PROVOKE l’effervescence
par Sophie Cavaliero et Valérie Douniaux (article écrit pour artpress N°437)
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Evoquer l’aventure du magazine Provoke exige du lecteur occidental d’aller bien au-delà d’une lecture « passive » classique, la découverte de la production photographique japonaise s’étant faite en France dans un évident désordre chronologique, au gré des échanges, expositions ou publications parvenus jusqu’à nous. Il a semblé alors vital de restituer l’évènement dans son contexte politique, social et économique avant de le contextualiser dans une période artistique commençant dès les années 1950.
Le Japon connaît un fort essor économique et industriel au cours des années 1960. Dans le domaine de la photographie, la production de matériel se développe et, avec elle, la pratique, professionnelle comme amateur. Les marques japonaises se font connaître à l’étranger : Canon, qui lance sur le marché son premier reflex, au début de la décennie 1960; Nikon, dès la guerre de Corée, par le biais des reporters internationaux basés à Tōkyō, ou grâce à son partenariat avec la NASA pendant l’épopée de la conquête de la lune. La scène photographique japonaise est d’ailleurs dominée à cette époque par le photojournalisme avec des figures emblématiques telles que Ken Domon, Ihei Kimura ou Yōnosuke Natori.
En dépit de cette croissance économique, le pays connaît une crise sociale et politique. D'un côté une culture d'importation, principalement américaine et introduite avec l'Occupation post-guerre, s'impose dans l'archipel ; de l'autre, cette période débute avec la signature très contestée du traité de coopération mutuelle et de sécurité entre les États-Unis et le Japon, (ANPO, signé en 1951 avec le Traité de paix), et se termine avec des mouvements étudiants et contestataires d'une grande violence. Les Etats Unis sont certes la première cible de ces protestations, mais celles-ci s'adressent aussi aux représentants du pouvoir national ou de projets locaux, comme celui de la construction de l'aéroport de Narita à Sanrizuka, expropriant des centaines de fermiers, une lutte toujours d'actualité. Tous ces événements font l'objet de publications, provenant des syndicats ou de photojournalistes professionnels, mais aussi d'artistes photographes ou d'associations étudiantes. Le caractère prolifique de ces publications n'enlève en rien la qualité et l'importance de leur discours, leur objectif principal étant de mobiliser l'opinion publique. Afin de capter l'attention des lecteurs, les photographes conçoivent un langage novateur, jouant de la composition, du cadrage, des contrastes, et d'une mise en page radicalement différente.
Les bases de ce nouveau langage ont été déjà largement posées à la fin des années 1950 avec l'éphémère agence Vivo, fondée par Shōmei Tōmatsu, Kikuji Kawada, Akira Satō, Akira Tanno, Ikkō Narahara et Eikoh Hosoe. Les membres de Vivo produisent aussi bien de l'image documentaire que commerciale, tout en s'adonnant aussi à une recherche créative. Leurs chemins croisent souvent ceux d'artistes d'autres disciplines, ainsi que le rappellent les photographies par Hosoe du danseur de butō Kazuo Ôno, actuellement présentées aux Rencontres d'Arles conjointement aux images du même danseur prises au Japon par William Klein, photographe occidental ayant fortement influencé les photographes japonais à cette période. Cet exemple particulier des photographies de Hosoe prouve par ailleurs à quel point la rupture connue alors par la scène photographique japonaise est concomitante avec un essor de l'art performatif. La photographie devient partie intégrante de la performance, la présence de l'appareil influe sur l'action du performer. La photographie documente la performance, tandis que celle-ci devient en retour pour le photographe un matériau, permettant le développement d'une nouvelle esthétique. La dernière exposition photographique proposée par Simon Baker à la Tate Modern, Performing for the camera, qui fait d'ailleurs la part belle aux Japonais, montre clairement ce lien puissant entre performer et photographe, entre photographie et performance.
Ce bouillonnement créatif des années 1960, prenant appui sur de nombreuses associations (les artistes japonais ayant pour habitude de se réunir en groupes), ajouté à une urbanisation et une industrialisation galopantes, dans un climat social explosif et complexe, forme indéniablement un terreau favorable à la naissance de Provoke. La photographie japonaise entre avec ce magazine dans l'une des périodes les plus riches de son histoire. Pourtant, Provoke sera presque aussi éphémère que son prédécesseur, Vivo. Seuls trois numéros du magazine ont été publiés en tout et pour tout, entre novembre 1968 et août 1969.
