Représentations post-11 mars 2011
par Charlène Veillon
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Le 11 mars 2011, le Japon a connu une des pires catastrophes de son histoire, mêlant séisme, tsunami et accident nucléaire. Le jour même, presque simultanément, nous avons tous – Japonais et étrangers – assisté impuissants à une déferlante d’images apocalyptiques, diffusées en boucle sur les écrans télévisés ou sur Internet.
Dans les jours qui ont suivi le désastre et jusqu’à aujourd’hui une décennie plus tard, nombreux sont les artistes qui ont éprouvé le besoin de se rendre sur place pour ensuite attester à travers leur création de la réalité de l’inimaginable. Chacun souhaitait faire de son œuvre un « écho » à la catastrophe et à ses conséquences, sans toutefois savoir comment s’y prendre. Car dans une telle situation, rien ne semble adéquat, rien ne peut consoler…
Quel pouvoir l’art, et plus particulièrement la photographie, peut-il donc avoir face à un tel désastre tant économique qu’écologique et humain ? Quand et comment la photo japonaise s’est-elle confrontée pour la première fois au défi de la représentation de la catastrophe ? Voyons quelles réponses les photographes du XXIe siècle ont pu apporter à la question du potentiel de l’art face à la catastrophe.
Le Japon est un pays marqué dans son histoire par une longue suite de catastrophes naturelles. Avant l’arrivée de la photographie dans l’archipel au début de la seconde moitié du XIXe siècle, peintures et estampes ont pu illustrer quelques temps forts calamiteux. Mais en réalité, jusqu’au XXe siècle, les illustrations japonaises de catastrophes sont assez rares. En effet, la censure durant le règne militaire des shoguns (jusqu’en 1868) était importante. Elle interdisait tout commentaire de l’actualité. Les scènes peintes n’étaient donc jamais des illustrations de catastrophes spécifiques, mais pouvaient parfois représenter une «imagerie» du désastre : incendies, tempêtes, séismes... présentés dans le bouddhisme comme des châtiments divins.
C’est principalement le grand tremblement de terre de Tokyo de 1923 qui donna l’occasion aux peintres, graveurs et photographes de présenter pour la première fois des scènes d’une catastrophe bien réelle, et non plus imaginée sous l’angle de la morale religieuse.
Le 1er septembre 1923, le Japon connut une des catastrophes naturelles les plus meurtrières et destructrices de son histoire. La combinaison dévastatrice d’un séisme, suivi d’un tsunami et d’incendies propagés par des vents violents issus d’un typhon, a ravagé pendant deux jours et trois nuits la moitié orientale de la capitale nippone, ainsi que la ville voisine de Yokohama, faisant plus de 120 000 victimes.
Afin d’illustrer cette catastrophe, on eut entre autres recours à la photographie. Les clichés étaient principalement l’œuvre de photographes travaillant pour des journaux, mais ils servirent aussi à développer un surprenant commerce de cartes postales du désastre. Ces images en noir et blanc oscillent entre un statut purement commercial et celui de témoignage pour la postérité. Un témoignage parfois biaisé puisqu’à cette époque, de nombreuses cartes postales tirées à partir de photographies étaient retouchées à la main (sur négatif), souvent dans le but d’ajouter ou d’accentuer un élément dramatique. Quelques exemples de cartes postales sont actuellement conservés au musée mémorial du grand tremblement de terre du Kantô situé à Tokyo1. On peut notamment y voir un agrandissement du tirage en noir et blanc d’une photographie montrant l’état du site de l’ancien dépôt de vêtements militaires de Honjo, situé à l’emplacement de l’actuel parc Yokoamichô, le 1er septembre 1923, quelques heures après le séisme.
