Quand les photographes japonais célèbrent le cycle des saisons
par Charlène Veillon
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Dans l’imaginaire occidental, le Japon est souvent associé au motif de la fleur de cerisier, la célèbre « sakura ». Cette petite fleur rose contemplée avec adoration chaque année lors de pique-niques printaniers dans les parcs symbolise différentes choses dans la culture japonaise. Elle est à la fois l’incarnation de la beauté, un symbole de l’impermanence de toute chose, et le chantre de l’arrivée du printemps.
Printemps, saison préférée des touristes se rendant au Japon, et des Japonais, célébrant la fin de l’hiver. Car évidemment, il n’y a pas qu’une seule saison dans l’Archipel. Il existe 4 saisons bien distinctes, qui possèdent toutes leur charme et leurs attraits. Toutefois, 4 est un chiffre bien réducteur, puisque traditionnellement, le Japon peut s’enorgueillir de compter officiellement 72 micro-saisons !
Explications : Au Japon, l’usage du calendrier grégorien solaire occidental ne date que de 1873. Il coexiste depuis avec d’autres systèmes calendaires plus anciens, le plus souvent hérités de la Chine : par exemple, le « eto » (division selon les 12 animaux du zodiaque suivant le cycle de 60 ans de la cosmologie traditionnelle chinoise), le « gengô » (par noms d’ères d’empereurs) ou encore le « kyûreki » (ancien calendrier luni-solaire).
Dans ce dernier, le nom de chaque mois fait référence à une des caractéristiques de la saison. Ainsi, par exemple, le 3e mois lunaire se nomme Yayoi, « renouveau de la végétation », pour le printemps, et le 8e mois, Hazuki, littéralement « mois des feuilles », pour l’automne. Ce calendrier se subdivise également en 24 sections (« sekki »), elles-mêmes divisées en 72 « kô » d’une durée de 5 jours. L’année comportait ainsi 72 micro-saisons, dont chacune était associée à une courte phrase en relation avec un phénomène naturel spécifique. Par exemple, du 19 au 23 février, c’était « Tsuchi no shô uruoi okoru », soit « La pluie humidifie la terre », et du 12 au 16 juillet, « Hasu hajimete hiraku », « Les premiers lotus fleurissent »1.
C’est dire si les saisons ont une place prépondérante dans la vie quotidienne des Japonais depuis les siècles passés jusqu’à nos jours. Elles ont de tout temps été célébrées dans les arts et artisanats nippons, que ce soit dans les motifs de kimonos, la cuisine traditionnelle « kaiseki », la poésie haïku, les estampes, la peinture, ou encore, plus récemment, la photographie.
Intéressons-nous à quelques exemples de photographes japonais contemporains illustrant cette tradition culturelle de la célébration de la nature selon les saisons, que ce soit comme motif littéral ou comme prétexte à une mise en scène plus symbolique.
Le printemps, avec la "célébration des sakuras" (autrement dit, "l’ohanami" débutant entre fin mars et fin avril selon les régions), est considéré comme la saison de la "renaissance", tant végétale que symbolique puisqu’au Japon, l’année scolaire ou encore fiscale débute en avril.
La fleur de cerisier s’invite à l’image chez de nombreux photographes japonais. Toutefois, rares sont ceux à en avoir fait le sujet exclusif d’une série en cours depuis plus de 20 ans, tel Risaku Suzuki (鈴木理策)2. Bien que Risaku Suzuki s’intéresse à d’autres motifs naturels en lien avec une saison comme les flocons de neige, la série Sakura, faite de tirages imposants aux motifs mêlant flou et netteté, est une des plus iconiques du photographe. Elle a fait l’objet d’un podcast disponible sur Sugoi Photo3.
Une autre très belle série consacrée aux sakuras est l’œuvre de la photographe Mika Ninagawa (蜷川実花)4. En 2011, juste après la terrible catastrophe du 11 mars ayant touché la côte Est du Japon (séisme, tsunami et accident nucléaire de Fukushima), Mika Ninagawa a ressenti le besoin d’échapper à l’horrible réalité. Les fleurs de cerisier sont devenues pour elle une échappatoire vitale. Jour après jour, elle a photographié toutes les floraisons des sakuras qui ont croisé son chemin, en fleurs simples, fleurs doubles, boutons, pétales, troncs, fleurs de pêchers même. En une semaine, frénétiquement, elle a accumulé plus de 2500 clichés, qui ont donné corps à la série Sakura. Fascinée par la constance de la nature, imperturbable dans son cycle printanier malgré les catastrophes, Mika Ninagawa a dédié ces photos à la beauté de son pays5.
