la mort le 11 mars 2011 à l’école primaire Okawa d’Ishinomaki. Pour la triste histoire, ce jour-là, 74 élèves ont péri emportés par les eaux (64 morts et 10 portés disparus exactement), suite à l’inaction de la direction de l’école. En effet, après les premières secousses, la direction avait donné l’ordre aux enfants et aux instituteurs d’attendre dans la cour de récréation, où ils ont perdu plus de 40 précieuses minutes. Ils ont ensuite été engloutis par la vague alors qu’ils commençaient à évacuer vers les hauteurs.
Le prix Irie Taikichi Memorial Photo award reçu en 2021 célèbre le talent de cet artiste de la dure réalité. Yuki Iwanami a mis son appareil photo au service de la documentation et du témoignage de la vie après la catastrophe.
- Site officiel de l’artiste : https://www.yukiiwanami.com/
- Irie Taikichi Memorial Museum of Photography Nara City : http://irietaikichi.jp/
- Fiche de la photo de presse primée au Prix de la photographie Paris, 2013 : https://px3.fr/winners/px3/2013/3983/
- Threads in the Dark, 2021, publié chez Irie Taikichi award Executive Commitee. Titre japonais : 紡ぎ音. Texte en japonais et anglais
- One last hug, 2020, publié chez Seigensha. Titre japonais : 命を捜す. Texte en japonais et anglais
Patrick Rimond | Entretiens avec la Terre (Sakurajima)
Sur une île volcanique japonaise, Patrick Rimond tente une reconnexion avec la vibration du monde par le contact avec la matière. À l'aide de la photographie, il enregistre son dialogue avec une identité primordiale, origine de la vie sur terre, en enregistrant performances et observations de l'environnement (minéral, végétal et humain).
Présentation de la série
Entretiens avec la Terre, Sakurajima, Japon 2019
Ma préoccupation face à l’évolution actuelle de l’activité humaine et de ses conséquences sur notre planète et son climat m’a amené à m’interroger sur les origines de la vie. Ayant participé à une initiation chamanique où j’ai appris à utiliser mon corps pour percevoir le monde extérieur au travers de sensations plutôt que par la pensée j’ai voulu établir un contact avec une entité primordiale. Je me suis ainsi rendu au Japon sur l’île de Sakurajima où se trouve le volcan le plus actif de l’archipel.
Dans le but d’obtenir un signe ou une réponse à mes questions, j’ai fait le choix de vivre une expérience personnelle et photographique au travers d’ Entretiens avec la Terre. Ces entretiens ont consisté en de courts rituels où je me suis photographié en train de percevoir les vibrations de la Terre, en la touchant, en m’y enterrant ou encore en l’écoutant. J’ai aussi tenté d’interagir avec une offrande, avant une ascension vers le cratère, ou une tentative symbolique de mettre le feu à la lave. Ces images sont complétées par un travail photographique d’investigation sur la topographie de cette île. J’espère que ce travail apportera à toutes les générations un message de reconnexion physique avec la Terre en partageant ce même type d’expérience.
La série montre également le comportement des hommes face à ce volcan source de vie et de mort. Durant ce projet j’ai découvert de façon inattendue une montagne remodelée pour devenir inoffensive, une représentation de cette vaine tentative de l’homme de canaliser la nature. Ce deuxième volet du projet souligne l’illusion de pouvoir contrôler la nature et ses manifestations.
Actualité du projet
- Exposition individuelle -
Du 18 septembre au 31 octobre 2021
Galerie L'Escalier
Vendredi, samedi et dimanche de 14h à 19h - 4, rue de l'Yonne , Auxerre
- Interview France Bleu -
>Voyage volcanique et intime au Japon avec Patrick Rimond
Vidéo "Le concert" 1 min 19 s
Biographie
Patrick Rimond utilise la photographie de différentes façons. Il explore le monde avec le paysage, il rencontre avec le portrait, il manipule avec le collage numérique et ici il enregistre les actions qu’il réalise in situ. Toutes ses pratiques de la photographie sont nourries par un même désir intime de comprendre le monde. C’est un travail sobre et intense d’attention à la réalité qui est constant, curieux, sans jugement ni ostentation.
Après un diplôme d’ingénieur obtenu à Paris en 1995, Patrick Rimond s’installe au Japon pour 9 années. À son retour en Europe en 2006, il ouvre sa pratique à des collaborations avec d’autres artistes et d’autres media. Il participe à la création de deux projets d’artist run gallery avec Plateforme (Paris 20e) et La Générale en manufacture (Sèvres) et co-organise actuellement le festival des nouvelles pratiques photographiques, la Biennale de l’Image Tangible. Dans ce cadre, Il rejoint en 2020 la résidence Organoïde, Art et Sciences, initié par Fabrice Hyber à l’Institut Pasteur.
Ses photographies ont donné lieu à la publication de cinq livres monographiques dont QASD 2019 et Hudros 2016 (éd. Iki). Son travail est régulièrement exposé - Les Promenades Photographiques Vendôme, galerie Lab Artyfact Paris, Maison d’Art Bernard Anthonioz Nogent-sur-Marne, galerie Dufay-Bonnet à Paris, Musée d’Histoire de la Photographie Cracovie, Plateforme Paris, galerie KH15 Berlin.
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Si vous souhaitez en savoir plus sur Patrick Rimond, voici son dernier ouvrage :
Quests Are Sometimes Disapointing
D'autres projets à découvrir
Ken Kitano|Gathering Light
Ken Kitano nous présente ici son projet le plus récent, Gathering Light. Il a commencé ce projet sur la lumière après la catastrophe de Fukushima en 2011. Kitano a installé une caméra sur un toit du solstice d'hiver au solstice d'été pour créer une longue exposition. Au bout de six mois, il a soigneusement retiré l'appareil et récupéré le film. Une fois développées, les images ont été ajustées pour rassembler les informations capturées par le film ; les traces invisibles de la lumière sont remontées à la surface. Restées inchangées depuis 4,6 milliards d'années, la révolution de la Terre et la rotation du cosmos sont gravées dans les photographies par une myriade de lignes. L'image apparaît et montre ce que l'œil humain était incapable de percevoir. Pour Kitano, c'est la quintessence de la photographie.
Kitano vit à Tokyo, où il est né en 1968. En 1991, il a été diplômé du Collège de technologie industrielle de l'Université Nihon. Il est photographe indépendant depuis 2003. Il a remporté le "Society of Photography Award" en 2004 et le "Newcomer's Award" de la Société photographique du Japon en 2007. En 2011, il a remporté le " New Photographer Award " du 27e Higashikawa Award et le " Special Prize " du 14e Taro Okamoto Award for Contemporary Art. Il a participé à de nombreuses expositions individuelles et collectives au Japon et à l’étranger.
Cette série photos a été présentée dans deux expositions :
Photographie et catastrophe 🖋
Représentations post-11 mars 2011
par Charlène Veillon
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30 minutes
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Le 11 mars 2011, le Japon a connu une des pires catastrophes de son histoire, mêlant séisme, tsunami et accident nucléaire. Le jour même, presque simultanément, nous avons tous – Japonais et étrangers – assisté impuissants à une déferlante d’images apocalyptiques, diffusées en boucle sur les écrans télévisés ou sur Internet.
Dans les jours qui ont suivi le désastre et jusqu’à aujourd’hui une décennie plus tard, nombreux sont les artistes qui ont éprouvé le besoin de se rendre sur place pour ensuite attester à travers leur création de la réalité de l’inimaginable. Chacun souhaitait faire de son œuvre un « écho » à la catastrophe et à ses conséquences, sans toutefois savoir comment s’y prendre. Car dans une telle situation, rien ne semble adéquat, rien ne peut consoler…
Quel pouvoir l’art, et plus particulièrement la photographie, peut-il donc avoir face à un tel désastre tant économique qu’écologique et humain ? Quand et comment la photo japonaise s’est-elle confrontée pour la première fois au défi de la représentation de la catastrophe ? Voyons quelles réponses les photographes du XXIe siècle ont pu apporter à la question du potentiel de l’art face à la catastrophe.
Le Japon est un pays marqué dans son histoire par une longue suite de catastrophes naturelles. Avant l’arrivée de la photographie dans l’archipel au début de la seconde moitié du XIXe siècle, peintures et estampes ont pu illustrer quelques temps forts calamiteux. Mais en réalité, jusqu’au XXe siècle, les illustrations japonaises de catastrophes sont assez rares. En effet, la censure durant le règne militaire des shoguns (jusqu’en 1868) était importante. Elle interdisait tout commentaire de l’actualité. Les scènes peintes n’étaient donc jamais des illustrations de catastrophes spécifiques, mais pouvaient parfois représenter une «imagerie» du désastre : incendies, tempêtes, séismes... présentés dans le bouddhisme comme des châtiments divins.
C’est principalement le grand tremblement de terre de Tokyo de 1923 qui donna l’occasion aux peintres, graveurs et photographes de présenter pour la première fois des scènes d’une catastrophe bien réelle, et non plus imaginée sous l’angle de la morale religieuse.
Le 1er septembre 1923, le Japon connut une des catastrophes naturelles les plus meurtrières et destructrices de son histoire. La combinaison dévastatrice d’un séisme, suivi d’un tsunami et d’incendies propagés par des vents violents issus d’un typhon, a ravagé pendant deux jours et trois nuits la moitié orientale de la capitale nippone, ainsi que la ville voisine de Yokohama, faisant plus de 120 000 victimes.
Afin d’illustrer cette catastrophe, on eut entre autres recours à la photographie. Les clichés étaient principalement l’œuvre de photographes travaillant pour des journaux, mais ils servirent aussi à développer un surprenant commerce de cartes postales du désastre. Ces images en noir et blanc oscillent entre un statut purement commercial et celui de témoignage pour la postérité. Un témoignage parfois biaisé puisqu’à cette époque, de nombreuses cartes postales tirées à partir de photographies étaient retouchées à la main (sur négatif), souvent dans le but d’ajouter ou d’accentuer un élément dramatique. Quelques exemples de cartes postales sont actuellement conservés au musée mémorial du grand tremblement de terre du Kantô situé à Tokyo1. On peut notamment y voir un agrandissement du tirage en noir et blanc d’une photographie montrant l’état du site de l’ancien dépôt de vêtements militaires de Honjo, situé à l’emplacement de l’actuel parc Yokoamichô, le 1er septembre 1923, quelques heures après le séisme.
Familles de rescapés réfugiées sur le site de Honjo, le 1er septembre 1923, quelques heures après le séisme.©東京都復興記念館, Tôkyôto fukkô kinen-kan
On y voit des familles entassées les unes contre les autres à perte de vue, avec toutes les affaires personnelles qu’elles ont pu rassembler. Les gens avaient en effet choisi de se regrouper sur ce vaste terrain dégagé d’environ 67 000 mètres carrés, puisqu’il les protégeait des risques d’éboulements et d’effondrements des bâtiments. Mais le sentiment de sécurité fut de courte durée. Vers quatre heures de l’après-midi ce 1er septembre, plusieurs incendies consécutifs au séisme et amplifiés par des vents très forts ont convergé vers cette place, piégeant les dizaines de milliers de personnes qui s’y étaient réfugiées. En une seule nuit, environ 38 000 personnes (soit 95% des réfugiés) ont péri dans les flammes.
