Autoportraits de ce qui n’est plus… ou presque !
par Charlène Veillon
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« Tout ce qui n’est pas moi m’intéresse. »
Ce furent là les premiers mots de la photographe japonaise Kimiko Yoshida lors de notre rencontre1. Déclaration a priori surprenante au vu de son œuvre essentiellement constituée d’autoportraits ! On comprend dès lors que la représentation narcissique de sa figure n’est pas l’enjeu esthétique du travail de Kimiko Yoshida.
Depuis ses toutes premières séries d’autoportraits débutées en 2001, l’artiste cherche en réalité à disparaître de l’image en usant de divers artifices. Au-delà d’une réflexion sur la vanité de la représentation de soi, la photographe médite plus largement sur la vanité des images qui, par définition, ne peuvent que montrer une absence : un instantané peut seulement capturer une image du sujet et non le sujet même…
Chez Kimiko Yoshida, il y a une mise en abyme de la disparition qui menace jusqu’à l’image elle-même. En effet, son portrait, ce reflet intangible et précaire, tend à se dissoudre dans l’arrière-plan monochrome ou à se dissimuler sous les rares accessoires (objets, masques ou tissus) qui escortent la figure. La photographie de Kimiko Yoshida aspire à l’abstraction, quand le genre de l’autoportrait, par définition, le lui refuse.
En parlant de ses œuvres, l’artiste évoque des «monochromes ratés», mais dont le «ratage» ou l’«imperfection» constitue justement le punctum défini par Roland Barthes dans La Chambre claire, c’est-à-dire ce point qui dans l’image interpelle le regard et témoigne de la présence de cette figure qui a déjà disparu. Au-delà de toute anecdote, au-delà de l’illustration de la temporalité d’un récit ou d’une narration, les autoportraits photographiques de Kimiko Yoshida visent à l’intemporalité, à l’hiératisme, à l’intangibilité.
Parmi les premières séries de l’artiste se trouve celle intitulée Les Mariées célibataires. Autoportraits2. D’emblée, avec cette série, se met en place le protocole conceptuel et formel qui définit l’œuvre de Kimiko Yoshida. Ce protocole, qui préside également aux séries photographiques ultérieures, est marqué du sceau du minimalisme : toujours un même sujet – l’artiste est son propre modèle – ; un même cadrage – sur le visage ou le buste de face et centré – ; un même format – des tirages de forme carrée – ; une même dimension – des carrés de 142, 120, 110 or 28 centimètres de côté, selon la série – ; une même couleur, quasi monochrome, unissant l’arrière-plan et la figure nue ou parée (maquillage, perruque, vêtement) ; un même éclairage indirect – une lumière neutre fixe de deux ampoules au tungstène de 500 watts – ; un même titre spécifiant la série.
Par exemple, avec Les Mariées célibataires. Autoportraits3, le titre se divise toujours en trois temps : dans La Mariée veuve. Autoportrait (qui date de 2001 et qui est le tout premier autoportrait de la série), le terme «Mariée» présente la fiction ; le second terme (ici «veuve», mais ce peut être également le nom d’une ethnie, d’un personnage célèbre ou d’un tableau) représente l’intervalle entre la vérité et le mensonge : il est une vérité de départ, une référence, une allusion, mais la «mariée» n’est pas réellement «veuve» ; enfin, le dernier terme, «autoportrait», le plus essentiel selon l’artiste, établit la seule réalité dans l’œuvre foncièrement fictionnelle de Kimiko Yoshida, tout en introduisant aux fonctions de transformation, d’altérité et d’hybridation. Cette figure qui peut être à la fois «mariée », «célibataire» et «veuve» est un paradoxe imagé constant, où se croisent la hantise personnelle de l’artiste à l’égard du mariage4 et sa liberté à «endosser» des identifications multiples aussi facilement que les costumes dont elle se pare.