Chez Rinko Kawauchi (川内伦子)6, le printemps se dessine à travers des photographies d’hirondelles prises dans son quartier, dans la ville de Chiba proche de Tokyo. Cette nouvelle série intitulée "Des oiseaux", publiée en 2021 aux éditions Xavier Barral/Atelier EXB, fait partie d’une collection dédiée entièrement aux oiseaux vus à travers le regard artistique de photographes du monde entier. La série de Rinko Kawauchi signe le 10e volume de la collection7.
Durant le confinement, au printemps, la photographe a débuté cette série se focalisant sur les hirondelles et leur habitat si particulier. Saison de reproduction, de ponte et de naissance, le printemps fut l’occasion d’observer le comportement des hirondelles au moment de la construction de leurs nids, que les oiseaux installent à l’abri des regards, dans l’embrasure des fenêtres ou dans les sous-pentes des toits. Fascinée par ce ballet de la vie, Rinko Kawauchi offre un spectacle printanier empreint de fraîcheur et de poésie, alternant photos de ciels bleus lumineux – domaine des oiseaux – et images touchantes de cette beauté saisonnière éphémère des amours et des naissances des hirondelles.
Avec un sens du détail et un travail de la lumière caractéristiques de son œuvre, Rinko Kawauchi nous montre avec tendresse dans une photographie, des oisillons affamés, becs grands ouverts, attendant avec impatience le retour de leurs parents dans leur nid si typique fait de terre et de salive. Ils seront bientôt prêts à prendre leur envol, marquant ainsi la fin du printemps et l’arrivée de l’été.
L’été, à la fois très chaud et humide (sauf au nord), est la saison des pluies (juin) et des festivals (juillet-août). C’est la période des cigales, des feux d’artifice, des "yukata" (kimonos d’été) et des fêtes populaires avec leurs stands de nourriture ambulants. C’est aussi l’unique chance de faire l’ascension du Mont Fuji, dont les sentiers sont ouverts 24/24h uniquement pendant l’été.
L’été, c’est aussi et surtout les grandes vacances, période de voyages au soleil, dans l’Archipel ou ailleurs. Les vacances sont un sujet encore quasi tabou au Japon dès lors que l’on parle de prise de congés payés. Pourtant, les Japonais voyagent dès qu’ils le peuvent. Et c’est au cours d’un voyage estival que la photographe Mika Ninagawa a réalisé en 2002 une série intitulée A piece of heaven. Celle-ci se compose de clichés très colorés, dans le plus pur style "pop" de l’artiste, pris lors d’une croisière sur un paquebot. Toutes les images – portraits, détails, paysages – irradient littéralement de soleil, donnant une atmosphère quasi onirique à ces clichés mêlant détente, beauté et un brin d’ironie. Parmi les photos de baignade, de farniente, de bronzage, de ciels bleus ou de paysages, on trouve, par exemple, une image prise dans l’eau bleue transparente d’une piscine. Seuls une main, un bout de cuisse et de maillot de bain à fleurs sont visibles, flous, dans le coin inférieur gauche de l’image, comme une apparition fantomatique, entre le rêve et le jeu estival aquatique.
Cet entre-deux de la réalité et de la fiction marque également le travail de Mika Ninagawa en tant que réalisatrice. Elle a en effet réalisé divers films sur le monde de la mode et des plaisirs et leurs tourments, tels Sakuran (2007), Helter Skelter (2012) et dernièrement la série Netflix Followers (2020).
L’été japonais, c’est aussi un son – celui des cigales – et des lueurs dans la nuit – celles des lucioles. Ils sont nombreux parmi les photographes japonais à être fascinés par ces petits vers luisants, dont la lumière est active pendant la saison de reproduction (juin-juillet) et surtout le soir. On peut citer Takehito Miyatake, qui travaille sur les éclatantes lumières naturelles du volcan Sakurajima et des lucioles ; Tsuneaki Hiramatsu, qui se rend chaque année depuis plus de 10 ans dans une forêt près de la ville d’Okayama, afin de capturer leur éclat grâce à une exposition lente ; ou encore Hiroshi Maeda, qui parcourt le Japon depuis plusieurs années, hanté par un souvenir d’enfance de lucioles luisant aux abords des rizières, les immortalisant grâce au principe de la chronophotographie.