Familles de rescapés réfugiées sur le site de Honjo, le 1er septembre 1923, quelques heures après le séisme.©東京都復興記念館, Tôkyôto fukkô kinen-kan
On y voit des familles entassées les unes contre les autres à perte de vue, avec toutes les affaires personnelles qu’elles ont pu rassembler. Les gens avaient en effet choisi de se regrouper sur ce vaste terrain dégagé d’environ 67 000 mètres carrés, puisqu’il les protégeait des risques d’éboulements et d’effondrements des bâtiments. Mais le sentiment de sécurité fut de courte durée. Vers quatre heures de l’après-midi ce 1er septembre, plusieurs incendies consécutifs au séisme et amplifiés par des vents très forts ont convergé vers cette place, piégeant les dizaines de milliers de personnes qui s’y étaient réfugiées. En une seule nuit, environ 38 000 personnes (soit 95% des réfugiés) ont péri dans les flammes.
Quand cette photographie a été prise, les incendies ne s’étaient pas encore déclarés. Or à l’arrière-plan de la scène, d’énormes nuages gris de fumée ont été rajoutés à la main à l’aide de peinture. On comprend donc logiquement que la mise en scène retouchée que l’on a sous les yeux a été réalisée largement a posteriori de la prise de vue, par une personne qui a eu connaissance des événements tragiques qui se sont déroulés plus tard sur ce même lieu. Cette personne a sans doute jugé que les tirages se vendraient mieux si l’instant dramatique préfigurant l’horrible mort des personnes à l’image était mis en lumière par un écran de fumée…
La plupart de ces cartes postales photographiques était destinée au marché insulaire, mais les étrangers se sont également intéressés à cette tragédie, comme en témoignent d’autres cartes, dont les titres en bas d’image sont inscrits à la fois en japonais et en anglais (dans une traduction cependant très approximative et le plus souvent incorrecte grammaticalement).
Ce qui choque toutefois le plus le regardeur actuel de ces photos anciennes, ce sont les contenus très crus de ces premières photographies publiques de la catastrophe, qui n’hésitent pas à mettre en scène des cadavres et des restes humains (corps empilés, gigantesques tas de cendres et d’os blanchis issus des crémations, etc.). Cette imagerie «directe» – sans filtre – de l’horreur et du charnier visant au sensationnalisme commercial est totalement absente de la photographie post-catastrophe du 11 mars 2011, même dans sa tendance documentaire ou journalistique.
Voyons maintenant comment les photographes du XXIe siècle ont appréhendé la terrible catastrophe de 2011, et quel(s) message(s) ils veulent faire passer à travers leurs œuvres.
Il existe plusieurs façons de «représenter» une catastrophe, que l’on peut généralement diviser en deux grands groupes : l’approche documentaire et celle symbolique. La première consiste à enregistrer la situation au moment du désastre ou bien ses conséquences plus tard dans le temps. Mais qui dit « documentaire » ne dit pas forcément pure «objectivité». Car s’il s’agit bien de témoigner d’une situation pour la postérité, la dimension mémorielle, et donc personnelle, peut être primordiale.
En 2011, le photographe Naoya Hatakeyama (畠山直哉), travaillant ordinairement sur la transformation des paysages sous l’influence humaine, a réalisé son œuvre la plus personnelle, en immortalisant les vestiges de sa ville natale Rikuzentakata, dévastée par le tsunami. Ces photographies ont été publiées dans deux recueils, Kesengawa paru en 2012 2 et Rikuzentakata 2011-2014 paru en 2015 3. Dans la première publication, qui fait état de la plaine de Rikuzentakata juste après tsunami, Naoya Hatakeyama immortalise les montagnes de déchets arrachés par la vague, puis rejetés sur les côtes. La catastrophe s’incarne dans ces paysages dévastés, vidés de toute vie, à l’exception de quelques rares silhouettes de promeneurs ou hommes de chantier. Pas de corps, ni de cadavres à l’image, si ce n’est un petit chien au collier rose reposant, solitaire, parmi les déchets. La seconde publication, plus tardive, se focalise, elle, sur l’évolution de la reconstruction post-catastrophe entre 2011 et 2014. Le photographe témoigne mois après mois, année après année, de la métamorphose du paysage de Rikuzentakata, passant du chaos de débris au vide laissé par les bulldozers.