La photographie de Kimiko Yoshida, qui ne relève ni de la tradition du reportage ni de celle des avant-gardes, mais qui rappelle tant la peinture5, doit être pensée à la fois dans sa représentation symbolique, ses allusions intellectuelles et son support matériel. Car il est certain que, comme pour la plupart des peintres, le travail de cette artiste s’effectue principalement – ce qui ne veut pas dire uniquement –, en amont de la prise de vue, dans le processus conceptuel et la préparation intellectuelle de l’image que l’acte photographique vient concrétiser et fixer. La référence à l’art pictural établie ici n’est pas anodine puisque Peinture. Autoportrait6 est précisément le nom que l’artiste a donné à une nouvelle série débutée en 2007.
Outre ce titre qui se réfère explicitement au genre de la peinture, la technique de tirage de cette série appuie ce parallèle avec le tableau. En effet, ces photographies ne sont pas des impressions sur papier, mais des tirages par impression digitale pigmentaire d’archivage sur toile de coton tendue sur châssis. Le médium photographique s’hybride donc ici avec la toile, originellement réservée à la peinture.
Le rendu de l’œuvre s’en trouve bouleversé. Alors que, dans les séries précédentes, la photographie est imprimée sur un papier photo (chimique) satiné contrecollé sur une plaque de plexiglas – dont la brillance permet divers jeux de reflets de la lumière, du décor ou du regardeur se superposant à l’image –, les toiles de Peinture. Autoportrait ont un rendu plus doux, plus velouté, plus mat, annihilant ces effets réfléchissants et les parallèles avec le miroir. Peinture marque aussi, en 2009-2010, le passage au numérique de l’artiste (même si cela n’a rien changé au fait que Kimiko Yoshida ne retouche jamais ses photographies).
L’hybridation des techniques et des supports de cette série contamine également la distinction des genres qui marque ordinairement la hiérarchie dans les beaux-arts. En effet, le titre de chaque autoportrait de cette série fait référence à un chef-d’œuvre de l’histoire de l’art : par exemple, Peinture (Mme de Pompadour de François Boucher). Autoportrait de 2010 (ill. 1) évoque une huile sur toile du peintre François Boucher, intitulée La Marquise de Pompadour assise en plein air de 1758, conservée au Victoria & Albert Museum. Ce n’est pas une copie, encore moins un pastiche que cherche à faire Kimiko Yoshida, mais une allusion mentale au tableau qu’elle cite : ici, l’amplitude de la robe blanche signée Paco Rabanne flottant au-dessus de la tête et des épaules de l’artiste pourrait rappeler la vaste et enveloppante toilette de soie blanche qui s’étale dans le tableau autour de la favorite de Louis XV.
Le domaine de la mode – plus précisément de la haute couture –, est donc également mobilisé par la série Peinture, qui comprend d’abord, de 2007 à 2010, 38 portraits de l’artiste usant de vêtements et d’accessoires de différents couturiers, puis s’enrichit en 2010 de 82 autoportraits réalisés avec les robes couture empruntées au Patrimoine Paco Rabanne.
Dans cette série comme pour Les Mariées célibataires, Kimiko Yoshida s’impose le même protocole minimaliste : le fond de la photographie est toujours un grand champ monochrome (en réalité, un tissu tendu contre le mur de l’atelier) dans lequel la figure, maquillée et vêtue de parures aux couleurs approchantes, tend à se fondre pour disparaître. Cependant, avec Peinture, Kimiko Yoshida a donné une nouvelle direction à sa posture esthétique. Celle-ci n’est plus uniquement destinée à traduire l’intangibilité de la Mariée et la fragilité de la figuration, mais procède également de la pratique du «détournement» selon le terme choisi par l’artiste en référence à Guy Debord.