Le magazine Provoke est la matérialisation de croisements interdisciplinaires, et compte pour membres fondateurs les deux photographes Takuma Nakahira et Yutaka Takanashi, le critique Kōji Taki et le poète Takahiko Okada, rejoints au deuxième numéro par le photographe Daidō Moriyama, qui fut l'assistant de Hosoe au début des années 1960. Ne se définissant pas comme un témoignage en mots et en images de l'esprit contestataire ambiant (Moriyama se proclame d'ailleurs foncièrement apolitique, au contraire de Nakahira), Provoke apparaît plutôt comme un manifesto établissant ainsi une esthétique inédite - « des matériaux provocateurs pour la pensée » . Cependant, il ne faut pas s'attendre à découvrir dans les pages du magazine une photographie à tendance conceptuelle. La publication Provoke semble inviter le lecteur au lâcher-prise, à se laisser submerger par la densité du noir, par les contrastes saturés, à être troublé par le flou de la mise au point, qui ne relève pas d'une erreur technique mais d'une pure intention du photographe, lequel n'hésite pas à « oublier » de regarder dans l'objectif ou de cadrer l'image. Cette volonté de casser avec les anciennes pratiques se retrouve aussi dans l'impression des photographies, à l'aspect granuleux. On parle ainsi d'une esthétique are-bure-boke (brut, flou et granuleux), expression aujourd'hui consacrée pour faire référence au vocabulaire mis en place avec Provoke.
Une étude détaillée des trois éditions de Provoke permet d'en dégager les caractéristiques communes. Trois couvertures, un même style : une seule couleur par numéro et le titre du magazine. Dans l'esprit d'un dōjin-zasshi, sorte de magazine amateur s’adressant à un petit nombre de lecteurs (dans le cas de Provoke, le nombre de tirages va de 300 pour le premier numéro à 1000 pour le troisième), cette publication révolutionnaire propose comme nous l'avons vu une photographie qui n'a plus vocation à témoigner de son temps, mais à remettre en question la fonction même de la photographie. A l'intérieur, les clichés ne sont pas présentés dans un ordre chronologique, mais assemblés selon l'intention du photographe et perçus comme un tout, concept renforcé par un graphisme novateur mis au service de l'image, dans le but de sublimer le pouvoir de celle-ci. Les choix d'impression jouent aussi un rôle considérable dans le renforcement des effets visuels. L'utilisation de l'héliogravure libère les photographes de la précision et des tonalités des tirages classiques, leur offrant une grande densité dans les noirs et une large palette de gris, du plus clair au plus foncé, que l'on retrouve notamment dans les éditions ultérieures de Nobuyoshi Araki et de Daidō Moriyama, futurs complices (avec également Hosoe et Tōmatsu) dans l'aventure de la Workshop Photography School de 1974 à 1976, et tous deux exposés au printemps 2016 au musée Guimet et à la Fondation Cartier.
Il est important de garder à l'esprit que le format de Provoke reflète l'explosion du livre de photographie et la multiplication des publications dans les années 1960-1970[1], et de replacer la publication dans le contexte de l'édition au Japon. Cette importance accordée au livre dans l'archipel demeure vivace, les jeunes photographes japonais proposant, souvent dès leurs débuts, un grand nombre de livres (Nobuyoshi Araki en a publié plus de 400). Il faut dire qu'au Japon les possibilités d'exposer sont limitées et que, même s'il est désormais remis en question par les nouvelles pratiques telles que la téléphonie mobile et internet, le marché de l'édition japonais est colossal. La pratique du livre photographique, souvent expérimentale et distincte des tirages en eux-mêmes, ne se limite d'ailleurs pas au Japon, et l'on a vu récemment une augmentation importante des récompenses du type « Dummy book award », mettant en avant les livres de photographes « faits main ». La carrière des participants à l'aventure Provoke eux-mêmes a également été extrêmement riche en publications intégrant le nouveau langage visuel mis en place avec le magazine. On peut ainsi citer des ouvrages incontournables tels que Pour un langage à venir (1970) de Takuma Nakahira, Towards the City (1974) de Yutaka Takanashi, Bye-bye Photography (1972) de Daidō Moriyama.
[1] Ref. Les livres de photographie japonais des années 60 et 1970, écrit par Ryuichi Kaneko et Ivan Vartanian aux éditions du Seuil.
Terminons en soulignant que les membres de Provoke et de son prédécesseur Vivo n’ont pas été les seuls à dynamiser la photographie japonaise de leur temps, et l’on peut également citer la mouvance Konpora (Contemporary Photography), se plaçant à l’opposé de Provoke, avec des photographes adeptes de la « banalité » et de la « neutralité » des images, tels que Kiyoshi Suzuki, Shigeo Gochō, et Masahisa Fukase, qui bénéficient tous aujourd’hui d’un regain d’attention.
Néanmoins, l’importance historique du magazine Provoke demeure indéniable, d’autant plus évidente avec le recul du temps. Provoke fascine encore et inspire aujourd’hui la jeune génération de photographes.
NB des auteurs
Cet article est extrait du magazine artpress n°437 – octobre 2016 en référence à l’exposition ENTRE CONTESTATION ET PERFORMANCE – LA PHOTOGRAPHIE AU JAPON 1960-1975, présentée au BAL à l’automne 2016, en fournit un témoignage évident.
Pour en savoir plus sur cette exposition : cliquer ici
Sinon n’hésitez pas à visionner la vidéo du BAL