Dans l’article Rikuzentakata. Paysage biographique accompagnant sa publication de 2015, le photographe évoque ses impressions, ses ressentis et surtout son infinie tristesse. Car l’artiste n’a pas seulement perdu le lieu de son enfance ou sa maison familiale, sa mère a également été emportée par la vague. Hatakeyama s’interroge sur la pertinence de prendre des photographies des paysages dévastés. Ceux de Rikuzentakata d’avant la catastrophe n’existent plus. A la destruction de la côte par la vague, s’ensuit la destruction des montagnes boisées par les bulldozers initiant la reconstruction de la région. Car il n’y a pas de plateau à Rikuzentakata, uniquement des montagnes, qu’il faut désormais «décapiter» pour créer des surfaces plates où construire les nouvelles maisons plus en hauteur. Mais son rôle à lui est celui du témoin : témoin du passé de sa ville et témoin de son présent. Ainsi, dans l’ouvrage Kesengawa, Naoya Hatakeyama a joint aux images poignantes du chaos, d’autres clichés pris plusieurs années auparavant, entre 2002 et 2010, lorsque la ville foisonnait encore de vie. Par ses photos et ses souvenirs, le photographe tente de refaire une carte tridimensionnelle de sa ville natale qui n’est plus qu’un champ dévasté totalement plat, sans les immeubles, les montagnes et les arbres…
Loin de tout discours sentimentaliste, Naoya Hatakeyama montre le désordre des matières jetées, amassées, tordues par la force d’une nature à qui rien ne résiste. Dans ce «documentaire commémoratif» à la fois intime et universel, la destruction n’est pas montrée comme le contraire du beau. Elle est une étape vers un renouveau. Ce terme «renouveau» est important. Une de ses traductions japonaises, yonaoshi (世直し), fut énormément employée dans divers contextes post-catastrophes du passé, appelant ainsi à une renaissance à partir du chaos faisant table rase du passé. Le texte qui accompagne les images de Rikuzentakata 2011-2014 est extrait du propre journal de bord de Naoya Hatakeyama, écrit lors de son périple dans le Tohoku sinistré, immédiatement après la catastrophe. Le photographe y parle de sa fascination devant ces images «sans précédent» (未曾有, mizô), qui sont un témoignage photographique à la fois esthétique et documentaire d’une mémoire anéantie par la vague.
Parmi les autres photographes s’étant immédiatement rendus sur place après la catastrophe, on trouve Keizô Kitajima (北島敬三)4 ou encore Kôzô Miyoshi (三好耕三)5. Keizô Kitajima, célèbre notamment en tant que cofondateur avec Daido Moriyama en 1979 de la galerie CAMP (première galerie indépendante de photographie à Tokyo), a débuté en avril 2011 ses premières photos couleurs post-catastrophe, qui s’intitulent sobrement de la date exacte et du lieu (ville et préfecture) de la photographie, exactement comme celles de Hatakeyama ou Miyoshi. Comme si aucun titre ne pouvait correspondre aux images choquantes de la période suivant immédiatement la catastrophe, tant la sidération est grande. Les photographies de Keizô Kitajima documentent l’état de dévastation de la région. Mais elles nous révèlent aussi une sorte «d’esthétique de la ruine», où les débris sont telles les touches colorées d’un pinceau sur une toile. Comme celles de Naoya Hatakeyama, les images couleurs de Kitajima sont époustouflantes de construction (formelle) dans la déconstruction (champ de ruines).
Kôzô Miyoshi a raconté s’être demandé s’il devait ou non prendre des photos de la région après le passage du tsunami6. La question semble s’être posée à de nombreux artistes qui ne savaient pas si la photographie de catastrophe pouvait rimer avec l’éthique. Dès la réouverture des routes, Miyoshi est parti vers le nord, sans trop savoir ce qu’il y ferait. Le projet de sa série en noir et blanc s’est formé en cours de voyage dans le Tohoku. Dans les années 1980, il avait déjà photographié cette région ; en 2011, il a immortalisé ces mêmes lieux où tout avait changé, recouverts des débris laissés par la vague.