Quand cette photographie a été prise, les incendies ne s’étaient pas encore déclarés. Or à l’arrière-plan de la scène, d’énormes nuages gris de fumée ont été rajoutés à la main à l’aide de peinture. On comprend donc logiquement que la mise en scène retouchée que l’on a sous les yeux a été réalisée largement a posteriori de la prise de vue, par une personne qui a eu connaissance des événements tragiques qui se sont déroulés plus tard sur ce même lieu. Cette personne a sans doute jugé que les tirages se vendraient mieux si l’instant dramatique préfigurant l’horrible mort des personnes à l’image était mis en lumière par un écran de fumée…
La plupart de ces cartes postales photographiques était destinée au marché insulaire, mais les étrangers se sont également intéressés à cette tragédie, comme en témoignent d’autres cartes, dont les titres en bas d’image sont inscrits à la fois en japonais et en anglais (dans une traduction cependant très approximative et le plus souvent incorrecte grammaticalement).
Ce qui choque toutefois le plus le regardeur actuel de ces photos anciennes, ce sont les contenus très crus de ces premières photographies publiques de la catastrophe, qui n’hésitent pas à mettre en scène des cadavres et des restes humains (corps empilés, gigantesques tas de cendres et d’os blanchis issus des crémations, etc.). Cette imagerie «directe» – sans filtre – de l’horreur et du charnier visant au sensationnalisme commercial est totalement absente de la photographie post-catastrophe du 11 mars 2011, même dans sa tendance documentaire ou journalistique.
Voyons maintenant comment les photographes du XXIe siècle ont appréhendé la terrible catastrophe de 2011, et quel(s) message(s) ils veulent faire passer à travers leurs œuvres.
Il existe plusieurs façons de «représenter» une catastrophe, que l’on peut généralement diviser en deux grands groupes : l’approche documentaire et celle symbolique. La première consiste à enregistrer la situation au moment du désastre ou bien ses conséquences plus tard dans le temps. Mais qui dit « documentaire » ne dit pas forcément pure «objectivité». Car s’il s’agit bien de témoigner d’une situation pour la postérité, la dimension mémorielle, et donc personnelle, peut être primordiale.
En 2011, le photographe Naoya Hatakeyama (畠山直哉), travaillant ordinairement sur la transformation des paysages sous l’influence humaine, a réalisé son œuvre la plus personnelle, en immortalisant les vestiges de sa ville natale Rikuzentakata, dévastée par le tsunami. Ces photographies ont été publiées dans deux recueils, Kesengawa paru en 2012 2 et Rikuzentakata 2011-2014 paru en 2015 3. Dans la première publication, qui fait état de la plaine de Rikuzentakata juste après tsunami, Naoya Hatakeyama immortalise les montagnes de déchets arrachés par la vague, puis rejetés sur les côtes. La catastrophe s’incarne dans ces paysages dévastés, vidés de toute vie, à l’exception de quelques rares silhouettes de promeneurs ou hommes de chantier. Pas de corps, ni de cadavres à l’image, si ce n’est un petit chien au collier rose reposant, solitaire, parmi les déchets. La seconde publication, plus tardive, se focalise, elle, sur l’évolution de la reconstruction post-catastrophe entre 2011 et 2014. Le photographe témoigne mois après mois, année après année, de la métamorphose du paysage de Rikuzentakata, passant du chaos de débris au vide laissé par les bulldozers.
Dans l’article Rikuzentakata. Paysage biographique accompagnant sa publication de 2015, le photographe évoque ses impressions, ses ressentis et surtout son infinie tristesse. Car l’artiste n’a pas seulement perdu le lieu de son enfance ou sa maison familiale, sa mère a également été emportée par la vague. Hatakeyama s’interroge sur la pertinence de prendre des photographies des paysages dévastés. Ceux de Rikuzentakata d’avant la catastrophe n’existent plus. A la destruction de la côte par la vague, s’ensuit la destruction des montagnes boisées par les bulldozers initiant la reconstruction de la région. Car il n’y a pas de plateau à Rikuzentakata, uniquement des montagnes, qu’il faut désormais «décapiter» pour créer des surfaces plates où construire les nouvelles maisons plus en hauteur. Mais son rôle à lui est celui du témoin : témoin du passé de sa ville et témoin de son présent. Ainsi, dans l’ouvrage Kesengawa, Naoya Hatakeyama a joint aux images poignantes du chaos, d’autres clichés pris plusieurs années auparavant, entre 2002 et 2010, lorsque la ville foisonnait encore de vie. Par ses photos et ses souvenirs, le photographe tente de refaire une carte tridimensionnelle de sa ville natale qui n’est plus qu’un champ dévasté totalement plat, sans les immeubles, les montagnes et les arbres…
Loin de tout discours sentimentaliste, Naoya Hatakeyama montre le désordre des matières jetées, amassées, tordues par la force d’une nature à qui rien ne résiste. Dans ce «documentaire commémoratif» à la fois intime et universel, la destruction n’est pas montrée comme le contraire du beau. Elle est une étape vers un renouveau. Ce terme «renouveau» est important. Une de ses traductions japonaises, yonaoshi (世直し), fut énormément employée dans divers contextes post-catastrophes du passé, appelant ainsi à une renaissance à partir du chaos faisant table rase du passé. Le texte qui accompagne les images de Rikuzentakata 2011-2014 est extrait du propre journal de bord de Naoya Hatakeyama, écrit lors de son périple dans le Tohoku sinistré, immédiatement après la catastrophe. Le photographe y parle de sa fascination devant ces images «sans précédent» (未曾有, mizô), qui sont un témoignage photographique à la fois esthétique et documentaire d’une mémoire anéantie par la vague.
Parmi les autres photographes s’étant immédiatement rendus sur place après la catastrophe, on trouve Keizô Kitajima (北島敬三)4 ou encore Kôzô Miyoshi (三好耕三)5. Keizô Kitajima, célèbre notamment en tant que cofondateur avec Daido Moriyama en 1979 de la galerie CAMP (première galerie indépendante de photographie à Tokyo), a débuté en avril 2011 ses premières photos couleurs post-catastrophe, qui s’intitulent sobrement de la date exacte et du lieu (ville et préfecture) de la photographie, exactement comme celles de Hatakeyama ou Miyoshi. Comme si aucun titre ne pouvait correspondre aux images choquantes de la période suivant immédiatement la catastrophe, tant la sidération est grande. Les photographies de Keizô Kitajima documentent l’état de dévastation de la région. Mais elles nous révèlent aussi une sorte «d’esthétique de la ruine», où les débris sont telles les touches colorées d’un pinceau sur une toile. Comme celles de Naoya Hatakeyama, les images couleurs de Kitajima sont époustouflantes de construction (formelle) dans la déconstruction (champ de ruines).
Kôzô Miyoshi a raconté s’être demandé s’il devait ou non prendre des photos de la région après le passage du tsunami6. La question semble s’être posée à de nombreux artistes qui ne savaient pas si la photographie de catastrophe pouvait rimer avec l’éthique. Dès la réouverture des routes, Miyoshi est parti vers le nord, sans trop savoir ce qu’il y ferait. Le projet de sa série en noir et blanc s’est formé en cours de voyage dans le Tohoku. Dans les années 1980, il avait déjà photographié cette région ; en 2011, il a immortalisé ces mêmes lieux où tout avait changé, recouverts des débris laissés par la vague.
La photographie documentaire a pris son essor dans les années 1950 au Japon, témoignant de la dure réalité sociale et des misères de l’après-guerre. Cette tendance documentaire a fait un come-back remarqué sur la scène artistique nippone après la tragédie de 2011.
Documenter l’humanité face à la catastrophe est un des sujets de prédilection du photojournaliste Yuki Iwanami (岩波友紀) 7, dont l’actualité est marquée par le prix du musée mémorial de photographie Irie Taikichi remporté en 2021 pour sa série Threads in the dark. Cette série, consacrée au difficile et lent retour à la normalité des habitants sinistrés du Tohoku 8, montre les liens tissés entre les populations et leurs festivals locaux, qui ont résisté ensemble aux secousses et à la vague. La série témoigne des dévastations, humaines et matérielles, subies par ces populations fragilisées, mais aussi de la résilience des cérémonies et danses folkloriques, soutien moral et psychologique des habitants.
Les nombreuses photographies de Threads in the dark présentant des danseurs en tenue avec leur masque, démontrent l’importance de ce patrimoine culturel immatériel japonais en danger de disparition suite à la catastrophe de 2011. En effet, dans certaines villes ou villages, la vague avait tout emporté : costumes, danseurs et savoir-faire ancestral. Or la région du Tohoku est particulièrement riche en patrimoine folklorique. Par exemple, la danse shishi odori (la danse des cerfs) trouve ses racines dans cette région montagneuse et boisée, qui abonde en gibiers. Elle y joue un rôle encore plus primordial depuis le sinistre, puisque le shishi odori est notamment pratiqué en hommage aux défunts.
Dans une des photos de la série, on peut voir, sur un fond noir, un masque brisé de danseur. Retrouvé dans les débris après le passage de la vague, ce masque nous regarde du seul œil qui lui reste.
La catastrophe de 2011 fut l’une des plus photographiées de notre histoire, d’une part parce qu’elle s’est déroulée à un moment où la technologie photographique et vidéo le permettait. Et d’autre part, pour son caractère extraordinaire : la rencontre de la double catastrophe naturelle (séisme et tsunami) avec le désastre nucléaire de la centrale de Fukushima. La grande vague qui a englouti la côte est de l’île principale Honshu peu après 15h (heure de Tokyo) a également submergé la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, mettant hors service le système de refroidissement principal de la centrale, entraînant la fusion partielle des cœurs de quatre réacteurs. D’importants rejets radioactifs dans l’air ont eu lieu du 12 au 15 mars, contaminant les régions alentour, sans parler des rejets d’eau contaminée dans l’océan. De fait, cette centrale – construite 10 mètres au-dessus du niveau de la mer – n’était prévue que pour faire face à des vagues de tsunami de 3 mètres. Ce calcul était basé sur la hauteur des vagues du tsunami venant du Chili qui avait frappé le Japon en 1960. Or les vagues de 2011 ont atteint jusqu’à 35 mètres de hauteur… Le 12 octobre 2012, la compagnie d’électricité japonaise Tepco qui exploite la centrale de Fukushima, a admis pour la première fois qu’elle avait volontairement minimisé le risque de tsunami, de peur qu’une fermeture soit exigée pour améliorer la sécurité. Contrairement au séisme et au tsunami qui sont des désastres terribles mais naturels, la catastrophe de Fukushima est bel et bien humaine.
Takahiro Yamashita (山下隆博) est un photographe qui a réalisé plusieurs séries sur la triple catastrophe du 11 mars, dont une, débutée en 2011 et toujours en cours, intitulée Remember not to forget. Comme son titre l’indique, il importe à Takahiro Yamashita de ne pas oublier la catastrophe, et de continuer à témoigner de la situation des gens vivant dans les régions sinistrées, particulièrement dans la préfecture de Fukushima. Parce que son village natal se trouve dans une zone proche d’une centrale nucléaire, le photographe a particulièrement été sensibilisé au désastre de Fukushima. Dans un commentaire récent concernant les dernières photos (2020-2021) de Remember nor to forget, il indique se sentir toujours coupable, 10 ans après, de se sentir «chanceux» qu’un tel désastre ne se soit pas produit chez lui 9.
