Kai Fusayoshi, Au Honyaradō – Chibi, 1977-80 © Kai Fusayoshi
Kai Fusayoshi, L’heure du lait, 1976 © Kai Fusayoshi
Kai Fusayoshi, Du haut du mirador, 1976© Kai Fusayoshi
Kai Fusayoshi, Où est-ce que je m’assois ?, 1978© Kai Fusayoshi
Kai Fusayoshi : Carte féline de Kyoto
par Cécile Laly (article extrait du livre Neko Project aux éditions iKi)
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Avant que les premiers neko cafés (bars à chat) n’apparaissent officiellement sous cette appellation dans les années 2000, le Honyarado, un restaurant de Kyōto qui était le lieu de rassemblement de la jeunesse contestataire de la ville dans les années 1970, s’essayait déjà involontairement au concept.
Disparu sous les flammes dans la nuit du 15 au 16 janvier 2015, le Honyarado ouvrit en 1972 dans le quartier de Demachi à côté de l’université Dōshisha. Son nom, Honyarado , doit être compris comme " espace de jeux pour enfants " (littéralement, le mot renvoi aux petits igloos utilisés par les enfants dans les alentours de la ville d’Ojiya, préfecture de Niigata). Le choix de ce nom serait inspiré du manga Mr Ben de l’hôtel-igloo (hon.yaradō no ben-san) publié par Tsuge Yoshiharu (1937) dans le mensuel Garo en juin 1968. Les instigateurs de ce projet de café étaient le photographe Kai Fusayoshi (1949-), Katagiri Mitsuru (1945), plus connu sous son nom de plume Nakao Hajime, hippie et activiste originaire de Tōkyō qui avait précédemment participé aux mouvements étudiants à l’université Waseda; son frère aîné, Katagiri Yuzuru (1931), poète, qui devint pionnier de la musique folk dans la région du Kansai et traduisit en japonais les chansons de Bob Dylan; Okabayashi Nobuyasu (1946), chanteur folk surnommé le Dieu de la Folk ou encore le Bob Dylan du Japon; Muro Kenji (1946), un ami d’enfance de Nakao, poète, critique et éditeur en chef de la revue Beheiren News; ainsi que Hayakawa Masahiro (1944-) et son " groupe ambulant de menuisiers charpentiers ". Des étrangers spécialistes du bouddhisme ou liés au mouvement Free Speech de San Francisco aidèrent également aux préparatifs. Finalement, le jour de l’ouverture, le 30 mai 1972, pas moins de 500 personnes se déplacèrent pour assister à la lancée du projet avec, parmi elles : Kubo Keinosuke (1923), un des producteurs du film Tora ! Tora ! Tora ! (1970) et Fujieda Mioko (1930-2011), féministe et traductrice en japonais de Sexual Politics (1970) de Kate Millett (1934-2017).
Les deux frères Katagiri, Okabayashi et Fujieda devinrent ensuite tous les quatre professeurs à l’université Seika (Kyōto). Nakao en fut même le Président pour plusieurs mandats (1997-2006). L’université Seika était toute jeune au moment de l’ouverture du Honyarado, elle avait été créée en 1968 par Okamoto Seiichi (1905-2001), un professeur de l’université Dōshisha (Kyōto) qui avait vu ses rêves de devenir maire de la ville tomber à l’eau en 1966. Un groupe d’étudiants de l’université Dōshisha et de l’université de Kyōto convaincus par ses idéaux révolutionnaires se regroupèrent, et ensemble, ils fondèrent l’université Seika. Okamoto n’accepta le poste qu’ à condition de pouvoir y imposer sa vision. Il rédigea alors la charte qui régule encore l’université, mettant en avant des principes tels que l’autonomie, la liberté et le respect des étudiants. Les gens qui se retrouvaient à Seika étaient les mêmes que ceux qui se retrouvaient au Honyarado, les deux espaces étaient complémentaires. Avec Seika, ils avaient un lieu qui permettait une éducation officielle. Le Honyarado leur offrait un espace de liberté et de rencontres.