L’automne est le challenger du printemps côté séduction. Les magnifiques couleurs des feuilles d’érables ou de ginkos sont célébrées dans le cadre du "momijigari", littéralement "la chasse aux érables", courant d’octobre à fin novembre selon les régions. Attention toutefois à septembre qui est la période des typhons.
La fascination des photographes japonais pour les feuilles d’automne pigmentées, encore dans l’arbre juste avant leur chute ou mortes au sol, se traduit de différentes manières. Outre la "classique" photo de paysage aux couleurs automnales, certains artistes ont su allier de façon originale pratique photographique et feuille morte. C’est le cas de Hiro Chiba (千葉尋)8, qui fixe ses photos souvenirs sur des feuilles grâce à l’action du soleil sur la chlorophylle !
Cette technique photographique surprenante n’est pas une totale invention, puisque quelques rares personnes dans le monde ont déjà su la réaliser, sans parler de l’anthotype, technique très proche, inventée en 1842 par John Herschel, également basée sur la photo-décoloration des pigments végétaux. Mais Hiro Chiba a su développer le processus et surtout trouver le moyen de préserver l’image obtenue sur feuille. Elle a baptisé sa technique "chlorographie", jalousement tenue secrète, dont le long processus de production est en instance de brevet depuis le 20 mai 2021. Les impressions ainsi obtenues sur les feuilles mortes, impressionnantes de réalisme, sont 100% naturelles, sans ajouts de pigments ou retouches, si ce n’est une patine pour la préservation.
La démarche de Hiro Chiba ne s’arrête pas à la technique. Tout son discours s’articule autour de la notion de souvenir. Déjà, chaque feuille morte utilisée comme support d’impression a été ramassée à l’endroit exact où a été prise la photo. Chaque image a été prise par la photographe elle-même, et est liée à un souvenir marquant (portrait, chat, paysage, etc.). Toutefois, les impressions sont parfois déformées à cause des irrégularités naturelles des feuilles, à l’image des souvenirs estompés par notre mémoire. Fixer l’intangible d’un souvenir sur un support a priori périssable est le défi à la fois technique et symbolique de Hiro Chiba9.
Taishi Hirokawa (広川泰士)10 est un autre photographe ayant travaillé à partir de feuilles mortes, mais d’une façon radicalement différente. L’artiste a commencé par photographier des feuilles mortes ramassées au sol. Puis, grâce à la technologie numérique, il a recréé les images de ces feuilles en diverses tonalités de gris. Il les a ensuite agrandies jusqu’à taille humaine, révélant ainsi des détails invisibles ordinairement, afin de stimuler l’imagination du regardeur, (re)découvrant sous un jour nouveau un élément banal du quotidien.
L’hiver japonais est froid (sauf à l’extrême sud du pays), souvent enneigé. La beauté des paysages blancs est largement célébrée, que ce soit dans le cadre des sports d’hiver ou pour le cliché parfait du sommet enneigé du Mont Fuji. C’est aussi la saison où les "onsen" (bains chauds issus de sources volcaniques) sont les plus appréciés.
La star de l’hiver pour de nombreux photographes, c’est la neige ! Wakako Kikuchi (菊地和歌子)11 a grandi dans une région au nord-est du Japon, où chaque hiver, un manteau blanc recouvrait tous les paysages. Enfant, effrayée par les nuits sombres, elle aimait particulièrement la blancheur éclatante de l’hiver, quand la réverbération de la lune sur la neige chassait toute obscurité. Débutée en 2008, terminée en 2016, sa série Echo fait "écho" aux sons, réels ou imaginaires, que l’on croit percevoir dans ces vastes espaces blancs12. Les nombreux paysages quasi monochromes de Wakako Kikuchi laissent parfois entrapercevoir une silhouette minuscule, point noir perdu dans l’immensité blanche, pas plus grande qu’un grain de sable. La photographe reproduit à l’image le sentiment d’infinité qu’elle expérimentait, petite, devant ces paysages irréels d’hiver.