A l’origine de cette série, quelques jours après la catastrophe en 2011, il y a la découverte sur Internet que les sinistrés n’étaient plus approvisionnés en nourriture et produits divers, parce que les chauffeurs routiers avaient peur de s’exposer aux radiations en circulant dans les alentours de la centrale de Fukushima. Ressentant le besoin de faire quelque chose pour ces gens, Takahiro Yamashita a sauté dans un train pour Iwaki, une des villes encore accessibles de la préfecture de Fukushima. Sur place, il y a découvert les mêmes images de désolation qu’à la télévision : des gens fouillant les décombres, les forces militaires d’auto-défense cherchant des corps, et des queues sans fin aux stations essence. Recueillant les témoignages des survivants tout en aidant de son mieux les locaux, Takahiro Yamashita a constaté l’angoisse pour l’avenir de ces gens outrageusement laissés pour compte par Tepco (Tokyo Electric Power Company) ; son PDG s’étant même mis en arrêt maladie du 13 mars au 7 avril 2011 ! Mais il dit aussi s’être aperçu au fil du temps passé parmi ces gens, que les images télévisées et de presse montrant uniquement les habitants de Fukushima comme des victimes du tsunami et de l’atome étaient biaisées. La réalité, ce sont des gens sympathiques, francs et courageux, dans une région riche en traditions locales et en paysages sublimes, et qu’il ne suffit pas d’y aller faire un tour pendant quelques semaines pour prendre quelques photos, pour comprendre pourquoi ces gens ont choisi de rester là-bas malgré tout.
Humblement, Takahiro Yamashita témoigne donc depuis 10 ans de l’évolution de la situation dans les alentours de la centrale, mais aussi des actions populaires anti-nucléaires menées dans les rues de Tokyo depuis 2011. Ses dernières photographies sont une alternance de clichés réalisés à Tokyo (Shibuya, Shinjuku et Ginza) de ces manifestations «anti-nukes», et dans la partie Hamadôri de Fukushima, où l’on voit toujours quelques habitats (normalement) temporaires et des sacs de terre contaminée, parmi des paysages apaisés de verdure et de plage.
De nombreuses actions d’entraide ont pris place dans le Tohoku au lendemain de la catastrophe. Certaines ambitionnaient d’aider les locaux à retrouver leurs souvenirs d’avant le 11 mars 2011, comme les divers ateliers de récupération, nettoyage et restauration des photos personnelles noyées par la vague qui ont vu le jour dans différentes villes. Par miracle, certaines habitations n’ont été que partiellement touchées par le tsunami. La maison est toujours debout, mais tout l’intérieur a séjourné plus ou moins longtemps dans l’eau trouble. Plusieurs grands groupes de matériel photographique ont alors lancé des ateliers et tutoriels pour que les sinistrés puissent au moins sauver ce patrimoine familial, cette mémoire intime de la ville disparue. Dès le 24 mars 2011, la société Fuji Film a ainsi présenté sur son site Internet un tutoriel de lavage des photographies souillées. Elle a également lancé dans la région sinistrée une campagne publicitaire expliquant le procédé. De mi-avril à mi-juin, 30 employés se sont aussi déplacés dans le Tohoku pour enseigner la restauration des photographies à des bénévoles qui pourraient ensuite prendre le relai des professionnels. Devant l’ampleur de la tâche et la longue période nécessaire au traitement des milliers de photographies arrachées à la boue, de nouveaux volontaires tokyoïtes ont été formés. A partir d’août 2011, les photographies ont été envoyées au centre 3331 Arts Chiyoda10 à Tokyo afin d’y être traitées, avant d’être retournées à leurs propriétaires, quand cela était possible. Le sauvetage de ces images n’est peut-être pas une création à proprement parler, mais l’intervention nécessaire sur ces photographies les a transformées en «symboles» d’un patrimoine à la fois intime, familial et culturel victime de la catastrophe.
La photographe Lieko Shiga (志賀理江子)11, elle-même résidente du village Kitakama (préfecture de Miyagi) très impacté par le tsunami, s’est également intéressée à ces «photos trouvées», désormais sans propriétaires, rejetées souillées par la vague. Son studio se trouvait près de la plage de Kitakama. Installée ici depuis 2008, elle était devenue la photographe de la communauté, documentant la vie du village, des rencontres de baseball aux festivals locaux, en passant par les portraits de tous les habitants qu’elle connaissait personnellement. Lieko Shiga a échappé de peu au tsunami : elle a fui en voiture alors que la vague avançait à toute vitesse vers les terres. Quatre jours plus tard, elle a pu constater que son studio et sa maison avaient disparu, tout comme 60 des 370 résidents de Kitakama. Pensant qu’il était de sa responsabilité en tant que photographe du village d’enregistrer ce qu’il s’y passait, elle a emprunté un appareil photo et a commencé à documenter l’état post-catastrophe de Kitakama. Ayant elle-même perdu tous ses biens, Lieko Shiga a activement participé au nettoyage des photos retrouvées dans la boue. Elle a «sauvé» de nombreux clichés qu’elle a installés pour leur séchage sur un immense mur dans la salle de réunion de la ville, formant ainsi une sorte de monument du souvenir.
La plupart des photographies professionnelles de Lieko Shiga prises avant le 11 mars 2011 ont également été emportées par la vague, mais quelques-unes stockées ailleurs ont survécu. La photographe y a vu un signe du destin et a décidé de mêler ces quelques clichés plus anciens aux nouveaux réalisés après la catastrophe. C’est ainsi qu’est née une première série, Rasen Kaigan (littoral en spiral), dont le désastre n’est pas réellement l’objet. Son sujet se concentre sur la communauté de Kitakama, la ville elle-même, et comment le tsunami a impacté son propre corps à elle, cela se traduisant par la visualisation de mouvements pendant la prise de vue. Rasen Kaigan a été exposé en 2012 à la médiathèque de Sendai (préfecture de Miyagi) : les photographies couleurs (de résidents, de plages, de pierres, etc.) étaient présentées dans une grande pièce sombre, imprimées en grand format et exposées sur des supports verticaux à la façon de stèles funéraires. Les œuvres étaient disposées selon un mouvement concentrique «en spiral» censé rappeler les danses en cercle pratiquées pendant le festival bouddhique annuel Obon, dédié aux défunts.
En 2019, Lieko Shiga a exposé au Tokyo Photographic Art museum une nouvelle série intitulée Human Spring (2018-2019) qui se veut une suite de Rasen Kaigan, dans le sens où la photographe reste concentrée sur le thème de la vie à Kitakama et au Japon après 2011. L’atmosphère de Human Spring est très lourde puisqu’elle évoque l’impossible «retour à la vie» de certains résidents de Kitakama. En 2012, Lieko Shiga a été le témoin de plusieurs suicides parmi ses voisins, notamment de fermiers qui ne pouvaient plus cultiver dans un sol trop salinisé après le tsunami. L’année suivante, elle a perdu un autre voisin d’un cancer, ancrant l’idée de la fragilité de toute existence 12. Human Spring joue sur des images déconcertantes, dérangeantes, dans leurs couleurs, leurs pauses ou leurs sujets, mais toujours d’une façon symbolique, évoquant plus le fantôme que la mort.
De deux façons différentes, Naoya Hatakeyama et Lieko Shiga – tous les deux personnellement et intimement touchés par le tsunami – rendent visible les sentiments de perte et de deuil en montrant les vestiges de la catastrophe. Parce que la vague le permet, en laissant derrière elle carcasses, déchets et désolation. Mais en revanche, comment montrer l’invisible menace de la radioactivité qui ne laisse aucune trace détectable à l’œil nu ?...
L’accident de Fukushima n’est malheureusement pas la première catastrophe atomique nippone, le Japon étant le seul pays au monde à avoir connu sur son sol plusieurs désastres nucléaires. Certains photographes comme Ishu Han (潘逸舟), Takashi Arai (新井卓) ou Tomoko Yoneda (米田知子) ont ainsi pu travailler une «imagerie du nucléaire» à la fois issue des bombardements d’Hiroshima ou de Nagasaki en 1945, ou encore de l’irradiation du thonier japonais Daigo Fukuryû Maru dans l’atoll Bikini en 1954, et de l’accident de la centrale de Fukushima Daiichi en 2011. D’autres photographes se sont concentrés sur la question de la représentation de la radioactivité dans la zone évacuée autour de la centrale de Fukushima : comment photographier ce mal invisible ?
Pour Takashi Homma (ホンマタカシ), la solution se trouve dans les champignons. Allégorie du nuage atomique photographié après les bombardements de Hiroshima et de Nagasaki, la forme du champignon est devenue un symbole du nucléaire. Mais les champignons photographiés en plan rapproché sur fond blanc par Takashi Homma dans la série Mushrooms from the Forest (2011) ne sont pas qu’un symbole. Ils proviennent tous de forêts autour de la centrale : Takashi Homma a ainsi collecté plus de 100 spécimens de différentes variétés. Testés radioactifs, ils ont été interdits à la consommation. Pourtant irradiés, ils continuent à pousser paisiblement dans leur environnement naturel, leur dangerosité létale invisible à l’œil nu. Ces photographies sont regroupées dans l’ouvrage Mushrooms from the Forest de 2019 13
Pour Masato Seto (瀬戸正人), l’occasion de pénétrer dans la centrale de Fukushima Daiichi s’est présentée en février 2012, quand une agence de presse française lui a demandé d’y accompagner la délégation du ministre de l’environnement français afin de photographier l’événement. Protégé dans des combinaisons et sous des masques, le groupe a pu constater l’ampleur des dégâts causés par les explosions et la vague. Mais sous un beau ciel bleu sans nuage, avec l’océan apaisé à perte de vue, il était difficile d’imaginer le danger latent du lieu. Masato Seto dit avoir essayé de capturer dans son objectif le césium qu’il savait attaquer toute chose en cet endroit. Mais ses images en noir et blanc de la centrale et des paysages aux alentours ne nous montrent qu’un univers fantomatique où les éléments les plus effrayants sont en fait les combinaisons des visiteurs. Ces photographies ont été regroupées dans sa publication de 2013 intitulée Cesium-137Cs- 14.
Shimpei Takeda (武田 慎平) était à New York le 11 mars 2011, mais il a été très marqué par les images du désastre qui se déroulait à la centrale, puisqu’il est originaire de Fukushima. Peu au courant des tenants et aboutissants de la radioactivité avant la catastrophe, il s’est rendu compte par la suite que les négatifs et papiers photographiques étaient sensibles aux radiations comme à la lumière naturelle. Dans les procédés argentiques, l’halogénure d’argent noircit quand il est exposé à des radiations électromagnétiques. Après des expérimentations diverses menées à partir de mai 2011, il s’est intéressé à «l’autoradiographie» des sols contaminés. En décembre 2011 et janvier 2012, Shimpei Takeda a ainsi collecté 16 échantillons de terre dans 5 préfectures différentes, à 12 endroits ayant tous un lien historique avec la mort : temples, sanctuaires, anciens sites de guerre, ruines de châteaux, etc. Il a ensuite déposé un échantillon sur un film photosensible (avec gélatine d’halogénure) pendant un mois. Les radiations émises par la matière radioactive contenue dans la poussière du sol ont impacté le négatif, produisant un enregistrement physique de la catastrophe15.