La photographie documentaire a pris son essor dans les années 1950 au Japon, témoignant de la dure réalité sociale et des misères de l’après-guerre. Cette tendance documentaire a fait un come-back remarqué sur la scène artistique nippone après la tragédie de 2011.
Documenter l’humanité face à la catastrophe est un des sujets de prédilection du photojournaliste Yuki Iwanami (岩波友紀) 7, dont l’actualité est marquée par le prix du musée mémorial de photographie Irie Taikichi remporté en 2021 pour sa série Threads in the dark. Cette série, consacrée au difficile et lent retour à la normalité des habitants sinistrés du Tohoku 8, montre les liens tissés entre les populations et leurs festivals locaux, qui ont résisté ensemble aux secousses et à la vague. La série témoigne des dévastations, humaines et matérielles, subies par ces populations fragilisées, mais aussi de la résilience des cérémonies et danses folkloriques, soutien moral et psychologique des habitants.
Les nombreuses photographies de Threads in the dark présentant des danseurs en tenue avec leur masque, démontrent l’importance de ce patrimoine culturel immatériel japonais en danger de disparition suite à la catastrophe de 2011. En effet, dans certaines villes ou villages, la vague avait tout emporté : costumes, danseurs et savoir-faire ancestral. Or la région du Tohoku est particulièrement riche en patrimoine folklorique. Par exemple, la danse shishi odori (la danse des cerfs) trouve ses racines dans cette région montagneuse et boisée, qui abonde en gibiers. Elle y joue un rôle encore plus primordial depuis le sinistre, puisque le shishi odori est notamment pratiqué en hommage aux défunts.
Dans une des photos de la série, on peut voir, sur un fond noir, un masque brisé de danseur. Retrouvé dans les débris après le passage de la vague, ce masque nous regarde du seul œil qui lui reste.
La catastrophe de 2011 fut l’une des plus photographiées de notre histoire, d’une part parce qu’elle s’est déroulée à un moment où la technologie photographique et vidéo le permettait. Et d’autre part, pour son caractère extraordinaire : la rencontre de la double catastrophe naturelle (séisme et tsunami) avec le désastre nucléaire de la centrale de Fukushima. La grande vague qui a englouti la côte est de l’île principale Honshu peu après 15h (heure de Tokyo) a également submergé la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, mettant hors service le système de refroidissement principal de la centrale, entraînant la fusion partielle des cœurs de quatre réacteurs. D’importants rejets radioactifs dans l’air ont eu lieu du 12 au 15 mars, contaminant les régions alentour, sans parler des rejets d’eau contaminée dans l’océan. De fait, cette centrale – construite 10 mètres au-dessus du niveau de la mer – n’était prévue que pour faire face à des vagues de tsunami de 3 mètres. Ce calcul était basé sur la hauteur des vagues du tsunami venant du Chili qui avait frappé le Japon en 1960. Or les vagues de 2011 ont atteint jusqu’à 35 mètres de hauteur… Le 12 octobre 2012, la compagnie d’électricité japonaise Tepco qui exploite la centrale de Fukushima, a admis pour la première fois qu’elle avait volontairement minimisé le risque de tsunami, de peur qu’une fermeture soit exigée pour améliorer la sécurité. Contrairement au séisme et au tsunami qui sont des désastres terribles mais naturels, la catastrophe de Fukushima est bel et bien humaine.
Takahiro Yamashita (山下隆博) est un photographe qui a réalisé plusieurs séries sur la triple catastrophe du 11 mars, dont une, débutée en 2011 et toujours en cours, intitulée Remember not to forget. Comme son titre l’indique, il importe à Takahiro Yamashita de ne pas oublier la catastrophe, et de continuer à témoigner de la situation des gens vivant dans les régions sinistrées, particulièrement dans la préfecture de Fukushima. Parce que son village natal se trouve dans une zone proche d’une centrale nucléaire, le photographe a particulièrement été sensibilisé au désastre de Fukushima. Dans un commentaire récent concernant les dernières photos (2020-2021) de Remember nor to forget, il indique se sentir toujours coupable, 10 ans après, de se sentir «chanceux» qu’un tel désastre ne se soit pas produit chez lui 9.