Les paysages de neige peuvent aussi servir d’écrin à un tout autre sujet. Eiji Ohashi (大橋英児)13 se sert ainsi des vastes espaces enneigés de l’île d’Hokkaido, à l’extrême nord du Japon, où il vit, pour mettre en scène… des distributeurs automatiques !
Le "jidohanbaiki" (machine automatique permettant d’acheter un produit) est un objet du quotidien pour les Japonais. A tous les coins de rues, dans les ruelles des campagnes comme sur les avenues urbaines, on trouve pléthore de ces distributeurs proposant boissons, nourritures ou encore cigarettes. Attiré par la lumière émise par ces machines fonctionnant 24/24h jusque dans les endroits les plus reculés de la campagne, Eiji Ohashi y voit une similitude avec les personnes. Comme elles, les "jidohanbaiki" sont exposés à la solitude, surtout dans les vastes espaces d’Hokkaido ; comme elles, ils doivent être attirants sous peine de disparaître, travailler sans relâche pour mieux vendre. Pour le photographe, il y a définitivement quelque chose d’humain dans ces machines.
Eiji Ohashi a donc réalisé leurs portraits sous forme d’une série de longue haleine, débutée il y a plus de 14 ans, divisée en Roadside Lights (en couleurs) et Being There (en noir et blanc). Sa dernière publication, Roadside lights Seasons: Winter, parue en 202014, se concentre comme son nom l’indique sur des représentations "hivernales" des distributeurs, dans des paysages de neige d’Hokkaido. Les clichés étant réalisés de nuit, au crépuscule ou juste avant l’aube, la lumière émise par les machines leur donne un air presque chaleureux, telle la lumière salvatrice d’un phare perdu dans l’immensité blanche.
Les saisons rythment donc l’existence quotidienne des Japonais. La référence aux "4 saisons" (shiki) est un des fondements de la culture et des arts nippons. Aussi n’est-il pas étonnant qu’elles marquent également de leur empreinte la photographie japonaise contemporaine.
Charlène VEILLON
Historienne de l’art. Docteure en photographie japonaise contemporaine
1- Les 72 micro-saisons du Japon : https://www.nippon.com/fr/features/h00124/
2- Site officiel de Risaku Suzuki : http://www.risakusuzuki.com/en/biography/
3- Voir à ce sujet l’Instant POD Fleurs de cerisiers de Risaku Suzuki : https://www.sugoi.photo/arret-sur-image/fleurs-de-cerisier-%f0%9f%8e%a7/
4- Site Internet de Mika Ninagawa : https://mikaninagawa.com/
5- Mika Ninagawa, Sakura, 2011, Kawade Shobo Shinsha.
6- Site Internet de Rinko Kawauchi : http://rinkokawauchi.com/en/
7- Rinko Kawauchi, Des oiseaux, textes de Rinko Kawauchi et Guilhem Lesaffre, Atelier EXB / Editions Xavier Barral, 2021 : https://exb.fr/fr/home/474-des-oiseaux-rinko-kawauchi.html
8- Site Internet de Hiro Chiba : http://hirochiba.com/
9- https://japanization.org/une-japonaise-imprime-ses-photos-sur-des-feuilles-darbre-grace-au-soleil/
10- Site Internet de Taishi Hirokawa : https://hirokawa810.com/
11- Site Internet de Wakako Kikuchi : https://www.wwwakakokikuchi.com/
12- Wakako Kikuchi, Echo, LibroArte, 2016.
13- Site Internet de Eiji Ohashi : https://eijiohashi.com/en/works
14- Eiji Ohashi, Roadside lights Seasons: Winter, Case Publishing, 2020.
Légendes
ill.1 – Mika Ninagawa, SAKURA © Mika Ninagawa
ill.2 – From Rinko Kawauchi, Des oiseaux (Atelier EXB, 2021) ©Rinko Kawauchi / Atelier EXB
ill.3 – Mika Ninagawa, A PIECE OF HEAVEN © Mika Ninagawa
Ill.4 – Sentier des lucioles d’Hiroshi Maeda, juin 2016 © Hiroshi Maeda
ill.5 – © Hiro Chiba – http://hirochiba.com
ill.6 – Wakako Kikuchi, série Echo © Wakako Kikuchi
ill.7 – Eiji Ohashi, Roadside lights Seasons: Winter, Case Publishing, 2020 © Eiji Ohashi