Depuis 2011, le photographe Yoi Kawakubo (川久保ジョイ) 16 a débuté la série The New Clear Age, constituée de photographies couleurs de vues de diverses centrales nucléaires japonaises, dont Fukushima Daiichi. A ces photos lumineuses de lieux et paysages liés au nucléaire, s’ajoute une autre série réalisée entre 2013 et 2016, intitulée If the Radiance of a Thousand Suns were to Burst at once into the Sky. Ce titre est extrait d’une citation du physicien américain Robert Oppenheimer (1904-1967), directeur scientifique du Projet Manhattan, surnommé le «père de la bombe atomique» : «If the radiance of a thousand suns were to burst into the skies, that would be like the splendour of the Mighty One...» Cette citation provient de la Bhagavad-Gita, cœur du poème épique Mahabharata, un des textes sacrés de l’hindouisme. Un des avatars du dieu Vishnu y proclame qu’il «est devenu la mort, le destructeur des mondes», ainsi que se voyait Oppenheimer 17.
Pour cette série, Yoi Kawakubo s’est rendu dans la préfecture de Fukushima. Comme Shimpei Takeda, il utilise des films photographiques recouverts de gélatine d’halogénure afin de capturer l’action des radiations. Mais lui utilise des films couleurs et les enterre directement dans la zone d’évacuation autour de la centrale (films enterrés entre 2013 et 2016). Il les retire après plusieurs mois, puis les imprime sur un très grand format (impressions réalisées jusqu’en 2019 pour cette série). La radioactivité engendre ici des images à la séduction dangereuse : difficile de voir le côté obscur du nucléaire dans ces photos aux douces tonalités colorées.
Bien d’autres photographes ont témoigné à leur façon de la terrible catastrophe du 11 mars 2011, et continuent encore aujourd’hui. Parce ce que la photographie est par définition l’enregistrement d’une réalité, personnelle comme universelle, elle est peut-être pour cette raison le médium le plus à même de témoigner de l’impermanence et de la fragilité de toute chose dans un contexte post-catastrophe…
Charlène VEILLON
- Site du musée mémorial du grand tremblement de terre du Kantô : https://tokyoireikyoukai.or.jp/ireidou/history.html(japonais uniquement)
- Hatakeyana Naoya, Kesengawa /気仙川, 河出書房新社, 2012. Editions Light Motiv, 2013, pour la version français/anglais.
- Hatakeyama Naoya, Rikuzentakata 2011-2014 /陸前高田 2011-2014, 河出書房新社, 2015. Editions Light Motiv, 2016, pour la version français/anglais.
- Site de Keizô Kitajima : https://keizokitajima.com/about/
- Site de Kôzô Miyoshi : https://8x10.jp/
- In the Wake. Japanese Photographers respond to 3/11, Musée des beaux-arts de Boston, 2015, p. 27.
- Site de Yuki Iwanami : https://www.yukiiwanami.com/
- Le SUGOI POD « 11 mars 2011 - 11 mars 2022 : Photographies de la vie après la catastrophe par Yuki Iwanami » de mars 2022 est consacré à ce photographe : cliquer ici
- Site de Takahiro Yamashita : http://takahiro-yamashita.co.uk/
- Site du centre 3331 Arts Chiyoda : https://www.3331.jp/en/
- Site de Lieko Shiga : https://www.liekoshiga.com/
- Amanda Maddox, « A Japanese Photographer’s Encounters with Natural Disastershttps », Aperture, 2019 : https://aperture.org/editorial/lieko-shiga-amanda-maddox/
- Homma Takashi, Symphony - mushrooms from the forest , case Publishing, 2019.
- Seto Masato, Cesium -137Cs-, Place M, 2013.
- Site de Shimpei Takeda : http://www.shimpeitakeda.com/
- Site de Kawakubo Yoi : https://www.yoikawakubo.com/
- Vidéo de Robert Oppenheimer citant la Bhagavad-Gita : https://www.youtube.com/watch?v=pqZqfTOxFhY
Légendes
ill.1 – Naoya Hatakeyama, Rikuzentakata / Takata-cho 2011.5.2, 2011 C-print © Naoya Hatakeyama
ill.2 – Takahiro Yamashita, série Iwaki, Fukushima, 20/03/2011 © Takahiro Yamashita
ill.3 – Yuki Iwanami, Threads in the dark © Yuki Iwanami
ill.4 – Yoi Kawakubo, If the Radiance of a Thousand Suns were to Burst at once into the Sky I, 2016, unexposed colour photographic film buried under soil in radioactive location © Yoi Kawakubo
Poteaux électriques 🎧
INSTANT POD
Poteaux électriques de Tomoaki Makino (牧野智晃)
Suginami-ku Honan. 35°41’02.2”N 139°39’31.2”E © Tomoaki Makino
Temps d'écoute ⏰ 3 min 11
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Bienvenue sur Instant POD, le podcast minute de Charlène pour Sugoi Photo consacré l’actualité photographique nippone. Instant POD, c’est un mot-clé, un artiste ou une photo en lien avec cette actualité pour en découvrir plus sur la photo japonaise contemporaine.
(podcast © Charlène Veillon & sugoi.photo)
Aujourd’hui, nous nous intéressons aux poteaux électriques !
Le poteau électrique tokyoïte est le sujet exclusif d’une série du photographe Tomoaki Makino. Série présentée à la galerie Kana Kawanishi, à Tokyo, au printemps 2021. Dans ces tirages en noir et blanc, Tomoaki Makino met en lumière une des particularités surprenantes de la ville de Tokyo : l’omniprésence des poteaux et câbles dans le paysage urbain.
Dès que l’on lève les yeux, on ne peut y échapper : les lignes électriques, téléphoniques, de fibres optiques, de TV… forment comme une toile d’araignée au-dessus de la tête des passants, dans les quartiers commerciaux comme dans les zones pavillonnaires. Totems étranges du Japon, il y aurait 34 millions de poteaux électriques dans l’Archipel pour 1,2 million de km de câbles. Seuls 8% de la totalité des câbles sont enterrés à Tokyo, contre 100% à Paris, par exemple.
Les photographies de Tomoaki Makino nous présentent ces créatures tentaculaires de béton ou de bois, sur lesquelles s’accrochent diverses excroissances : feux de signalisation, caméras de surveillance, plaques des noms d’avenues et quartiers…
À la fois utiles et véritables verrues esthétiques, les poteaux électriques tokyoïtes de Tomoaki Makino symbolisent la malédiction de l’utilitaire bon marché, héritages de la reconstruction rapide de la ville, avec peu de moyens, après sa destruction quasi-totale lors des bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, 75 ans après, le Japon construit toujours plus de poteaux électriques qu’il n’enterre de câbles.
Pour Tomoaki Makino, la question est de savoir si l’avenir verra disparaître ces poteaux, ou bien si les institutions politiques choisiront d’en faire un héritage industriel et décideront de les garder pour de bon. Le photographe a donc indiqué dans tous ses titres, non seulement le nom de l’arrondissement et du quartier où la photographie a été prise, mais aussi les coordonnées GPS du lieu exact, afin qu’un jour, n’importe quand, n’importe qui, puisse se rendre à cet endroit, et témoigner pour les générations futures si le poteau électrique tokyoïte est toujours là.
- Site officiel de l’artiste : https://www.shinogo45.com/works
- Galerie Kana Kawanishi : https://www.kanakawanishi.com/tomoaki-makino-works
- Musubi - Reliez le Japon, « La vérité sur les poteaux électriques japonais » : https://www.youtube.com/watch?v=0XH7A9AXlrI
KAI FUSAYOSHI (甲斐 扶佐義) 🖋
Kai Fusayoshi, Au Honyaradō – Chibi, 1977-80 © Kai Fusayoshi
Kai Fusayoshi, L’heure du lait, 1976 © Kai Fusayoshi
Kai Fusayoshi, Du haut du mirador, 1976© Kai Fusayoshi
Kai Fusayoshi, Où est-ce que je m’assois ?, 1978© Kai Fusayoshi
Kai Fusayoshi : Carte féline de Kyoto
par Cécile Laly (article extrait du livre Neko Project aux éditions iKi)
Temps de lecture ⏰
30 minutes
Avant que les premiers neko cafés (bars à chat) n’apparaissent officiellement sous cette appellation dans les années 2000, le Honyarado, un restaurant de Kyōto qui était le lieu de rassemblement de la jeunesse contestataire de la ville dans les années 1970, s’essayait déjà involontairement au concept.
Disparu sous les flammes dans la nuit du 15 au 16 janvier 2015, le Honyarado ouvrit en 1972 dans le quartier de Demachi à côté de l’université Dōshisha. Son nom, Honyarado , doit être compris comme " espace de jeux pour enfants " (littéralement, le mot renvoi aux petits igloos utilisés par les enfants dans les alentours de la ville d’Ojiya, préfecture de Niigata). Le choix de ce nom serait inspiré du manga Mr Ben de l’hôtel-igloo (hon.yaradō no ben-san) publié par Tsuge Yoshiharu (1937) dans le mensuel Garo en juin 1968. Les instigateurs de ce projet de café étaient le photographe Kai Fusayoshi (1949-), Katagiri Mitsuru (1945), plus connu sous son nom de plume Nakao Hajime, hippie et activiste originaire de Tōkyō qui avait précédemment participé aux mouvements étudiants à l’université Waseda; son frère aîné, Katagiri Yuzuru (1931), poète, qui devint pionnier de la musique folk dans la région du Kansai et traduisit en japonais les chansons de Bob Dylan; Okabayashi Nobuyasu (1946), chanteur folk surnommé le Dieu de la Folk ou encore le Bob Dylan du Japon; Muro Kenji (1946), un ami d’enfance de Nakao, poète, critique et éditeur en chef de la revue Beheiren News; ainsi que Hayakawa Masahiro (1944-) et son " groupe ambulant de menuisiers charpentiers ". Des étrangers spécialistes du bouddhisme ou liés au mouvement Free Speech de San Francisco aidèrent également aux préparatifs. Finalement, le jour de l’ouverture, le 30 mai 1972, pas moins de 500 personnes se déplacèrent pour assister à la lancée du projet avec, parmi elles : Kubo Keinosuke (1923), un des producteurs du film Tora ! Tora ! Tora ! (1970) et Fujieda Mioko (1930-2011), féministe et traductrice en japonais de Sexual Politics (1970) de Kate Millett (1934-2017).
Les deux frères Katagiri, Okabayashi et Fujieda devinrent ensuite tous les quatre professeurs à l’université Seika (Kyōto). Nakao en fut même le Président pour plusieurs mandats (1997-2006). L’université Seika était toute jeune au moment de l’ouverture du Honyarado, elle avait été créée en 1968 par Okamoto Seiichi (1905-2001), un professeur de l’université Dōshisha (Kyōto) qui avait vu ses rêves de devenir maire de la ville tomber à l’eau en 1966. Un groupe d’étudiants de l’université Dōshisha et de l’université de Kyōto convaincus par ses idéaux révolutionnaires se regroupèrent, et ensemble, ils fondèrent l’université Seika. Okamoto n’accepta le poste qu’ à condition de pouvoir y imposer sa vision. Il rédigea alors la charte qui régule encore l’université, mettant en avant des principes tels que l’autonomie, la liberté et le respect des étudiants. Les gens qui se retrouvaient à Seika étaient les mêmes que ceux qui se retrouvaient au Honyarado, les deux espaces étaient complémentaires. Avec Seika, ils avaient un lieu qui permettait une éducation officielle. Le Honyarado leur offrait un espace de liberté et de rencontres.