A l’origine de cette série, quelques jours après la catastrophe en 2011, il y a la découverte sur Internet que les sinistrés n’étaient plus approvisionnés en nourriture et produits divers, parce que les chauffeurs routiers avaient peur de s’exposer aux radiations en circulant dans les alentours de la centrale de Fukushima. Ressentant le besoin de faire quelque chose pour ces gens, Takahiro Yamashita a sauté dans un train pour Iwaki, une des villes encore accessibles de la préfecture de Fukushima. Sur place, il y a découvert les mêmes images de désolation qu’à la télévision : des gens fouillant les décombres, les forces militaires d’auto-défense cherchant des corps, et des queues sans fin aux stations essence. Recueillant les témoignages des survivants tout en aidant de son mieux les locaux, Takahiro Yamashita a constaté l’angoisse pour l’avenir de ces gens outrageusement laissés pour compte par Tepco (Tokyo Electric Power Company) ; son PDG s’étant même mis en arrêt maladie du 13 mars au 7 avril 2011 ! Mais il dit aussi s’être aperçu au fil du temps passé parmi ces gens, que les images télévisées et de presse montrant uniquement les habitants de Fukushima comme des victimes du tsunami et de l’atome étaient biaisées. La réalité, ce sont des gens sympathiques, francs et courageux, dans une région riche en traditions locales et en paysages sublimes, et qu’il ne suffit pas d’y aller faire un tour pendant quelques semaines pour prendre quelques photos, pour comprendre pourquoi ces gens ont choisi de rester là-bas malgré tout.
Humblement, Takahiro Yamashita témoigne donc depuis 10 ans de l’évolution de la situation dans les alentours de la centrale, mais aussi des actions populaires anti-nucléaires menées dans les rues de Tokyo depuis 2011. Ses dernières photographies sont une alternance de clichés réalisés à Tokyo (Shibuya, Shinjuku et Ginza) de ces manifestations «anti-nukes», et dans la partie Hamadôri de Fukushima, où l’on voit toujours quelques habitats (normalement) temporaires et des sacs de terre contaminée, parmi des paysages apaisés de verdure et de plage.
De nombreuses actions d’entraide ont pris place dans le Tohoku au lendemain de la catastrophe. Certaines ambitionnaient d’aider les locaux à retrouver leurs souvenirs d’avant le 11 mars 2011, comme les divers ateliers de récupération, nettoyage et restauration des photos personnelles noyées par la vague qui ont vu le jour dans différentes villes. Par miracle, certaines habitations n’ont été que partiellement touchées par le tsunami. La maison est toujours debout, mais tout l’intérieur a séjourné plus ou moins longtemps dans l’eau trouble. Plusieurs grands groupes de matériel photographique ont alors lancé des ateliers et tutoriels pour que les sinistrés puissent au moins sauver ce patrimoine familial, cette mémoire intime de la ville disparue. Dès le 24 mars 2011, la société Fuji Film a ainsi présenté sur son site Internet un tutoriel de lavage des photographies souillées. Elle a également lancé dans la région sinistrée une campagne publicitaire expliquant le procédé. De mi-avril à mi-juin, 30 employés se sont aussi déplacés dans le Tohoku pour enseigner la restauration des photographies à des bénévoles qui pourraient ensuite prendre le relai des professionnels. Devant l’ampleur de la tâche et la longue période nécessaire au traitement des milliers de photographies arrachées à la boue, de nouveaux volontaires tokyoïtes ont été formés. A partir d’août 2011, les photographies ont été envoyées au centre 3331 Arts Chiyoda10 à Tokyo afin d’y être traitées, avant d’être retournées à leurs propriétaires, quand cela était possible. Le sauvetage de ces images n’est peut-être pas une création à proprement parler, mais l’intervention nécessaire sur ces photographies les a transformées en «symboles» d’un patrimoine à la fois intime, familial et culturel victime de la catastrophe.