Honyarado devint donc le point de rassemblement de la jeunesse Kyōtoïte et internationale engagée. Il abrita les bureaux des comités de soutien au chanteur folk Nakagawa Gorō (1949-) lors de son procès pour obscénité. En 1970, ce dernier avait annoncé arrêter la chanson et était devenu l’éditeur en chef de la revue Folk Report. Mais dès la sortie du premier numéro en hiver de la même année, Nakagawa se retrouva accusé de production de contenu obscène à cause de son texte Votre Honneur, qu’est-ce que l’amour ? (saibanchō dono, aitte nani ?). Son procès dura pendant plusieurs années, de 1973 à 1978, pendant lesquelles le Honyarado servit de bureau de préparation de sa défense. Le café abritait également les bureaux du Mouvement pour la libération des prisonniers politiques s’opposant à la Guerre du Viêt Nam (1955-75). Par ailleurs, il accueillait concerts, rencontres de poésie, lectures, ou encore cours d’anglais selon les principes de la méthodologie directe (GDM). Parmi les habitués, en plus des gens déjà cités on comptait entre autres Nishio Shimako (1949), chanteuse et puéricultrice adepte des méthodes éducatives de la Summerhill School; Imae Yoshitomo (1932-2015), auteur de littérature pour enfants; Itō Takashi (1949), sculpteur, aujourd’hui professeur à l’université des arts d’Ôsaka; Kaihara Hiroshi (1947-2005), peintre et illustrateur; Tanikawa Shuntarō (1931-), poète ayant travaillé une interprétation poétique de la Déclaration universelle des droits de l’homme; Kenneth Rexroth (1905-1982), poète américain leader de la Renaissance poétique de San Francisco; Shiraishi Kazuko (1931), poètesse érotique; Nakayama Yō (1931-1997), spécialiste de littérature américaine; ou encore l’américain Harvey Wasserman (1945), auteur de l’Histoire américaine selon Wasserman (1972), contributeur à la création du mouvement mondial antinucléaire et activiste de Greenpeace qui séjourna plusieurs reprises avec son sac de couchage dans les locaux… pour reprendre les mots de Kai, il semblerait que le Honyarado pratiquait le couchsurfing avant l’heure.
La présentation du Honyarado comme haut lieu Kyōtoïte de la contre-culture n’est plus à faire, mais ce bar présentait en outre un aspect moins connu et qui nous intéresse plus particulièrement ici. Kai géra ce café de son ouverture jusqu’en 1981 (puis de 1999 à 2015), et durant ce temps, il habitait une pièce au fond du premier étage. Du plus loin qu’il puisse se rappeler, il y avait toujours des chats au Honyarado. Des chats errants venaient régulièrement de leur plein gré, de nulle part, les uns après les autres. Parfois des femelles venaient se cacher pour mettre bas. Il arrivait également que des clients du bar ramènent des chats qu’ils ne pouvaient plus garder ou des chatons abandonnés qu’ils avaient trouvés dans la rue en venant. Jusqu’au début des années 1970, il n’y avait aucune règlementation au Japon concernant les animaux errants ou domestiques, leur traitement, leur abandon. Il semblerait que même après le vote de la loi pour la protection et le contrôle des animaux (Dō-kan-hō) en 1971, il fallut un certain temps avant que les habitudes changent. Le flux félin du Honyarado était constant. Ces chats vivaient comme des chats errants. Parfois un client en adoptant un, l’emmenant sous son bras après un dernier verre. Le Honyarado fonctionnait donc comme un neko café , ce qui était très inhabituel.
Dans ce bouillon culturel, au milieu des allers et venues humains et félins, trois chats s’imposèrent : Gomi, Demachi Komachi et Chibi. Ils sont reconnaissables sur de nombreuses photos de Kai. Le chaton blanc miaulant derrière la porte d’entrée vitrée du Honyarado est Gomi. Son nom, qui littéralement signifie " poubelle " , lui a été attribué car il était particulièrement " cassepieds " et faisait beaucoup de bêtises. Chibi était le chat tigré que l’on voit perché sur l’enseigne extérieure du Honyarado, lieu prisé des trois compères, car en hauteur à l’abri des mains ennuyeuses et de surcroît agréablement chaud pendant l’hiver. Chibi est un nom habituel pour un chat en japonais, comme " minet " ou " minou " en français. Le chat noir et blanc étalé sur un banc du bar avec un enfant (Fujita Ayumu, le fils de Nishio-Fujita Shimako) n’est autre que Demachi Komachi. " Demachi " fait référence au quartier où se trouvait le Honyarado; " Komachi " est une métaphore exprimant l’idée d’un lieu où il y aurait beaucoup de jolies femmes, donc en entendant ce nom, les Japonais s’imaginent un chat très beau, très élégant. D’autres félins tentèrent de s’installer au Honyarado, comme le chat calico que l’on voit dormir sur la caisse et le chaton noir allongé entre une ex petite amie et son enfant, mais ils ne restèrent pas assez longtemps pour être gratifiés d’un nom. Peu de temps après leur arrivée, le premier mourut écrasé par une voiture et le deuxième fut adopté par un client du bar. Depuis la fenêtre, le haut de l’enseigne extérieure, ou la caisse, Gomi, Demachi Komachi et Chibi étaient autant les gardiens que les acteurs de l’esprit de contestation qui habitait les lieux pendant les années 1970.
