INSTANT POD
Légendes des images dans l'ordre d'apparition : Série The Restoration Will, Série HOJO ©Mayumi Suzuki, courtesy Kana Kawanishi gallery
Mayumi Suzuki (鈴木麻弓), blessures de vie
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Temps d’écoute ⏰ 6 minutes 27
LE TEXTE DU PODCAST
(Le podcast est uniquement en français. Pour la traduction anglaise, vous trouverez ci-dessous le texte qui sera automatiquement traduit en anglais en cliquant sur le drapeau anglais)
Bienvenue sur Instant POD, le podcast minute de Charlène pour Sugoi Photo consacré l’actualité photographique nippone. Instant POD, c’est un mot-clé, un artiste ou une photo en lien avec cette actualité pour en découvrir plus sur la photo japonaise contemporaine.
Aujourd’hui, nous nous intéressons à l’œuvre de la photographe Mayumi Suzuki.
En début d’année 2023, Mayumi Suzuki a exposé à la galerie tokyoïte Kana Kawanishi sa toute nouvelle série, intitulée Hôjô, « abondance » en français. Cette série, composée d’un mélange de clichés en noir et blanc avec des pointes de rouge vif – ou rouge sang –, trouve son origine dans une blessure intime de la photographe. C’est également le cas des séries précédentes de l’artiste, toutes débutées après la catastrophe japonaise du 11 mars 2011. Entre photographie documentaire, portrait et narration biographique, l’œuvre de Mayumi Suzuki nous emporte au gré de ses blessures de vie.
Depuis 2018, l’artiste expose à l’international, en Pologne, en Belgique ou encore en Italie où elle a présenté ses séries The Restoration Will et The place to Belong. Cette même année, elle a reçu le prix du meilleur album photographique pour The Restoration Will, décerné par PHotoEspaña, un festival international de photo et d’arts visuels. En 2022, Mayumi Suzuki a présenté sa nouvelle série Hôjô lors du festival KYOTOGRAPHIE qui célébrait cette année-là 10 photographes japonaises contemporaines.
Née en 1977 dans la ville d’Onagawa, Mayumi Suzuki a débuté sa carrière comme photographe portraitiste freelance. Ses parents tenaient le studio photo de la petite ville, mais elle a refusé de reprendre l’affaire familiale. C’est la terrible catastrophe du 11 mars 2011 qui a décidé de la suite de sa carrière. En effet, le tremblement de terre suivi du tsunami ont détruit à plus de 70% la ville d’Onagawa, décimant sa population, y compris les parents de Mayumi Suzuki. Dans les semaines qui ont suivi, elle a arpenté les ruines du studio familial, et commencé à immortaliser les paysages de débris qu’elle considère avec une certaine tendresse (dans Gems in the Rubble), ainsi que les efforts de la population survivante à travers les portraits de ces héros du quotidien (dans To Live). Elle a également réalisé des portraits de femmes âgées dans les abris temporaires : prenant symboliquement la suite du studio photo de ses parents, elle leur a offert une séance avec maquillage, donnant naissance à la coquette série Onagawa Madams.
Prenant conscience du pouvoir guérisseur collectif de la photographie, Mayumi Suzuki s’est attaquée à ses propres blessures à travers les séries The Restoration Will et The Place to Belong. L’artiste a ressemblé quelques photographies couleurs de son enfance prises par son père. Ces images abîmées par le temps et les éléments ont trouvé un écho dans les tentatives de la photographe de faire des clichés à partir de l’appareil photo de son père retrouvé dans les gravats. La lentille étant couverte de boue séchée, les photographies obtenues étaient floues et sombres, telles des images de fantômes. The Restoration Will combine ces deux séries d’images, qui relient le passé et le présent à travers l’image photographique altérée.
A partir de 2020, Mayumi Suzuki s’est attaquée à une autre blessure intime : celle de l’infertilité féminine. Les traitements médicaux en vue d’une fécondation in vitro ne sont pas un sujet courant en photographie, encore moins au Japon. Sa série Hôjô mêle des clichés d’elle-même pris dans la pénombre avec juste un spot lumineux braqué sur elle, à de surprenantes images en gros plan de légumes, ou encore de sonographies (des images de l’intérieur du corps prises à l’aide d’ondes acoustiques haute fréquence) de ses propres organes reproductifs, réalisées dans le cadre de la FIV. Ses autoportraits sont toujours plus ou moins flous : c’est dû au temps d’exposition de 60 secondes que l’artiste s’impose. Un temps de pose assez long, induisant calme et immobilité, s’opposant symboliquement à la rapidité de l’examen gynécologique en clinique, expédié à la chaîne en 1 minute.
Un jour, au moment où Mayumi Suzuki avait décidé d’abandonner le douloureux traitement médical, sur le chemin de sa maison, son regard est tombé sur un étal de légumes invendus, tordus, misérables, que l’artiste a aussitôt comparés à son infertilité. Comme elle, le hôjô – l’abondance, la fertilité – les avait désertés. Avec un appareil argentique grand format, elle a alors réalisé des tirages sur papier positif direct de ces légumes, présentés le plus souvent en duo avec les clichés de son propre corps. Traitées d’égal à égal, ces différentes formes de vie – corps féminin, végétaux, cellules et organes humains – nous rappellent que nous faisons tous partie du grand cycle de la vie. Nous sommes tous soumis à la loterie de la fertilité, mais pour autant, est-ce seulement cela qui nous définit ?...
Charlène Veillon
Historienne de l’art. Docteure en photographie japonaise contemporaine
- Site officiel de Mayumi Suzuki : https://www.mayumisuzuki.jp/
- HOJO by Mayumi Suzuki, dir. Jörg Colberg et Mayumi Suzuki, T&M Projects, 2022.
- Galerie Kana Kawanishi : https://www.kanakawanishi.com/en-exhibition-ph024-mayumi-suzuki
- Kyotographie 2022 : https://2022.kyotographie.jp/en/exhibitions/mayumi-suzuki/
- Actualités SUGOI photo : https://www.sugoi.photo/arret-sur-actu/hojo-mayumi-suzuki/
podcast © Charlène Veillon & sugoi.photo, image © Mayumi Suzuki