La photographe Lieko Shiga (志賀理江子)11, elle-même résidente du village Kitakama (préfecture de Miyagi) très impacté par le tsunami, s’est également intéressée à ces «photos trouvées», désormais sans propriétaires, rejetées souillées par la vague. Son studio se trouvait près de la plage de Kitakama. Installée ici depuis 2008, elle était devenue la photographe de la communauté, documentant la vie du village, des rencontres de baseball aux festivals locaux, en passant par les portraits de tous les habitants qu’elle connaissait personnellement. Lieko Shiga a échappé de peu au tsunami : elle a fui en voiture alors que la vague avançait à toute vitesse vers les terres. Quatre jours plus tard, elle a pu constater que son studio et sa maison avaient disparu, tout comme 60 des 370 résidents de Kitakama. Pensant qu’il était de sa responsabilité en tant que photographe du village d’enregistrer ce qu’il s’y passait, elle a emprunté un appareil photo et a commencé à documenter l’état post-catastrophe de Kitakama. Ayant elle-même perdu tous ses biens, Lieko Shiga a activement participé au nettoyage des photos retrouvées dans la boue. Elle a «sauvé» de nombreux clichés qu’elle a installés pour leur séchage sur un immense mur dans la salle de réunion de la ville, formant ainsi une sorte de monument du souvenir.
La plupart des photographies professionnelles de Lieko Shiga prises avant le 11 mars 2011 ont également été emportées par la vague, mais quelques-unes stockées ailleurs ont survécu. La photographe y a vu un signe du destin et a décidé de mêler ces quelques clichés plus anciens aux nouveaux réalisés après la catastrophe. C’est ainsi qu’est née une première série, Rasen Kaigan (littoral en spiral), dont le désastre n’est pas réellement l’objet. Son sujet se concentre sur la communauté de Kitakama, la ville elle-même, et comment le tsunami a impacté son propre corps à elle, cela se traduisant par la visualisation de mouvements pendant la prise de vue. Rasen Kaigan a été exposé en 2012 à la médiathèque de Sendai (préfecture de Miyagi) : les photographies couleurs (de résidents, de plages, de pierres, etc.) étaient présentées dans une grande pièce sombre, imprimées en grand format et exposées sur des supports verticaux à la façon de stèles funéraires. Les œuvres étaient disposées selon un mouvement concentrique «en spiral» censé rappeler les danses en cercle pratiquées pendant le festival bouddhique annuel Obon, dédié aux défunts.
En 2019, Lieko Shiga a exposé au Tokyo Photographic Art museum une nouvelle série intitulée Human Spring (2018-2019) qui se veut une suite de Rasen Kaigan, dans le sens où la photographe reste concentrée sur le thème de la vie à Kitakama et au Japon après 2011. L’atmosphère de Human Spring est très lourde puisqu’elle évoque l’impossible «retour à la vie» de certains résidents de Kitakama. En 2012, Lieko Shiga a été le témoin de plusieurs suicides parmi ses voisins, notamment de fermiers qui ne pouvaient plus cultiver dans un sol trop salinisé après le tsunami. L’année suivante, elle a perdu un autre voisin d’un cancer, ancrant l’idée de la fragilité de toute existence 12. Human Spring joue sur des images déconcertantes, dérangeantes, dans leurs couleurs, leurs pauses ou leurs sujets, mais toujours d’une façon symbolique, évoquant plus le fantôme que la mort.
De deux façons différentes, Naoya Hatakeyama et Lieko Shiga – tous les deux personnellement et intimement touchés par le tsunami – rendent visible les sentiments de perte et de deuil en montrant les vestiges de la catastrophe. Parce que la vague le permet, en laissant derrière elle carcasses, déchets et désolation. Mais en revanche, comment montrer l’invisible menace de la radioactivité qui ne laisse aucune trace détectable à l’œil nu ?...