Kai commença à s’intéresser à la photographie dès son enfance – sa grande soeur lui offrit un appareil photo alors qu’il avait 11 ans –, mais c’est à partir de la fin des années 1960, lorsqu’il quitta Ōita pour Kyōto afin de rejoindre l’université Dōshisha dans l’idée de devenir professeur de sport, qu’il commença à sérieusement s’impliquer et qu’il devint finalement photographe. Adepte de straight photo argentique noir et blanc, médium qu’il continue d’utiliser aujourd’hui encore – même si depuis quatre ans, il s’essaie aussi au numérique et à la couleur –, il se tourna vers ce qui composait sa vie quotidienne, les gens qu’il croisait dans la rue et au Honyarado. Étrangement, il se mit à chercher les chats errants de sa ville d’adoption. Si, dans ses livres, il dit ne pas être un homme à chats afin d’éviter les étiquettes, il ne fait aucun doute qu’il était (et qu’il est toujours) sous le charme de ces boules de poils. Il a jusqu’à présent publié pas moins de cinq livres de photographie consacrés aux photos de chat : Pontochō neko no izumi (les chats de Pontochō, 1994), Neko no izumi (les chats de Kyōto, 1996), Neko machi sagashi (à la recherche des chats errants, 1999), Kyōto neko machi sagashi (à la recherche des chats errants de Kyōto, 2000), et Kyōto neko machi Blues (Le blues des chats errants de Kyōto, 2011). Tout comme la photo, sa relation avec les chats, qu’ils soient errants ou domestiques, remontait à son enfance. En effet, il grandit dans une ferme où étaient élevées des poules qu’il fallait protéger des chats errants à l’aide de pièges. À la maison, ils avaient un chat calico qui s’appelait Lili.
Quand Kai commença à photographier les chats de Kyōto, les photographes dont il aimait le travail n’avaient rien à voir avec la gent féline; il aimait plus particulièrement les travaux du russe Roman Vishniac (1897-1990), ceux du hongro-français Brassai (1899-1984), et des japonais Kuwabara Kineo (1913-2007), Ueda Shōji (1913- 2000), et Miyamoto Tsuneichi (1907-1981). L’origine de son intérêt pour la photo de chat est donc à chercher ailleurs et découlerait directement de son goût pour les jolies filles. Il aimait passer du temps avec elles et les photographier. Pour placer ses modèles dans les rues de Kyōto, faisant d’une pierre deux coups, il eut l’idée de leur proposer d’aller ensemble à la recherche de chats errants.
Les photos de chats publiées dans les livres de photo de Kai datent principalement des années 1970 et du début des années 2000. Quand il commença à photographier les chats errants, il nota que dans le quartier de Kiyamachi – Pontochō, un chat noir et blanc surnommé Kuro (ce qui signifie " noir " en japonais), semblait mener son petit monde à la baguette. Relativement imposant, il chassait tous les autres chats errants du coin. Connu des geiko et commerçants, le midi il passait à Sakahoko, un restaurant de chanko nabe, et dans le même quartier quelqu’un lui laissait un petit coussin sur le trottoir pour qu’il s’y repose avec une note à côté disant " je fais la sieste, ne pas déranger ". Il était apprécié des commerçants et chacun lui attribuait un nom différent. Il répondait de la même manière qu’on l’appelle Kuro, Gonta ou Tarô. Dans les années 1970, croiser et photographier Kuro faisaient partie de la vie quotidienne de Kai. Ils semblaient errer dans les mêmes quartiers et partager les mêmes horaires.