Honyarado devint donc le point de rassemblement de la jeunesse Kyōtoïte et internationale engagée. Il abrita les bureaux des comités de soutien au chanteur folk Nakagawa Gorō (1949-) lors de son procès pour obscénité. En 1970, ce dernier avait annoncé arrêter la chanson et était devenu l’éditeur en chef de la revue Folk Report. Mais dès la sortie du premier numéro en hiver de la même année, Nakagawa se retrouva accusé de production de contenu obscène à cause de son texte Votre Honneur, qu’est-ce que l’amour ? (saibanchō dono, aitte nani ?). Son procès dura pendant plusieurs années, de 1973 à 1978, pendant lesquelles le Honyarado servit de bureau de préparation de sa défense. Le café abritait également les bureaux du Mouvement pour la libération des prisonniers politiques s’opposant à la Guerre du Viêt Nam (1955-75). Par ailleurs, il accueillait concerts, rencontres de poésie, lectures, ou encore cours d’anglais selon les principes de la méthodologie directe (GDM). Parmi les habitués, en plus des gens déjà cités on comptait entre autres Nishio Shimako (1949), chanteuse et puéricultrice adepte des méthodes éducatives de la Summerhill School; Imae Yoshitomo (1932-2015), auteur de littérature pour enfants; Itō Takashi (1949), sculpteur, aujourd’hui professeur à l’université des arts d’Ôsaka; Kaihara Hiroshi (1947-2005), peintre et illustrateur; Tanikawa Shuntarō (1931-), poète ayant travaillé une interprétation poétique de la Déclaration universelle des droits de l’homme; Kenneth Rexroth (1905-1982), poète américain leader de la Renaissance poétique de San Francisco; Shiraishi Kazuko (1931), poètesse érotique; Nakayama Yō (1931-1997), spécialiste de littérature américaine; ou encore l’américain Harvey Wasserman (1945), auteur de l’Histoire américaine selon Wasserman (1972), contributeur à la création du mouvement mondial antinucléaire et activiste de Greenpeace qui séjourna plusieurs reprises avec son sac de couchage dans les locaux… pour reprendre les mots de Kai, il semblerait que le Honyarado pratiquait le couchsurfing avant l’heure.
La présentation du Honyarado comme haut lieu Kyōtoïte de la contre-culture n’est plus à faire, mais ce bar présentait en outre un aspect moins connu et qui nous intéresse plus particulièrement ici. Kai géra ce café de son ouverture jusqu’en 1981 (puis de 1999 à 2015), et durant ce temps, il habitait une pièce au fond du premier étage. Du plus loin qu’il puisse se rappeler, il y avait toujours des chats au Honyarado. Des chats errants venaient régulièrement de leur plein gré, de nulle part, les uns après les autres. Parfois des femelles venaient se cacher pour mettre bas. Il arrivait également que des clients du bar ramènent des chats qu’ils ne pouvaient plus garder ou des chatons abandonnés qu’ils avaient trouvés dans la rue en venant. Jusqu’au début des années 1970, il n’y avait aucune règlementation au Japon concernant les animaux errants ou domestiques, leur traitement, leur abandon. Il semblerait que même après le vote de la loi pour la protection et le contrôle des animaux (Dō-kan-hō) en 1971, il fallut un certain temps avant que les habitudes changent. Le flux félin du Honyarado était constant. Ces chats vivaient comme des chats errants. Parfois un client en adoptant un, l’emmenant sous son bras après un dernier verre. Le Honyarado fonctionnait donc comme un neko café , ce qui était très inhabituel.
Dans ce bouillon culturel, au milieu des allers et venues humains et félins, trois chats s’imposèrent : Gomi, Demachi Komachi et Chibi. Ils sont reconnaissables sur de nombreuses photos de Kai. Le chaton blanc miaulant derrière la porte d’entrée vitrée du Honyarado est Gomi. Son nom, qui littéralement signifie " poubelle " , lui a été attribué car il était particulièrement " cassepieds " et faisait beaucoup de bêtises. Chibi était le chat tigré que l’on voit perché sur l’enseigne extérieure du Honyarado, lieu prisé des trois compères, car en hauteur à l’abri des mains ennuyeuses et de surcroît agréablement chaud pendant l’hiver. Chibi est un nom habituel pour un chat en japonais, comme " minet " ou " minou " en français. Le chat noir et blanc étalé sur un banc du bar avec un enfant (Fujita Ayumu, le fils de Nishio-Fujita Shimako) n’est autre que Demachi Komachi. " Demachi " fait référence au quartier où se trouvait le Honyarado; " Komachi " est une métaphore exprimant l’idée d’un lieu où il y aurait beaucoup de jolies femmes, donc en entendant ce nom, les Japonais s’imaginent un chat très beau, très élégant. D’autres félins tentèrent de s’installer au Honyarado, comme le chat calico que l’on voit dormir sur la caisse et le chaton noir allongé entre une ex petite amie et son enfant, mais ils ne restèrent pas assez longtemps pour être gratifiés d’un nom. Peu de temps après leur arrivée, le premier mourut écrasé par une voiture et le deuxième fut adopté par un client du bar. Depuis la fenêtre, le haut de l’enseigne extérieure, ou la caisse, Gomi, Demachi Komachi et Chibi étaient autant les gardiens que les acteurs de l’esprit de contestation qui habitait les lieux pendant les années 1970.
Kai commença à s’intéresser à la photographie dès son enfance – sa grande soeur lui offrit un appareil photo alors qu’il avait 11 ans –, mais c’est à partir de la fin des années 1960, lorsqu’il quitta Ōita pour Kyōto afin de rejoindre l’université Dōshisha dans l’idée de devenir professeur de sport, qu’il commença à sérieusement s’impliquer et qu’il devint finalement photographe. Adepte de straight photo argentique noir et blanc, médium qu’il continue d’utiliser aujourd’hui encore – même si depuis quatre ans, il s’essaie aussi au numérique et à la couleur –, il se tourna vers ce qui composait sa vie quotidienne, les gens qu’il croisait dans la rue et au Honyarado. Étrangement, il se mit à chercher les chats errants de sa ville d’adoption. Si, dans ses livres, il dit ne pas être un homme à chats afin d’éviter les étiquettes, il ne fait aucun doute qu’il était (et qu’il est toujours) sous le charme de ces boules de poils. Il a jusqu’à présent publié pas moins de cinq livres de photographie consacrés aux photos de chat : Pontochō neko no izumi (les chats de Pontochō, 1994), Neko no izumi (les chats de Kyōto, 1996), Neko machi sagashi (à la recherche des chats errants, 1999), Kyōto neko machi sagashi (à la recherche des chats errants de Kyōto, 2000), et Kyōto neko machi Blues (Le blues des chats errants de Kyōto, 2011). Tout comme la photo, sa relation avec les chats, qu’ils soient errants ou domestiques, remontait à son enfance. En effet, il grandit dans une ferme où étaient élevées des poules qu’il fallait protéger des chats errants à l’aide de pièges. À la maison, ils avaient un chat calico qui s’appelait Lili.
Quand Kai commença à photographier les chats de Kyōto, les photographes dont il aimait le travail n’avaient rien à voir avec la gent féline; il aimait plus particulièrement les travaux du russe Roman Vishniac (1897-1990), ceux du hongro-français Brassai (1899-1984), et des japonais Kuwabara Kineo (1913-2007), Ueda Shōji (1913- 2000), et Miyamoto Tsuneichi (1907-1981). L’origine de son intérêt pour la photo de chat est donc à chercher ailleurs et découlerait directement de son goût pour les jolies filles. Il aimait passer du temps avec elles et les photographier. Pour placer ses modèles dans les rues de Kyōto, faisant d’une pierre deux coups, il eut l’idée de leur proposer d’aller ensemble à la recherche de chats errants.
Les photos de chats publiées dans les livres de photo de Kai datent principalement des années 1970 et du début des années 2000. Quand il commença à photographier les chats errants, il nota que dans le quartier de Kiyamachi – Pontochō, un chat noir et blanc surnommé Kuro (ce qui signifie " noir " en japonais), semblait mener son petit monde à la baguette. Relativement imposant, il chassait tous les autres chats errants du coin. Connu des geiko et commerçants, le midi il passait à Sakahoko, un restaurant de chanko nabe, et dans le même quartier quelqu’un lui laissait un petit coussin sur le trottoir pour qu’il s’y repose avec une note à côté disant " je fais la sieste, ne pas déranger ". Il était apprécié des commerçants et chacun lui attribuait un nom différent. Il répondait de la même manière qu’on l’appelle Kuro, Gonta ou Tarô. Dans les années 1970, croiser et photographier Kuro faisaient partie de la vie quotidienne de Kai. Ils semblaient errer dans les mêmes quartiers et partager les mêmes horaires.
Depuis les années 1970, Kai marche et flâne chaque jour dans les rues de Kyōto, son appareil autour du cou. À l’époque, il cherchait les chats et les jolies filles. Il parlait également avec les gens qu’il croisait au fur et à mesure de ses aventures urbaines. Puis, avec ses trajets, ses emplois du temps et les histoires dont il était témoin, il remplissait des dizaines et des dizaines de carnets qu’il stockait au Honyarado. En 2015, il en avait rempli environ 320 qui malheureusement furent tous perdus lors de l’incendie. Ces carnets contenaient une mine incroyable d’informations collectées quotidiennement pendant plus de quarante ans. Aujourd’hui, Kai continue d’écrire un journal, mais il n’écrit plus dans des carnets de papiers, il a un site en ligne, gardant le contenu à l’abri des flammes et d’autres catastrophes.
Quelques-unes des histoires et anecdotes qu’il avait collectées ont été racontées dans ses livres de photo. Ainsi, il nous renseigne sur la relation que les Kyōtoïtes entretiennent avec les chats errants et parfois avec les chats domestiques. Dans Le blues des chats errants de Kyōto (2011), il rapporte par exemple qu’une maison du quartier de Shirakawa Sanjō arborait une chatière et sous les plaquettes posées sur la porte d’entrée affichant le nom des habitants humains se trouvaient aussi des plaquettes avec les noms des chats habitants la maison : Hotaru, Mikku, Opéra et Madonna. Il nota pareillement que dans Kyōto, deux ou trois personnes se promenaient avec leur chat sur les épaules. L’une d’entre elles, une femme âgée qui travaillait dans un restaurant chinois, faisait ainsi régulièrement une promenade avec son chat perché sur ses épaules, dans le quartier Hanami Koji de Gion. Lorsqu’il la croisa pour la première fois, il se rendit compte que le chat avait une laisse et cela lui rappela de mauvais souvenirs, car lorsqu’il était enfant, il avait un chien, et n’ayant pas de vrai collier, il lui avait mis un élastique autour du cou, ce qui l’avait blessé et l’avait fait hurler. Ce cri reste gravé dans sa mémoire aujourd’hui encore. Familier de ses voisins commerçants, il se souvient aussi que la propriétaire du restaurant Nakajima-shokudō se rendait tous les jours au palais impérial vers 18h pour nourrir les chats errants et les corneilles. D’autres commerçants avaient des chats domestiques à l’int rieur de leur magasin. C’était par exemple le cas du gérant de la boutique de montres Yamaguchi de la rue Nijō. Ces chats devenaient des sortes d’enseignes du commerce, comme des manekineko, la petite statue de chat ayant une patte levée que l’on trouve de temps à autre à côté de la caisse des commerçants japonais.