L’accident de Fukushima n’est malheureusement pas la première catastrophe atomique nippone, le Japon étant le seul pays au monde à avoir connu sur son sol plusieurs désastres nucléaires. Certains photographes comme Ishu Han (潘逸舟), Takashi Arai (新井卓) ou Tomoko Yoneda (米田知子) ont ainsi pu travailler une «imagerie du nucléaire» à la fois issue des bombardements d’Hiroshima ou de Nagasaki en 1945, ou encore de l’irradiation du thonier japonais Daigo Fukuryû Maru dans l’atoll Bikini en 1954, et de l’accident de la centrale de Fukushima Daiichi en 2011. D’autres photographes se sont concentrés sur la question de la représentation de la radioactivité dans la zone évacuée autour de la centrale de Fukushima : comment photographier ce mal invisible ?
Pour Takashi Homma (ホンマタカシ), la solution se trouve dans les champignons. Allégorie du nuage atomique photographié après les bombardements de Hiroshima et de Nagasaki, la forme du champignon est devenue un symbole du nucléaire. Mais les champignons photographiés en plan rapproché sur fond blanc par Takashi Homma dans la série Mushrooms from the Forest (2011) ne sont pas qu’un symbole. Ils proviennent tous de forêts autour de la centrale : Takashi Homma a ainsi collecté plus de 100 spécimens de différentes variétés. Testés radioactifs, ils ont été interdits à la consommation. Pourtant irradiés, ils continuent à pousser paisiblement dans leur environnement naturel, leur dangerosité létale invisible à l’œil nu. Ces photographies sont regroupées dans l’ouvrage Mushrooms from the Forest de 2019 13
Pour Masato Seto (瀬戸正人), l’occasion de pénétrer dans la centrale de Fukushima Daiichi s’est présentée en février 2012, quand une agence de presse française lui a demandé d’y accompagner la délégation du ministre de l’environnement français afin de photographier l’événement. Protégé dans des combinaisons et sous des masques, le groupe a pu constater l’ampleur des dégâts causés par les explosions et la vague. Mais sous un beau ciel bleu sans nuage, avec l’océan apaisé à perte de vue, il était difficile d’imaginer le danger latent du lieu. Masato Seto dit avoir essayé de capturer dans son objectif le césium qu’il savait attaquer toute chose en cet endroit. Mais ses images en noir et blanc de la centrale et des paysages aux alentours ne nous montrent qu’un univers fantomatique où les éléments les plus effrayants sont en fait les combinaisons des visiteurs. Ces photographies ont été regroupées dans sa publication de 2013 intitulée Cesium-137Cs- 14.
Shimpei Takeda (武田 慎平) était à New York le 11 mars 2011, mais il a été très marqué par les images du désastre qui se déroulait à la centrale, puisqu’il est originaire de Fukushima. Peu au courant des tenants et aboutissants de la radioactivité avant la catastrophe, il s’est rendu compte par la suite que les négatifs et papiers photographiques étaient sensibles aux radiations comme à la lumière naturelle. Dans les procédés argentiques, l’halogénure d’argent noircit quand il est exposé à des radiations électromagnétiques. Après des expérimentations diverses menées à partir de mai 2011, il s’est intéressé à «l’autoradiographie» des sols contaminés. En décembre 2011 et janvier 2012, Shimpei Takeda a ainsi collecté 16 échantillons de terre dans 5 préfectures différentes, à 12 endroits ayant tous un lien historique avec la mort : temples, sanctuaires, anciens sites de guerre, ruines de châteaux, etc. Il a ensuite déposé un échantillon sur un film photosensible (avec gélatine d’halogénure) pendant un mois. Les radiations émises par la matière radioactive contenue dans la poussière du sol ont impacté le négatif, produisant un enregistrement physique de la catastrophe15.
Depuis 2011, le photographe Yoi Kawakubo (川久保ジョイ) 16 a débuté la série The New Clear Age, constituée de photographies couleurs de vues de diverses centrales nucléaires japonaises, dont Fukushima Daiichi. A ces photos lumineuses de lieux et paysages liés au nucléaire, s’ajoute une autre série réalisée entre 2013 et 2016, intitulée If the Radiance of a Thousand Suns were to Burst at once into the Sky. Ce titre est extrait d’une citation du physicien américain Robert Oppenheimer (1904-1967), directeur scientifique du Projet Manhattan, surnommé le «père de la bombe atomique» : «If the radiance of a thousand suns were to burst into the skies, that would be like the splendour of the Mighty One...» Cette citation provient de la Bhagavad-Gita, cœur du poème épique Mahabharata, un des textes sacrés de l’hindouisme. Un des avatars du dieu Vishnu y proclame qu’il «est devenu la mort, le destructeur des mondes», ainsi que se voyait Oppenheimer 17.