Depuis les années 1970, Kai marche et flâne chaque jour dans les rues de Kyōto, son appareil autour du cou. À l’époque, il cherchait les chats et les jolies filles. Il parlait également avec les gens qu’il croisait au fur et à mesure de ses aventures urbaines. Puis, avec ses trajets, ses emplois du temps et les histoires dont il était témoin, il remplissait des dizaines et des dizaines de carnets qu’il stockait au Honyarado. En 2015, il en avait rempli environ 320 qui malheureusement furent tous perdus lors de l’incendie. Ces carnets contenaient une mine incroyable d’informations collectées quotidiennement pendant plus de quarante ans. Aujourd’hui, Kai continue d’écrire un journal, mais il n’écrit plus dans des carnets de papiers, il a un site en ligne, gardant le contenu à l’abri des flammes et d’autres catastrophes.
Quelques-unes des histoires et anecdotes qu’il avait collectées ont été racontées dans ses livres de photo. Ainsi, il nous renseigne sur la relation que les Kyōtoïtes entretiennent avec les chats errants et parfois avec les chats domestiques. Dans Le blues des chats errants de Kyōto (2011), il rapporte par exemple qu’une maison du quartier de Shirakawa Sanjō arborait une chatière et sous les plaquettes posées sur la porte d’entrée affichant le nom des habitants humains se trouvaient aussi des plaquettes avec les noms des chats habitants la maison : Hotaru, Mikku, Opéra et Madonna. Il nota pareillement que dans Kyōto, deux ou trois personnes se promenaient avec leur chat sur les épaules. L’une d’entre elles, une femme âgée qui travaillait dans un restaurant chinois, faisait ainsi régulièrement une promenade avec son chat perché sur ses épaules, dans le quartier Hanami Koji de Gion. Lorsqu’il la croisa pour la première fois, il se rendit compte que le chat avait une laisse et cela lui rappela de mauvais souvenirs, car lorsqu’il était enfant, il avait un chien, et n’ayant pas de vrai collier, il lui avait mis un élastique autour du cou, ce qui l’avait blessé et l’avait fait hurler. Ce cri reste gravé dans sa mémoire aujourd’hui encore. Familier de ses voisins commerçants, il se souvient aussi que la propriétaire du restaurant Nakajima-shokudō se rendait tous les jours au palais impérial vers 18h pour nourrir les chats errants et les corneilles. D’autres commerçants avaient des chats domestiques à l’int rieur de leur magasin. C’était par exemple le cas du gérant de la boutique de montres Yamaguchi de la rue Nijō. Ces chats devenaient des sortes d’enseignes du commerce, comme des manekineko, la petite statue de chat ayant une patte levée que l’on trouve de temps à autre à côté de la caisse des commerçants japonais.
À partir des années 2000, de plus en plus de personnes commencèrent à afficher leur amour des chats et à partager des photos et des vidéos de chats sur internet. Kai connaissait bien les chats de Kyōto pour les avoir photographiés pendant plusieurs années, il eut alors l’idée de créer une carte qui indiquerait où trouver les chats errants dans la ville. Cette carte fut publiée dans Le Blues des chats errants de Kyōto (2011). Pour lui, c’était un peu comme rendre service aux amoureux des chats et à ceux qui, pour une raison ou pour une autre, voudraient savoir où trouver des chats errants, par exemple le photographe Iwagō Mitsuaki (1950-). Ce dernier, aujourd’hui célèbre pour photographier des chats à travers le monde (même si au départ il était photographe animalier sans être particulièrement spécialisé dans les félins), est venu plusieurs fois à Kyōto faire des photos et ne manqua pas de demander conseil à Kai pour choisir ses lieux de prise de vue. Dès son premier livre de photo de chats en 1996, Kai mentionnait l’idée d’une carte des chats et chaque photographie était accompagnée d’une légende informant du lieu de la prise de vue. Dans son troisième livre de photo consacré aux chats errants, publié en 2000, il écrivit également un long texte qui décrit neuf parcours sur lesquels il était possible de rencontrer des chats. Ces parcours étaient ceux qu’il réalisait lui-même dans sa vie quotidienne, principalement entre ses lieux de travail et de vie. Le premier parcours qu’il recommande va de Demachi à Furukawacho, le deuxième tourne autour de Honyarado, le troisième autour du quartier de Pontochō, le quatrième autour de Kiyamachi, le cinquième est à réaliser le soir et se situe entre Kiyamachi et Gion, le sixième se situe entre Imadegawa et la rue Ogawa, le septième enchaine Demachi, Tadasu-no-mori, Tanaka, le sanctuaire Ichijōji, Shūgakuin, Matsugasaki et Shimogamo, le huitième tourne autour de Gion Kaogawa, et le neuvième autour de Yamashina. Il avance, tourne dans telle rue, traverse tel ou tel pont, se dirige vers le nord, puis l’est, il s’arrête dans tel établissement pour y prendre un café, et ici et là il rencontre des félins. De même que les chats avaient servi d’excuse pour passer du temps avec des jolies filles et les photographier, dans la description de ces parcours, les chats étaient à nouveau une excuse servant un autre but, à savoir donner une vue kaléidoscopique de l’histoire de Kyōto en racontant des anecdotes historiques propres à chacun de ces lieux et en présentant les personnes célèbres les ayant habités.