En effet, la photographe s’emploie dans cette série à détourner de leurs significations anciennes aussi bien la pratique de la photographie elle-même que la mode et les chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art, principalement pictural. C’est ainsi qu’elle peut devenir le temps d’une photographie, le modèle de Peinture (Judith de Cranach l’Ancien). Autoportrait de 2010 (ill. 2), reprenant un trait caractéristique (Jacques Lacan dit un « trait unaire ») et arbitraire d’un souvenir personnel de l’artiste concernant l’huile sur bois intitulée Judith, peinte par Lucas Cranach l’Ancien vers 1530, et conservée au Kunsthistorisches Museum de Vienne. En détournant accessoires et robes de Paco Rabanne (comme ici, où une jupe de métal est portée improprement autour du cou, et ce qui semble être un accessoire de crin noir bizarrement disposé sur le côté du visage), l’autoportrait de l’artiste devient une allusion mentale où s’hybrident le fond noir de la photographie et celui de la peinture, l’ample coiffe sombre de Kimiko Yoshida et le large chapeau à plumes du modèle peint, ou encore les lourds colliers que partagent les deux portraits.
Avec cette nouvelle série, en conjuguant au sein d’une même image différents supports (photographie/toile), disciplines (mode / peinture / photographie), genres (autoportrait / portrait d’une figure biblique) et espace-temps (France / Japon / Allemagne ; XXIe / XVIe siècles), tout en mélangeant un souvenir qui lui est propre avec le chef-d’œuvre d’un autre artiste, la photographe japonaise parvient à créer un nouveau syncrétisme artistique singulier, caractérisé entre autres par les notions de transitoire et d’impermanence, avec un soupçon d’ukiyo. Ce «monde flottant» japonais met en valeur les jouissances terrestres et les délicates beautés de la nature, tout en faisant valoir l’extrême fragilité et fugacité de ces plaisirs qui sont, telles les figures des autoportraits de Kimiko Yoshida, voués à la disparition.
1 : Les informations présentées dans cet article sont issues des écrits publiés par l’artiste et d’une série d’entretiens réalisés avec Kimiko Yoshida et son mari Jean-Michel Ribettes (qui participe activement à l’élaboration de l’œuvre) entre 2008 et 2012 dans le cadre de l’écriture de ma thèse consacrée à la photographe, intitulée « Mythes personnels et mythes pluriels dans l’œuvre de Kimiko Yoshida – Une esthétique de l’entre-deux – 1995-2012 ».
2 Les Mariées célibataires. Autoportraits, première série de l’artiste connue du public, débutée en 2001 et toujours en cours, composée de tirages Lambda sur papier Kodak Endura satiné, contrecollés sur Dibond et sous Diasec, 120 x 120 x 2,5 cm.
3 : La parution des Mariées se répartit principalement sur trois ouvrages publiés par Kimiko Yoshida chez Actes Sud : Marry Me !, 2003 ; All That’s Not Me, 2007 ; Là où je ne suis pas, 2010.
4 : Dans ses textes comme dans nos entretiens, la photographe a longuement évoqué le souvenir traumatisant de ses sept ans, lorsqu’elle a appris de la bouche même de sa mère le mariage forcé de ses parents au Japon.
5 : L’expression « photographie plasticienne » aurait pu convenir si cette terminologie n’avait déjà été employée par Dominique Baqué dans ses ouvrages consacrés à la photographie contemporaine, dans un sens si précis et orienté qu’il est quasiment impossible de la dissocier de ses écrits.
6 : Peinture. Autoportrait, impressions pigmentaires d’archivage sur toiles, vernis mat anti-UV, 142 x 142 x 3,6 cm.
Site de l’artiste : https://kimiko.fr/
Légendes
© Kimiko Yoshida
Courtesy Patrimoine Paco Rabanne
ill.1 (fond blanc)
Kimiko Yoshida, Peinture (Marquise de Pompadour de François Boucher). Autoportrait, 2010.
ill.2 (fond noir)
Kimiko Yoshida, Peinture (Judith de Cranach l’Ancien). Autoportrait, 2010.