Pour cette série, Yoi Kawakubo s’est rendu dans la préfecture de Fukushima. Comme Shimpei Takeda, il utilise des films photographiques recouverts de gélatine d’halogénure afin de capturer l’action des radiations. Mais lui utilise des films couleurs et les enterre directement dans la zone d’évacuation autour de la centrale (films enterrés entre 2013 et 2016). Il les retire après plusieurs mois, puis les imprime sur un très grand format (impressions réalisées jusqu’en 2019 pour cette série). La radioactivité engendre ici des images à la séduction dangereuse : difficile de voir le côté obscur du nucléaire dans ces photos aux douces tonalités colorées.
Bien d’autres photographes ont témoigné à leur façon de la terrible catastrophe du 11 mars 2011, et continuent encore aujourd’hui. Parce ce que la photographie est par définition l’enregistrement d’une réalité, personnelle comme universelle, elle est peut-être pour cette raison le médium le plus à même de témoigner de l’impermanence et de la fragilité de toute chose dans un contexte post-catastrophe…
Charlène VEILLON
- Site du musée mémorial du grand tremblement de terre du Kantô : https://tokyoireikyoukai.or.jp/ireidou/history.html(japonais uniquement)
- Hatakeyana Naoya, Kesengawa /気仙川, 河出書房新社, 2012. Editions Light Motiv, 2013, pour la version français/anglais.
- Hatakeyama Naoya, Rikuzentakata 2011-2014 /陸前高田 2011-2014, 河出書房新社, 2015. Editions Light Motiv, 2016, pour la version français/anglais.
- Site de Keizô Kitajima : https://keizokitajima.com/about/
- Site de Kôzô Miyoshi : https://8x10.jp/
- In the Wake. Japanese Photographers respond to 3/11, Musée des beaux-arts de Boston, 2015, p. 27.
- Site de Yuki Iwanami : https://www.yukiiwanami.com/
- Le SUGOI POD « 11 mars 2011 - 11 mars 2022 : Photographies de la vie après la catastrophe par Yuki Iwanami » de mars 2022 est consacré à ce photographe : cliquer ici
- Site de Takahiro Yamashita : http://takahiro-yamashita.co.uk/
- Site du centre 3331 Arts Chiyoda : https://www.3331.jp/en/
- Site de Lieko Shiga : https://www.liekoshiga.com/
- Amanda Maddox, « A Japanese Photographer’s Encounters with Natural Disastershttps », Aperture, 2019 : https://aperture.org/editorial/lieko-shiga-amanda-maddox/
- Homma Takashi, Symphony - mushrooms from the forest , case Publishing, 2019.
- Seto Masato, Cesium -137Cs-, Place M, 2013.
- Site de Shimpei Takeda : http://www.shimpeitakeda.com/
- Site de Kawakubo Yoi : https://www.yoikawakubo.com/
- Vidéo de Robert Oppenheimer citant la Bhagavad-Gita : https://www.youtube.com/watch?v=pqZqfTOxFhY
Légendes
ill.1 – Naoya Hatakeyama, Rikuzentakata / Takata-cho 2011.5.2, 2011 C-print © Naoya Hatakeyama
ill.2 – Takahiro Yamashita, série Iwaki, Fukushima, 20/03/2011 © Takahiro Yamashita
ill.3 – Yuki Iwanami, Threads in the dark © Yuki Iwanami
ill.4 – Yoi Kawakubo, If the Radiance of a Thousand Suns were to Burst at once into the Sky I, 2016, unexposed colour photographic film buried under soil in radioactive location © Yoi Kawakubo