Kai a photographié les rues de Kyōto quotidiennement pendant quarante ans et a ainsi été le témoin de l’évolution de la ville. Il ne fait aucun doute que la présence des chats errants et leur déplacement au cours d’une journée, mais aussi au fil des années, sont en lien direct avec l’activité économique des quartiers et de la ville. Dans les années 1970, les chats errants étaient nombreux à Kyōto. Tôt le matin dans les quartiers qui avaient une vie nocturne, ils fouillaient les poubelles lorsqu’elles étaient à peine sorties. À Pontochō, par exemple, les rues sont très étroites et les éboueurs circulaient lentement, laissant le temps aux chats de faire un festin pour le petit déjeuner. Une fois le ventre plein, ils s’allongeaient au milieu de ces petites rues calmes. Devant le cinéma porno, c’était dans l’après-midi que l’on pouvait en voir, car les clients de ce type d’établissement sont plutôt nocturnes. Et dans les cimetières, au contraire, lieux tout le temps calmes et où on laisse des offrandes sous forme de nourriture, on trouvait (et on trouve toujours) des chats à n’importe quelle heure. Même si les chats errants sont les animaux les plus représentés dans le centre de la ville, il n’y a pas qu’eux. Le soir, en tant attentif, d’après Kai, on peut apercevoir des belettes, des ragondins, des civettes masquées, des tanuki, des hiboux et parfois des serpents. Contrairement aux chats errants, ces animaux qui n’interagissent pas directement avec les humains sont encore là aujourd’hui. Vers Gion et vers l’université de Kyōto, de temps en temps on peut croiser des biches ou des sangliers. En période de crue, on retrouve régulièrement toute sorte d’animaux dans la Kamogawa. Avec le courant, ils sont poussés jusqu’au centre. Durant la crue de juillet 2018, on a vue des sangliers et des biches. La présence de ces animaux s’explique par le fait que la ville de Kyōto est une cuvette encerclée de montagnes et de forêts. Pour cette même raison, il y a aussi eu des singes récemment. Kai aurait même entendu dire qu’il y a environ 70 ans, lors d’une très grande crue, plusieurs vaches se seraient retrouvées emportées dans la Kamogawa jusqu’au centre-ville. Avec la bulle, puis son éclatement, Kyōto a beaucoup changé. Suite à la baisse du taux de natalité, les écoles élémentaires du centre-ville se sont réorganisées. Certaines ont fermé, laissant des espaces vides dans lesquels des populations de chats se sont installés. À l’inverse, avec la volonté d’accueillir toujours plus de touristes depuis ces dix dernières années, il y a des endroits qui ont été désertés par les chats, comme le nord du chemin de la philosophie. Avant, c’était un paradis pour eux mais maintenant c’est celui des amateurs de selfies. Les bords de la Kamogawa ont aussi beaucoup changé. Quand le fils de Kai avait 6 ans, il appelait les bords de la Kamogawa " neko-chan land (le pays des chats) " ou " le petit chemin des chats ". Sous les ponts de la Kamogawa, il y avait des sans domicile fixe. Chats et SDF se partageaient l’espace, mais il y a une dizaine d’années, la ville décida de faire des travaux d’embellissement qui délogèrent les SDF. Lorsque ces derniers furent déplacés, les chats errants partirent avec eux. En 2015, par le biais d’un arrêt régulant la coexistence entre les humains et les animaux, la ville de Kyōto émit également une interdiction de nourrir les chats errants. Au fur et à mesure que la population de touristes augmenta, la population de chats errants diminua… et des neko cafés ouvrirent. Aujourd’hui, il doit y en avoir presque une dizaine à Kyōto.