À partir des années 2000, de plus en plus de personnes commencèrent à afficher leur amour des chats et à partager des photos et des vidéos de chats sur internet. Kai connaissait bien les chats de Kyōto pour les avoir photographiés pendant plusieurs années, il eut alors l’idée de créer une carte qui indiquerait où trouver les chats errants dans la ville. Cette carte fut publiée dans Le Blues des chats errants de Kyōto (2011). Pour lui, c’était un peu comme rendre service aux amoureux des chats et à ceux qui, pour une raison ou pour une autre, voudraient savoir où trouver des chats errants, par exemple le photographe Iwagō Mitsuaki (1950-). Ce dernier, aujourd’hui célèbre pour photographier des chats à travers le monde (même si au départ il était photographe animalier sans être particulièrement spécialisé dans les félins), est venu plusieurs fois à Kyōto faire des photos et ne manqua pas de demander conseil à Kai pour choisir ses lieux de prise de vue. Dès son premier livre de photo de chats en 1996, Kai mentionnait l’idée d’une carte des chats et chaque photographie était accompagnée d’une légende informant du lieu de la prise de vue. Dans son troisième livre de photo consacré aux chats errants, publié en 2000, il écrivit également un long texte qui décrit neuf parcours sur lesquels il était possible de rencontrer des chats. Ces parcours étaient ceux qu’il réalisait lui-même dans sa vie quotidienne, principalement entre ses lieux de travail et de vie. Le premier parcours qu’il recommande va de Demachi à Furukawacho, le deuxième tourne autour de Honyarado, le troisième autour du quartier de Pontochō, le quatrième autour de Kiyamachi, le cinquième est à réaliser le soir et se situe entre Kiyamachi et Gion, le sixième se situe entre Imadegawa et la rue Ogawa, le septième enchaine Demachi, Tadasu-no-mori, Tanaka, le sanctuaire Ichijōji, Shūgakuin, Matsugasaki et Shimogamo, le huitième tourne autour de Gion Kaogawa, et le neuvième autour de Yamashina. Il avance, tourne dans telle rue, traverse tel ou tel pont, se dirige vers le nord, puis l’est, il s’arrête dans tel établissement pour y prendre un café, et ici et là il rencontre des félins. De même que les chats avaient servi d’excuse pour passer du temps avec des jolies filles et les photographier, dans la description de ces parcours, les chats étaient à nouveau une excuse servant un autre but, à savoir donner une vue kaléidoscopique de l’histoire de Kyōto en racontant des anecdotes historiques propres à chacun de ces lieux et en présentant les personnes célèbres les ayant habités.
Kai a photographié les rues de Kyōto quotidiennement pendant quarante ans et a ainsi été le témoin de l’évolution de la ville. Il ne fait aucun doute que la présence des chats errants et leur déplacement au cours d’une journée, mais aussi au fil des années, sont en lien direct avec l’activité économique des quartiers et de la ville. Dans les années 1970, les chats errants étaient nombreux à Kyōto. Tôt le matin dans les quartiers qui avaient une vie nocturne, ils fouillaient les poubelles lorsqu’elles étaient à peine sorties. À Pontochō, par exemple, les rues sont très étroites et les éboueurs circulaient lentement, laissant le temps aux chats de faire un festin pour le petit déjeuner. Une fois le ventre plein, ils s’allongeaient au milieu de ces petites rues calmes. Devant le cinéma porno, c’était dans l’après-midi que l’on pouvait en voir, car les clients de ce type d’établissement sont plutôt nocturnes. Et dans les cimetières, au contraire, lieux tout le temps calmes et où on laisse des offrandes sous forme de nourriture, on trouvait (et on trouve toujours) des chats à n’importe quelle heure. Même si les chats errants sont les animaux les plus représentés dans le centre de la ville, il n’y a pas qu’eux. Le soir, en tant attentif, d’après Kai, on peut apercevoir des belettes, des ragondins, des civettes masquées, des tanuki, des hiboux et parfois des serpents. Contrairement aux chats errants, ces animaux qui n’interagissent pas directement avec les humains sont encore là aujourd’hui. Vers Gion et vers l’université de Kyōto, de temps en temps on peut croiser des biches ou des sangliers. En période de crue, on retrouve régulièrement toute sorte d’animaux dans la Kamogawa. Avec le courant, ils sont poussés jusqu’au centre. Durant la crue de juillet 2018, on a vue des sangliers et des biches. La présence de ces animaux s’explique par le fait que la ville de Kyōto est une cuvette encerclée de montagnes et de forêts. Pour cette même raison, il y a aussi eu des singes récemment. Kai aurait même entendu dire qu’il y a environ 70 ans, lors d’une très grande crue, plusieurs vaches se seraient retrouvées emportées dans la Kamogawa jusqu’au centre-ville. Avec la bulle, puis son éclatement, Kyōto a beaucoup changé. Suite à la baisse du taux de natalité, les écoles élémentaires du centre-ville se sont réorganisées. Certaines ont fermé, laissant des espaces vides dans lesquels des populations de chats se sont installés. À l’inverse, avec la volonté d’accueillir toujours plus de touristes depuis ces dix dernières années, il y a des endroits qui ont été désertés par les chats, comme le nord du chemin de la philosophie. Avant, c’était un paradis pour eux mais maintenant c’est celui des amateurs de selfies. Les bords de la Kamogawa ont aussi beaucoup changé. Quand le fils de Kai avait 6 ans, il appelait les bords de la Kamogawa " neko-chan land (le pays des chats) " ou " le petit chemin des chats ". Sous les ponts de la Kamogawa, il y avait des sans domicile fixe. Chats et SDF se partageaient l’espace, mais il y a une dizaine d’années, la ville décida de faire des travaux d’embellissement qui délogèrent les SDF. Lorsque ces derniers furent déplacés, les chats errants partirent avec eux. En 2015, par le biais d’un arrêt régulant la coexistence entre les humains et les animaux, la ville de Kyōto émit également une interdiction de nourrir les chats errants. Au fur et à mesure que la population de touristes augmenta, la population de chats errants diminua… et des neko cafés ouvrirent. Aujourd’hui, il doit y en avoir presque une dizaine à Kyōto.
Pour conclure, notons que Kai ne s’est pas limité à photographier les chats errants de Kyōto. Il en a aussi photographié dans d’autres villes du Japon, comme à Nagasaki, et à l’étranger, par exemple au Portugal à Porto et Belmont, en Inde à Calcutta, Cochin et Mattancherry, ou encore à Amsterdam. Cherchant inconsciemment des chats partout où il voyage, il s’est rendu compte que les villes dans lesquelles il y avait beaucoup de chats errants taient des villes ou les maisons étaient anciennes et où il faisait bon vivre. Il semblerait donc que la prochaine fois que vous déménagerez, vous devriez demander conseil à nos amis félins pour choisir votre quartier.
Pour aller plus loin dans la découverte de Kai Fusayoshi et son univers, n’hésitez pas à consulter son site en cliquant ici
Kai Fusayoshi, Chat au Honyaradō, 1976-77 © Kai Fusayoshi
Kai Fusayoshi, Quartier d’Izumojikagurachō, 1976 © Kai Fusayoshi
Je remercie Sophie Cavaliero de m’avoir invitée à participer à Neko Project, et aussi Kai Fusayoshi (photographe), Sachiko Hamada (photographe et assistante de Kai), Oussouby Sacko (Président de l’université Seika), Inoue Shō.ichi (Professeur et ami de Kai), Sylvain Cardonnel (Professeur, ami de Kai et client régulier du Hon.yaradō et du Hachimonjiya), ainsi que Shuntō Ken.ichi (Doctorant et photographe spécialiste du traitement politique des animaux au Japon, notamment à Kyoto), pour le temps et l’aide qu’ils m’ont accordée lors la rédaction de ce texte.
Note aux lecteurs
Les noms japonais sont écrits dans le sens japonais, à savoir le patronyme suivi du prénom.
La transcription des noms propres est réalisée à l’aide du système Hepburn modifié.
- Quelques références bibliographiques utiles
Kai Fusayoshi, « Hon.yaradō et la contre-culture », traduit par Sylvain Cardonnel, version française non publiée (「対抗文化のなかのほんやら洞」『グラフィケーション』16号version numérique) - « Interview de Kai Fusayoshi par son assistante Hamada Sachiko », traduit du japonais par Sylvain Cardonnel, publié sur echo.hypotheses.org (Texte original en japonais publié sur le site web de Kai Fusayoshi, sur sa page de profile, 2010)
- Inoue Shō.ichi, « Sexologie du manekineko », La tentation des poupées: de manekineko à Colonel Sanders » éd. Sanseidō, Tokyo, 1998, p. 179-262 (井上章一「招き猫のセクソロジー」『人形の誘惑 : 招き猫からカーネル・サンダースまで』三省堂1998年)
- Shuntō Ken.ichi, “The Changes of Stray Cats Policy in Kyoto City. Stray Cats Are Denied by Logic of Animal Management and Animal Welfare”, Japanese Journal of Human Animal Relations, March 2017, no 46, p. 53 (春藤献一「京都市における野良猫に関する政策の変遷 一動物の管理と愛護の論理による野良猫というあり方の否定一」『ヒトと動物の関係学会誌』2017年3月号(46号))
- Shuntō Ken.ichi, « Historique des relations entre les personnes et les chats errants à Kyoto », in Inaga Shigemi (éd. ), A Pirate's View of World History : A Reversed Perception of the Order of Things From a Global Perspective, éd. Shibunkaku Shuppan, Kyoto, 2017, p. 569-580 (春藤献一「京都における人と野良猫の関係史」稲賀繁美編『海賊史観からみた世界史の再構築――交易と情報流通の現在を問い直す』思文閣出版, 2017年)
- Shuntō Ken.ichi, « Création de l'Association japonaise de protection des animaux sous l’occupation », Nihon Kenkyū, no 57, mars 2018, p. 189-219 (春藤献一「占領下における社団法人日本動物愛護協 会の成立」『日本研究』第57語 2018年03月30日p. 189-219)
A New River|Ai IWANE
«Kipuka» est un mot hawaïen qui signifie la végétation trouvée dans les ruines de la lave du volcan, ce qui signifie un «lieu de vie nouvelle» comme symbole de renaissance. J'ai continué mes voyages entre Hawaï et Fukushima avec ce mot toujours dans mon cœur.
Tout en poursuivant mes recherches sur la chanson "Fukushima-Ondo", que les immigrés de Fukushima ont transmis avec eux à Hawaï, j'ai rencontré un joueur de tambour pour le dance Bon qui m'a conduit à installer ma base à Miharu, Fukushima. Apprendre leur dance Bon, leurs festivals et leur riche culture folklorique signifiait en fait apprendre ce que ces personnes en évacuation avaient perdu.
Les tombes inclinées laissées dans les zones difficiles d'accès à Fukushima m'ont rappelé les tombes des premières générations d'immigrants japonais à Hawaï. Les villages de cannes à sucre dans lesquels les immigrés japonais avaient bâti avaient soit disparu, abandonné à l'état sauvage, avalé par la lave du volcan, soit emporté par les vagues et abandonné au bord de la mer.
Le mécanisme de l'appareil photo panoramique «Kodak Cirkut» qui avait été utilisée dans un studio photo à Maui dans les années 1930 a été réparée par Haruyuki Ouchi, un artisan d'un horloger à Miharu, Fukushima, en 2013, et a recommencé à fonctionner. Comme j'avais commencé à interroger les habitants de Tomioka et Katsurao qui évacuaient à Miharu à ce moment-là, je leur ai demandé de m'emmener dans leurs anciennes maisons et champs, car je voulais prendre des photos de la zone Hamadori d'où provenait le Fukushima Ondo.
L'appareil cirkut tournait à 360 degrés avec son film de deux mètres, et connectait automatiquement le site qu'ils voyaient quotidiennement dans un cercle sans mon cadrage. J'ai continué à photographier les zones difficiles d'accès, y compris les évacuateurs d'Okuma, Futaba, Namie et Iidate.