Pour conclure, notons que Kai ne s’est pas limité à photographier les chats errants de Kyōto. Il en a aussi photographié dans d’autres villes du Japon, comme à Nagasaki, et à l’étranger, par exemple au Portugal à Porto et Belmont, en Inde à Calcutta, Cochin et Mattancherry, ou encore à Amsterdam. Cherchant inconsciemment des chats partout où il voyage, il s’est rendu compte que les villes dans lesquelles il y avait beaucoup de chats errants taient des villes ou les maisons étaient anciennes et où il faisait bon vivre. Il semblerait donc que la prochaine fois que vous déménagerez, vous devriez demander conseil à nos amis félins pour choisir votre quartier.
Pour aller plus loin dans la découverte de Kai Fusayoshi et son univers, n’hésitez pas à consulter son site en cliquant ici
Kai Fusayoshi, Chat au Honyaradō, 1976-77 © Kai Fusayoshi
Kai Fusayoshi, Quartier d’Izumojikagurachō, 1976 © Kai Fusayoshi
Je remercie Sophie Cavaliero de m’avoir invitée à participer à Neko Project, et aussi Kai Fusayoshi (photographe), Sachiko Hamada (photographe et assistante de Kai), Oussouby Sacko (Président de l’université Seika), Inoue Shō.ichi (Professeur et ami de Kai), Sylvain Cardonnel (Professeur, ami de Kai et client régulier du Hon.yaradō et du Hachimonjiya), ainsi que Shuntō Ken.ichi (Doctorant et photographe spécialiste du traitement politique des animaux au Japon, notamment à Kyoto), pour le temps et l’aide qu’ils m’ont accordée lors la rédaction de ce texte.
Note aux lecteurs
Les noms japonais sont écrits dans le sens japonais, à savoir le patronyme suivi du prénom.
La transcription des noms propres est réalisée à l’aide du système Hepburn modifié.
- Quelques références bibliographiques utiles
Kai Fusayoshi, « Hon.yaradō et la contre-culture », traduit par Sylvain Cardonnel, version française non publiée (「対抗文化のなかのほんやら洞」『グラフィケーション』16号version numérique) - « Interview de Kai Fusayoshi par son assistante Hamada Sachiko », traduit du japonais par Sylvain Cardonnel, publié sur echo.hypotheses.org (Texte original en japonais publié sur le site web de Kai Fusayoshi, sur sa page de profile, 2010)
- Inoue Shō.ichi, « Sexologie du manekineko », La tentation des poupées: de manekineko à Colonel Sanders » éd. Sanseidō, Tokyo, 1998, p. 179-262 (井上章一「招き猫のセクソロジー」『人形の誘惑 : 招き猫からカーネル・サンダースまで』三省堂1998年)
- Shuntō Ken.ichi, “The Changes of Stray Cats Policy in Kyoto City. Stray Cats Are Denied by Logic of Animal Management and Animal Welfare”, Japanese Journal of Human Animal Relations, March 2017, no 46, p. 53 (春藤献一「京都市における野良猫に関する政策の変遷 一動物の管理と愛護の論理による野良猫というあり方の否定一」『ヒトと動物の関係学会誌』2017年3月号(46号))
- Shuntō Ken.ichi, « Historique des relations entre les personnes et les chats errants à Kyoto », in Inaga Shigemi (éd. ), A Pirate's View of World History : A Reversed Perception of the Order of Things From a Global Perspective, éd. Shibunkaku Shuppan, Kyoto, 2017, p. 569-580 (春藤献一「京都における人と野良猫の関係史」稲賀繁美編『海賊史観からみた世界史の再構築――交易と情報流通の現在を問い直す』思文閣出版, 2017年)
- Shuntō Ken.ichi, « Création de l'Association japonaise de protection des animaux sous l’occupation », Nihon Kenkyū, no 57, mars 2018, p. 189-219 (春藤献一「占領下における社団法人日本動物愛護協 会の成立」『日本研究』第57語 2018年03月30日p. 189-219)