En 2014, j'ai rapporté le cirkut à Hawaï et j'ai recherché les tombes abandonnées des premières générations d'immigrants japonais dans les six îles où ils ont émigré, à savoir Kauai, Oahu, Maui, Lanai, Molokai et l'île d'Hawaï. En 2018, la carte de l'île d'Hawaï a été renouvelée à nouveau, avec la vaste lave volcanique qui s'est déversée pour la première fois en vingt ans, engloutissant 700 maisons.
Les paysages peuvent parfois disparaître en une seconde. Cependant, bien que loin de chez eux, les graines des vies qui ont survécu se répandraient à nouveau et transformeraient à nouveau la terre noire en forêt.
Ai Iwane est née à Tokyo. Elle a déménagé aux États-Unis et s'est inscrite au lycée de Petrolia en 1991. Elle a mené une vie autonome pendant ses études. En 1996, elle devient photographe indépendante après avoir travaillé comme assistante au Japon. Tout en travaillant avec des magazines et l'industrie de la musique, Iwane a visité et étudié des communautés uniques dans différents pays, notamment la prison de Muntinlupa aux Philippines (2010), Nikulin Circus en Russie (2011) et Sanxia, Taipei Veterans Home à Taiwan (2012). Depuis 2006, Iwane s'est concentrée sur la culture de la communauté japonaise à Hawaï et elle a installé sa deuxième base à Miharu, Fukushima en 2013. Depuis, elle a continuellement examiné la pertinence entre Hawaï et Fukushima du point de vue de l'immigration et a focalisé ses recherches sur ce sujet.
Cette série photos a été présentée à de nombreuses occasions dont :
KIMIKO YOSHIDA (吉田公子) 🖋
Autoportraits de ce qui n’est plus… ou presque !
par Charlène Veillon
Temps de lecture ⏰
20 minutes
« Tout ce qui n’est pas moi m’intéresse. »
Ce furent là les premiers mots de la photographe japonaise Kimiko Yoshida lors de notre rencontre1. Déclaration a priori surprenante au vu de son œuvre essentiellement constituée d’autoportraits ! On comprend dès lors que la représentation narcissique de sa figure n’est pas l’enjeu esthétique du travail de Kimiko Yoshida.
Depuis ses toutes premières séries d’autoportraits débutées en 2001, l’artiste cherche en réalité à disparaître de l’image en usant de divers artifices. Au-delà d’une réflexion sur la vanité de la représentation de soi, la photographe médite plus largement sur la vanité des images qui, par définition, ne peuvent que montrer une absence : un instantané peut seulement capturer une image du sujet et non le sujet même…
Chez Kimiko Yoshida, il y a une mise en abyme de la disparition qui menace jusqu’à l’image elle-même. En effet, son portrait, ce reflet intangible et précaire, tend à se dissoudre dans l’arrière-plan monochrome ou à se dissimuler sous les rares accessoires (objets, masques ou tissus) qui escortent la figure. La photographie de Kimiko Yoshida aspire à l’abstraction, quand le genre de l’autoportrait, par définition, le lui refuse.
En parlant de ses œuvres, l’artiste évoque des «monochromes ratés», mais dont le «ratage» ou l’«imperfection» constitue justement le punctum défini par Roland Barthes dans La Chambre claire, c’est-à-dire ce point qui dans l’image interpelle le regard et témoigne de la présence de cette figure qui a déjà disparu. Au-delà de toute anecdote, au-delà de l’illustration de la temporalité d’un récit ou d’une narration, les autoportraits photographiques de Kimiko Yoshida visent à l’intemporalité, à l’hiératisme, à l’intangibilité.
Parmi les premières séries de l’artiste se trouve celle intitulée Les Mariées célibataires. Autoportraits2. D’emblée, avec cette série, se met en place le protocole conceptuel et formel qui définit l’œuvre de Kimiko Yoshida. Ce protocole, qui préside également aux séries photographiques ultérieures, est marqué du sceau du minimalisme : toujours un même sujet – l’artiste est son propre modèle – ; un même cadrage – sur le visage ou le buste de face et centré – ; un même format – des tirages de forme carrée – ; une même dimension – des carrés de 142, 120, 110 or 28 centimètres de côté, selon la série – ; une même couleur, quasi monochrome, unissant l’arrière-plan et la figure nue ou parée (maquillage, perruque, vêtement) ; un même éclairage indirect – une lumière neutre fixe de deux ampoules au tungstène de 500 watts – ; un même titre spécifiant la série.
Par exemple, avec Les Mariées célibataires. Autoportraits3, le titre se divise toujours en trois temps : dans La Mariée veuve. Autoportrait (qui date de 2001 et qui est le tout premier autoportrait de la série), le terme «Mariée» présente la fiction ; le second terme (ici «veuve», mais ce peut être également le nom d’une ethnie, d’un personnage célèbre ou d’un tableau) représente l’intervalle entre la vérité et le mensonge : il est une vérité de départ, une référence, une allusion, mais la «mariée» n’est pas réellement «veuve» ; enfin, le dernier terme, «autoportrait», le plus essentiel selon l’artiste, établit la seule réalité dans l’œuvre foncièrement fictionnelle de Kimiko Yoshida, tout en introduisant aux fonctions de transformation, d’altérité et d’hybridation. Cette figure qui peut être à la fois «mariée », «célibataire» et «veuve» est un paradoxe imagé constant, où se croisent la hantise personnelle de l’artiste à l’égard du mariage4 et sa liberté à «endosser» des identifications multiples aussi facilement que les costumes dont elle se pare.
La photographie de Kimiko Yoshida, qui ne relève ni de la tradition du reportage ni de celle des avant-gardes, mais qui rappelle tant la peinture5, doit être pensée à la fois dans sa représentation symbolique, ses allusions intellectuelles et son support matériel. Car il est certain que, comme pour la plupart des peintres, le travail de cette artiste s’effectue principalement – ce qui ne veut pas dire uniquement –, en amont de la prise de vue, dans le processus conceptuel et la préparation intellectuelle de l’image que l’acte photographique vient concrétiser et fixer. La référence à l’art pictural établie ici n’est pas anodine puisque Peinture. Autoportrait6 est précisément le nom que l’artiste a donné à une nouvelle série débutée en 2007.
Outre ce titre qui se réfère explicitement au genre de la peinture, la technique de tirage de cette série appuie ce parallèle avec le tableau. En effet, ces photographies ne sont pas des impressions sur papier, mais des tirages par impression digitale pigmentaire d’archivage sur toile de coton tendue sur châssis. Le médium photographique s’hybride donc ici avec la toile, originellement réservée à la peinture.
Le rendu de l’œuvre s’en trouve bouleversé. Alors que, dans les séries précédentes, la photographie est imprimée sur un papier photo (chimique) satiné contrecollé sur une plaque de plexiglas – dont la brillance permet divers jeux de reflets de la lumière, du décor ou du regardeur se superposant à l’image –, les toiles de Peinture. Autoportrait ont un rendu plus doux, plus velouté, plus mat, annihilant ces effets réfléchissants et les parallèles avec le miroir. Peinture marque aussi, en 2009-2010, le passage au numérique de l’artiste (même si cela n’a rien changé au fait que Kimiko Yoshida ne retouche jamais ses photographies).
L’hybridation des techniques et des supports de cette série contamine également la distinction des genres qui marque ordinairement la hiérarchie dans les beaux-arts. En effet, le titre de chaque autoportrait de cette série fait référence à un chef-d’œuvre de l’histoire de l’art : par exemple, Peinture (Mme de Pompadour de François Boucher). Autoportrait de 2010 (ill. 1) évoque une huile sur toile du peintre François Boucher, intitulée La Marquise de Pompadour assise en plein air de 1758, conservée au Victoria & Albert Museum. Ce n’est pas une copie, encore moins un pastiche que cherche à faire Kimiko Yoshida, mais une allusion mentale au tableau qu’elle cite : ici, l’amplitude de la robe blanche signée Paco Rabanne flottant au-dessus de la tête et des épaules de l’artiste pourrait rappeler la vaste et enveloppante toilette de soie blanche qui s’étale dans le tableau autour de la favorite de Louis XV.
Le domaine de la mode – plus précisément de la haute couture –, est donc également mobilisé par la série Peinture, qui comprend d’abord, de 2007 à 2010, 38 portraits de l’artiste usant de vêtements et d’accessoires de différents couturiers, puis s’enrichit en 2010 de 82 autoportraits réalisés avec les robes couture empruntées au Patrimoine Paco Rabanne.
Dans cette série comme pour Les Mariées célibataires, Kimiko Yoshida s’impose le même protocole minimaliste : le fond de la photographie est toujours un grand champ monochrome (en réalité, un tissu tendu contre le mur de l’atelier) dans lequel la figure, maquillée et vêtue de parures aux couleurs approchantes, tend à se fondre pour disparaître. Cependant, avec Peinture, Kimiko Yoshida a donné une nouvelle direction à sa posture esthétique. Celle-ci n’est plus uniquement destinée à traduire l’intangibilité de la Mariée et la fragilité de la figuration, mais procède également de la pratique du «détournement» selon le terme choisi par l’artiste en référence à Guy Debord.
En effet, la photographe s’emploie dans cette série à détourner de leurs significations anciennes aussi bien la pratique de la photographie elle-même que la mode et les chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art, principalement pictural. C’est ainsi qu’elle peut devenir le temps d’une photographie, le modèle de Peinture (Judith de Cranach l’Ancien). Autoportrait de 2010 (ill. 2), reprenant un trait caractéristique (Jacques Lacan dit un « trait unaire ») et arbitraire d’un souvenir personnel de l’artiste concernant l’huile sur bois intitulée Judith, peinte par Lucas Cranach l’Ancien vers 1530, et conservée au Kunsthistorisches Museum de Vienne. En détournant accessoires et robes de Paco Rabanne (comme ici, où une jupe de métal est portée improprement autour du cou, et ce qui semble être un accessoire de crin noir bizarrement disposé sur le côté du visage), l’autoportrait de l’artiste devient une allusion mentale où s’hybrident le fond noir de la photographie et celui de la peinture, l’ample coiffe sombre de Kimiko Yoshida et le large chapeau à plumes du modèle peint, ou encore les lourds colliers que partagent les deux portraits.
Avec cette nouvelle série, en conjuguant au sein d’une même image différents supports (photographie/toile), disciplines (mode / peinture / photographie), genres (autoportrait / portrait d’une figure biblique) et espace-temps (France / Japon / Allemagne ; XXIe / XVIe siècles), tout en mélangeant un souvenir qui lui est propre avec le chef-d’œuvre d’un autre artiste, la photographe japonaise parvient à créer un nouveau syncrétisme artistique singulier, caractérisé entre autres par les notions de transitoire et d’impermanence, avec un soupçon d’ukiyo. Ce «monde flottant» japonais met en valeur les jouissances terrestres et les délicates beautés de la nature, tout en faisant valoir l’extrême fragilité et fugacité de ces plaisirs qui sont, telles les figures des autoportraits de Kimiko Yoshida, voués à la disparition.
1 : Les informations présentées dans cet article sont issues des écrits publiés par l’artiste et d’une série d’entretiens réalisés avec Kimiko Yoshida et son mari Jean-Michel Ribettes (qui participe activement à l’élaboration de l’œuvre) entre 2008 et 2012 dans le cadre de l’écriture de ma thèse consacrée à la photographe, intitulée « Mythes personnels et mythes pluriels dans l’œuvre de Kimiko Yoshida – Une esthétique de l’entre-deux – 1995-2012 ».
2 Les Mariées célibataires. Autoportraits, première série de l’artiste connue du public, débutée en 2001 et toujours en cours, composée de tirages Lambda sur papier Kodak Endura satiné, contrecollés sur Dibond et sous Diasec, 120 x 120 x 2,5 cm.
3 : La parution des Mariées se répartit principalement sur trois ouvrages publiés par Kimiko Yoshida chez Actes Sud : Marry Me !, 2003 ; All That’s Not Me, 2007 ; Là où je ne suis pas, 2010.
4 : Dans ses textes comme dans nos entretiens, la photographe a longuement évoqué le souvenir traumatisant de ses sept ans, lorsqu’elle a appris de la bouche même de sa mère le mariage forcé de ses parents au Japon.
5 : L’expression « photographie plasticienne » aurait pu convenir si cette terminologie n’avait déjà été employée par Dominique Baqué dans ses ouvrages consacrés à la photographie contemporaine, dans un sens si précis et orienté qu’il est quasiment impossible de la dissocier de ses écrits.
6 : Peinture. Autoportrait, impressions pigmentaires d’archivage sur toiles, vernis mat anti-UV, 142 x 142 x 3,6 cm.
Site de l’artiste : https://kimiko.fr/
Légendes
© Kimiko Yoshida
Courtesy Patrimoine Paco Rabanne
ill.1 (fond blanc)
Kimiko Yoshida, Peinture (Marquise de Pompadour de François Boucher). Autoportrait, 2010.
ill.2 (fond noir)
Kimiko Yoshida, Peinture (Judith de Cranach l’Ancien). Autoportrait, 2010.
PROVOKE 🖋
PROVOKE l’effervescence
par Sophie Cavaliero et Valérie Douniaux (article écrit pour artpress N°437)
Temps de lecture ⏰
30 minutes
Evoquer l’aventure du magazine Provoke exige du lecteur occidental d’aller bien au-delà d’une lecture « passive » classique, la découverte de la production photographique japonaise s’étant faite en France dans un évident désordre chronologique, au gré des échanges, expositions ou publications parvenus jusqu’à nous. Il a semblé alors vital de restituer l’évènement dans son contexte politique, social et économique avant de le contextualiser dans une période artistique commençant dès les années 1950.
Le Japon connaît un fort essor économique et industriel au cours des années 1960. Dans le domaine de la photographie, la production de matériel se développe et, avec elle, la pratique, professionnelle comme amateur. Les marques japonaises se font connaître à l’étranger : Canon, qui lance sur le marché son premier reflex, au début de la décennie 1960; Nikon, dès la guerre de Corée, par le biais des reporters internationaux basés à Tōkyō, ou grâce à son partenariat avec la NASA pendant l’épopée de la conquête de la lune. La scène photographique japonaise est d’ailleurs dominée à cette époque par le photojournalisme avec des figures emblématiques telles que Ken Domon, Ihei Kimura ou Yōnosuke Natori.
En dépit de cette croissance économique, le pays connaît une crise sociale et politique. D'un côté une culture d'importation, principalement américaine et introduite avec l'Occupation post-guerre, s'impose dans l'archipel ; de l'autre, cette période débute avec la signature très contestée du traité de coopération mutuelle et de sécurité entre les États-Unis et le Japon, (ANPO, signé en 1951 avec le Traité de paix), et se termine avec des mouvements étudiants et contestataires d'une grande violence. Les Etats Unis sont certes la première cible de ces protestations, mais celles-ci s'adressent aussi aux représentants du pouvoir national ou de projets locaux, comme celui de la construction de l'aéroport de Narita à Sanrizuka, expropriant des centaines de fermiers, une lutte toujours d'actualité. Tous ces événements font l'objet de publications, provenant des syndicats ou de photojournalistes professionnels, mais aussi d'artistes photographes ou d'associations étudiantes. Le caractère prolifique de ces publications n'enlève en rien la qualité et l'importance de leur discours, leur objectif principal étant de mobiliser l'opinion publique. Afin de capter l'attention des lecteurs, les photographes conçoivent un langage novateur, jouant de la composition, du cadrage, des contrastes, et d'une mise en page radicalement différente.
Les bases de ce nouveau langage ont été déjà largement posées à la fin des années 1950 avec l'éphémère agence Vivo, fondée par Shōmei Tōmatsu, Kikuji Kawada, Akira Satō, Akira Tanno, Ikkō Narahara et Eikoh Hosoe. Les membres de Vivo produisent aussi bien de l'image documentaire que commerciale, tout en s'adonnant aussi à une recherche créative. Leurs chemins croisent souvent ceux d'artistes d'autres disciplines, ainsi que le rappellent les photographies par Hosoe du danseur de butō Kazuo Ôno, actuellement présentées aux Rencontres d'Arles conjointement aux images du même danseur prises au Japon par William Klein, photographe occidental ayant fortement influencé les photographes japonais à cette période. Cet exemple particulier des photographies de Hosoe prouve par ailleurs à quel point la rupture connue alors par la scène photographique japonaise est concomitante avec un essor de l'art performatif. La photographie devient partie intégrante de la performance, la présence de l'appareil influe sur l'action du performer. La photographie documente la performance, tandis que celle-ci devient en retour pour le photographe un matériau, permettant le développement d'une nouvelle esthétique. La dernière exposition photographique proposée par Simon Baker à la Tate Modern, Performing for the camera, qui fait d'ailleurs la part belle aux Japonais, montre clairement ce lien puissant entre performer et photographe, entre photographie et performance.
Ce bouillonnement créatif des années 1960, prenant appui sur de nombreuses associations (les artistes japonais ayant pour habitude de se réunir en groupes), ajouté à une urbanisation et une industrialisation galopantes, dans un climat social explosif et complexe, forme indéniablement un terreau favorable à la naissance de Provoke. La photographie japonaise entre avec ce magazine dans l'une des périodes les plus riches de son histoire. Pourtant, Provoke sera presque aussi éphémère que son prédécesseur, Vivo. Seuls trois numéros du magazine ont été publiés en tout et pour tout, entre novembre 1968 et août 1969.
Le magazine Provoke est la matérialisation de croisements interdisciplinaires, et compte pour membres fondateurs les deux photographes Takuma Nakahira et Yutaka Takanashi, le critique Kōji Taki et le poète Takahiko Okada, rejoints au deuxième numéro par le photographe Daidō Moriyama, qui fut l'assistant de Hosoe au début des années 1960. Ne se définissant pas comme un témoignage en mots et en images de l'esprit contestataire ambiant (Moriyama se proclame d'ailleurs foncièrement apolitique, au contraire de Nakahira), Provoke apparaît plutôt comme un manifesto établissant ainsi une esthétique inédite - « des matériaux provocateurs pour la pensée » . Cependant, il ne faut pas s'attendre à découvrir dans les pages du magazine une photographie à tendance conceptuelle. La publication Provoke semble inviter le lecteur au lâcher-prise, à se laisser submerger par la densité du noir, par les contrastes saturés, à être troublé par le flou de la mise au point, qui ne relève pas d'une erreur technique mais d'une pure intention du photographe, lequel n'hésite pas à « oublier » de regarder dans l'objectif ou de cadrer l'image. Cette volonté de casser avec les anciennes pratiques se retrouve aussi dans l'impression des photographies, à l'aspect granuleux. On parle ainsi d'une esthétique are-bure-boke (brut, flou et granuleux), expression aujourd'hui consacrée pour faire référence au vocabulaire mis en place avec Provoke.
Une étude détaillée des trois éditions de Provoke permet d'en dégager les caractéristiques communes. Trois couvertures, un même style : une seule couleur par numéro et le titre du magazine. Dans l'esprit d'un dōjin-zasshi, sorte de magazine amateur s’adressant à un petit nombre de lecteurs (dans le cas de Provoke, le nombre de tirages va de 300 pour le premier numéro à 1000 pour le troisième), cette publication révolutionnaire propose comme nous l'avons vu une photographie qui n'a plus vocation à témoigner de son temps, mais à remettre en question la fonction même de la photographie. A l'intérieur, les clichés ne sont pas présentés dans un ordre chronologique, mais assemblés selon l'intention du photographe et perçus comme un tout, concept renforcé par un graphisme novateur mis au service de l'image, dans le but de sublimer le pouvoir de celle-ci. Les choix d'impression jouent aussi un rôle considérable dans le renforcement des effets visuels. L'utilisation de l'héliogravure libère les photographes de la précision et des tonalités des tirages classiques, leur offrant une grande densité dans les noirs et une large palette de gris, du plus clair au plus foncé, que l'on retrouve notamment dans les éditions ultérieures de Nobuyoshi Araki et de Daidō Moriyama, futurs complices (avec également Hosoe et Tōmatsu) dans l'aventure de la Workshop Photography School de 1974 à 1976, et tous deux exposés au printemps 2016 au musée Guimet et à la Fondation Cartier.
Il est important de garder à l'esprit que le format de Provoke reflète l'explosion du livre de photographie et la multiplication des publications dans les années 1960-1970[1], et de replacer la publication dans le contexte de l'édition au Japon. Cette importance accordée au livre dans l'archipel demeure vivace, les jeunes photographes japonais proposant, souvent dès leurs débuts, un grand nombre de livres (Nobuyoshi Araki en a publié plus de 400). Il faut dire qu'au Japon les possibilités d'exposer sont limitées et que, même s'il est désormais remis en question par les nouvelles pratiques telles que la téléphonie mobile et internet, le marché de l'édition japonais est colossal. La pratique du livre photographique, souvent expérimentale et distincte des tirages en eux-mêmes, ne se limite d'ailleurs pas au Japon, et l'on a vu récemment une augmentation importante des récompenses du type « Dummy book award », mettant en avant les livres de photographes « faits main ». La carrière des participants à l'aventure Provoke eux-mêmes a également été extrêmement riche en publications intégrant le nouveau langage visuel mis en place avec le magazine. On peut ainsi citer des ouvrages incontournables tels que Pour un langage à venir (1970) de Takuma Nakahira, Towards the City (1974) de Yutaka Takanashi, Bye-bye Photography (1972) de Daidō Moriyama.
[1] Ref. Les livres de photographie japonais des années 60 et 1970, écrit par Ryuichi Kaneko et Ivan Vartanian aux éditions du Seuil.
Terminons en soulignant que les membres de Provoke et de son prédécesseur Vivo n’ont pas été les seuls à dynamiser la photographie japonaise de leur temps, et l’on peut également citer la mouvance Konpora (Contemporary Photography), se plaçant à l’opposé de Provoke, avec des photographes adeptes de la « banalité » et de la « neutralité » des images, tels que Kiyoshi Suzuki, Shigeo Gochō, et Masahisa Fukase, qui bénéficient tous aujourd’hui d’un regain d’attention.
Néanmoins, l’importance historique du magazine Provoke demeure indéniable, d’autant plus évidente avec le recul du temps. Provoke fascine encore et inspire aujourd’hui la jeune génération de photographes.
NB des auteurs
Cet article est extrait du magazine artpress n°437 – octobre 2016 en référence à l’exposition ENTRE CONTESTATION ET PERFORMANCE – LA PHOTOGRAPHIE AU JAPON 1960-1975, présentée au BAL à l’automne 2016, en fournit un témoignage évident.
Pour en savoir plus sur cette exposition : cliquer ici
Sinon n’hésitez pas à visionner la vidéo du BAL